11/09/2011
Il était une fois Mogador
Essaouira,son histoire et sa culture
Texte et montage Abdelkader Mana
Reportages photographiques : Abdelkader et Abdelmajid Mana.
Photos anciennes :collection David Bouhaddana et JeanFrançois Clément.Artistes peintres : Hamza Fakir, Hucein Miloudi, Larbi Slith, Sadya Bayrou, Roman Lazarev
PRELUDE
La ville frémit comme un être vivant sous les fracas des houles. La prière des minarets se répand dans la lumière froide du crépuscule, en échos à la prière cosmique du firmament. Le chien noir qui aboit en bas de la citadelle, effraie les oiseaux de nuit et les fenêtres closes. Une étoile polaire scintille au dessus du rayon vert. Des ombres, tous les soirs, viennent sur les remparts contempler les îles. Frêle humanité qui semble surgir des temps antiques, accentuant l’aspect fontomatique de la ville.
Avec le jour qui point, les gnaoua disent pour annoncer la fin de leur rituel nocturne de la lila : « Ban Dou » (la lumière est apparue).Et au moment de terminer ce livre,je me suis souvenu de cette nuit où une chikhate chantait :
Ton œil, mon œil
Enlace-la pour qu’elle t’enlace
L’aurore me fait signe
Le bien-aimé craint la séparation.
J’ai eu alors,le déclic de changer le titre initial de « Sociétés sans horloge », qui me semblait trop ethnologique, inutilement académique et quelque peu ambiguë, en choisissant finalement l’aurore me fait signe, qui correspond mieux à ma démarche ethno-poétique, qui s’apparente davantage à une « quête » qu’à une enquête. J’écrivais ainsi dans mon journal de route, du vendredi 22 mars 1984 : Il fait encore sombre. Les baluchons et les peaux brûlées trahissent l’origine paysanne des voyageurs : « Vas-y pour changer d’air ; la forêt est le poumon de la ville ; elle réactivera en toi la joie de vivre et d’écrire ». Me dit mon père.La route file droit devant nous ; vers l’Afrique ancienne, vers le Maroc de l’aube. Je cherche des idées neuves qui surgissent de ma pensée comme l’herbe fraîche au milieu de la rosée. Je me surprends à la recherche d’une langue inexistante pour échapper au « français ».
Vois le ciel au-dessus de la terre, source de lumière
Les habitants de la terre ne peuvent l’atteindre
Guerre des hommes, ô toi qui dort,
Vois le mouvement des astres
Ils ont éclairé de leur lumière éclatante, les ignorants.
Dérive enfin, vers ces couleurs que prend l’âme, à l’approche des énergies telluriques de la montagne, vers cette galaxie, où chaque peintre est un univers... Il est pourtant loin le temps où les femmes venaient se débarrasser du mauvais sort, recueillir au nouvel an, les sept vagues de l’aube.... Peut-être, en effectuant moi-même « le pèlerinage du pauvre » chez les Regraga, je ne faisais qu’emprunter la voie de mes propres ancêtres ?
C’est cette dimension affective du temps qui resurgit de l’oubli, cette déflagration du souvenir, qui donnait sa dimension mystique à mon équipée. Mais déjà le centre solaire doré du mythe dérive avec ses pieds calleux et ses haillons dans la linéarité irréversible de l’histoire.Comme il ne s’agit pas d’un recueil de poésie, mais d’un parcours à travers le Sud profond, « un parcours du dedans », il fallait contextualiser en sous-titre, avec « le pays de l’arganier »,l’arbre fétiche qui caractérise tout le Sud-Ouest marocain. L’arganier serait le dernier survivant de la famille des spotacé répondu au Maroc à l’ère tertiaire à la faveur d’un climat chaud et tempéré. Ce qui en fait un véritable arbre fossile. C’est le seul arbre qui pousse tout seul !Décrit pour la première fois en 1219, l’arganier porte le nom latin d’argania spinosa (l’arbre aux épines). Son nom vernaculaire estargan, appellation qui s’applique au fruit et à l’arbre. Arbre de très grande taille à tronc court et tourmenté, écorce en « peau de serpent », ramification dense, rameaux souvent épineux, feuilles subpersistantes. Ses racines peuvent être très profondes, ce qui lui confère des qualités de résistance à la sécheresse. On ne lui connait pas de maladie, et il pourrait vivre jusqu’à 250 ans
Je signais à Casablanca cet avant propos en le datant de la nuit du destin 27 Ramadan 1429 correspondant au dimanche 28 septembre 2008, jusqu’à ce dimnche veille du 1erRamadan 1432 correspondant au lundi 1eraoût 2011 où m’a fille Sarah me posa cette question :
- Comment tu appelle ton livre papa ?
J’ai répondu :
- " Rivages de pourpre » avant de me rétracter : non plutôt « Nostalgie de Mogador "(une manière d'évoquer "la nostalgie des origines")…
- Ce n’est pas ainsi que tu l’avais appelé initialement : rappelles-toi, c’était plus jolis,avant ?
- Ah, oui, ça me revient : « l’aurore me fait signe ».Tu trouve que c’est plus beau ?
- Oui, c’est plus poétique en tous les cas…
- Alors désormais ça sera « l’aurore me fait signe »…
Quand souffle le vent du nord, il faut pêcher sur l’îlot de « firaoune », mais quand souffle le vent du Sud, il faut aller jusqu’à la grande île. Les goélands y forment une véritable voie lactée aux milliers d’ailes qui vibrent avec douceur, comme des prières bercées par les vagues.
Maintenant à Casablanca, nous avons déménagé, moi, ma sœur et ma fille, dans un nouvel appartement, et j’ai dû me rendre tout à l’heure dans l’ancien pour récupérer tous mes documents : une fois dedans, je n’ai pu m’empêcher de sangloter comme un enfant : mon père et ma mère que je n’ose visiter au cimetière de Casablanca parce que j’aurai aimé qu’ils soient enterrés sous l’olivier sauvage de Lalla Toufella Hsein, la sainte de la vallée heureuse de Tlit au pays hahî, entre le mont Amsiten et le mont Tama, où j’ai passé toutes les vacances de mon enfance et mon adolescence, au hameau de Tassila, aujourd’hui tombé en ruine et où ma grand-mère maternelle nous offrait le Balghou , à base de blé tendre, d’huile d’argan et de lait de chèvre… semblent toujours présents dans ce lieu. Le musulman, me dit-on, ne choisit pas sa terre d’élection : il doit être enterré là où la mort l’a surpris. Car la terre entière est temple de Dieu. C’est dans ce vieil appartement de type colonial, qu’on vient d’évacuer comme tous les autres locataires de l’immeuble lequel sera bientôt rasé, pour faire place à un édifice flambant neuf, répondant mieux à la fièvre immobilière qui s’est emparée de Casablanca , qu’au cours du Ramadan 1986, je me suis rendu compte de la vacuité de mes reportages à Maroc-Soir (où l’on passait du coq-à-l’âne du jour au lendemain), et du même coup de la valeur de mes notes sur le daour des Regraga de 1984-1985 : j’ai alors retiré d’un couffin, que j’avais acheté en pays chiadmî, la dizaine de calepins écrits en français mais aussi en aroubi – le dialecte du pays chiadmî – et je me suis mis à écrire avec frénésie dans une espèce d’extase mystique, d’une manière continue avec seulement quatre heures de sommeil : si bien qu’à la fin du Ramadan, le livre était pratiquement écrit… La journée est également bouleversante par les messages de solidarité et de soutien de mes amis Manoël Pénicaud et Falk van Gaver, qui m’encouragent à écrire ce livre, sans lequel je m’enfoncerais à jamais dans le silence et l’anonymat. Et je me dis en cette journée bouleversante, que les valeurs humaines que j’ai perdues avec la mort de mes parents, je peux les retrouver lorsque le destin vous amène à rencontrer l’amitié et la fraternité humaines. Sans quoi, je le répète, à quoi bon écrire dans un pays qui accorde un sort si peu enviable aux choses de l’esprit…« Le journal de route » que j’ai écrit sur les Regraga, est non seulement un « style », mais un héritage : Chez nous les Arabo-Berbères, et en particulier les Marocains, on excellait uniquement dans la littérature de voyage – le fameux adab Rihla lié au pèlerinage à La Mecque et dont le prototype était celui d’Ibn Battouta, qui décrit son voyage de Tanger à la Chine.
La société marocaine reste une société de tradition orale : il n’y a pas de reconstruction du réel par le récit. Le vécu ne laisse pas de trace. Or sans traces écrites, selon la conception occidentale, il n’y a ni mémoire ni progrès au niveau de la pensée. L’un des enseignements fondamentaux que j’ai reçu de Georges Lapassade, en menant ensemble, une vaste enquête sur « la parole d’Essaouira » au début des années quatre-vingts, c’est non seulement l’obligation de tenir une sorte de compte – rendu sur les apprentissages de chaque jour, mais surtout la vertu pédagogique du « compte-rendu » : au retour de mon pèlerinage chez les Regraga, il venait chaque soir m’écouter : en lui racontant ce qui s’est passé, je me rendais compte que mon subconscient avait enregistré des faits pertinents à mon insu. Mais sans son écoute attentive, je n’aurais certainement pas produit telle ou telle idée intéressante, comme faire le lien avec « l’essai sur le don » de Mauss, « l’éternel retour » de Nietzsche, ou « l’observation participante » de Malinowski : on produit autant par soi-même que par l’écoute amicale de l’autre. Comme me le disait si bien mon ami Georges Lapassade : dans ton cerveau et dans le mien, il n’y a que de l’eau ; la véritable étincelle jaillit dans l’interaction entre les deux. C’est du dialogue que naît la lumière…
D’ailleurs, ce n’est pas un hasard que la philosophie naisse du compte rendu que faisait Platon, des dialogues qu’entretenait Socrate avec ses disciples. C’est ce qu’a toujours voulu dire mon père qui me répétait inlassablement que la vérité jaillit comme une lumière des échanges qu’entretiennent les esprits. Ce livre est né de l’échange épistolaire avec mon ami le poète Falk Van Gaver : Il faut, lui écrivais-je, que nous continuons cet échange, jusqu’au jour où en jaillira peut-être de la lumière, en tout cas une voie à suivre, une voix à écouter, un livre à construire. En espérant un jour rencontrer ce « duende » dont parlait si bien Garcia Lorca… « Suivons la lumière », me répondit-t-il.
Une quête spirituelle donc comme c'est souvent le cas chez les poètes marocains.Ainsi de Sidi Kaddour El Alami : il était un maître, et les connaisseurs du melhûn sont ses « adeptes », dans le sens où ils n’ont pas un simple rapport esthétique avec cette poésie, mais un rapport mystique proche de la possession rituelle. Et le producteur de melhûnqu’on appelle Sejaï n’était pas non plus un simple poète, mais un mejdoub, une sorte de fou de Dieu, auquel on élève parfois un mausolée après sa mort. Les initiés – ces priseurs de tabatières, ces joueurs de ronda qui semblent « tuer le temps », sont en fait en quête permanente de la sjia, cette sorte d’extase, cette voie mystique que la poésie et le chant rendent possible. En ce sens, le melhûn devient un besoin fondamental pour l’équilibre spirituel et psychique de l’individu. Une sorte de « drogue poétique » à laquelle on s’accoutume autant qu’au tabac à priser. C’est en cela que cette poésie diffère fondamentalement de ce qu’on entend généralement par « poésie » dans notre monde moderne : son but n’est pas esthétique, mais spirituel. Une quête du "hal"en somme. Etat de celui qui est possédé par la transe. La confrérie des Ghazaoua chante le hal en ces termes :
Le hal, le hal, Ô ceux qui connaissent le hal !
Le hal qui me fait trembler !
Celui que le hal ne fait pas trembler, je vous annonce ;
Ô homme ! Que sa tête est encore vide
Ses ailes n’ont pas de plumes
Et sa maison n’a pas d’enceinte
Son jardin n’a pas de palmier
Celui qui est parfait, la calomnie ne l’effleure pas
Sidi Ahmed Ben Ali le wali
Prends-nous en charge, Ô notre cheikh !
Sidi Ahmed et Sidi Mohamed
Ayez pitié de nous. »
Selon Sidi Abderrahman el-Majdoub, le meilleur poète Marocain jusqu’à maintenant qui produisait sa poésie sous l'emprise du "hal" :
« Essaouira périra par le déluge
Un vendredi ou un jour de fête,
Marrakech est un tagine brûlant,
Fès, une coupe transparente.... »
En guise de commentaire à ce quatrain un pèlerin me disait au printemps des Regraga : « On raconte que le Mejdoub était fou. Mais tout ce qu’il disait arrivait. L’œil verra ce que l’oreille entend. On raconte qu’il était fou, mais il voyait avec « l’œil du cœur ». l’œil – la vision du Majdoub – n’est pas simple regard ; il est « l’œil du monde », comme disait Schopenhauer : « le pur connaître »...
Abdelkader Mana
PREMIERE PARTIE
LES SAISONS PRINTANIERES
Les sept vagues de l’aube
Essaouira, le 9 août 2003
J’ai marché, marché à n’en pas finir, depuis la baie immense et lumineuse d’Essaouira, jusqu’au-delà du cap Sim, sans rencontrer âme qui vive, hormis quelques tourterelles perchés aux branchages squelettiques et desséchés des mimosas. Car les dunes de sable sont d’une brûlure insupportables. J’arrive enfin à la crique où finit le cap Sim et où commence la baie sauvage et préhistorique de Kawki. C’est à ce moment-là — après m’être baigné dans l’océan glacial d’un bleu turquoise – qu’au bruissement des vagues, et sous le soleil zénithal, j’ai enfin le déclic salvateur : je proposerai à la revue française Immédiatement un article sur la jeune poésie du zajaldans le Sud marocain. Le cap Sim et le Zajal. Béni soit le cap Sim pour m’avoir fait une telle offrande de poésie. La mer
Je ne l’ai pas trouvée là où elle posait ses mains
Où est partie la mer ce matin ?
Était-ce un poète qui serait passé par là ?
La mouette
Il n’a pas trouvé sur quoi écrire son désarroi
Était-ce un poète qui serait passé par là ?
De deux coquillages,
Une pierre de sagesse me parvient
En se roulant vers moi
Était-ce un poète qui serait passé par là ?
Il se demandait le long du fleuve :
Était-ce
Un poète
Qui serait
Passé
Par
Là
?
Je me suis rendu au cap Sim, puis à Kawki. Cela fait un trajet de vingt-cinq kilomètres à pied par une côte sauvage et magnifique. Bien entendu, je pense très fort à mon père décédé le 14 décembre 2002, qui est à l’origine de mon projet d’écriture : sauver de la ruine, les fragiles empreintes de ceux que nous aimons, c’est ne pas les perdre totalement. Et voilà, qu’à mi-parcours, je tombe sur un coquillage rare dans les parages, et pas n’importe lequel : une nacre . C’est le type même de ces coquillages avec lesquels mon père décorait les tables d’arar (thuya) durant toute sa vie de labeurs, de sueurs et de prières. Chez les Argonautes du Pacifique occidental aussi, la circulation des coquillages souleva (blanc) et mwali (rouge) signifie, d’une certaine manière, le retour de la mémoire des morts. Pour quiconque, une telle rencontre nacrée est simple coïncidence, pour moi, c’est l’esprit toujours vivant de mon père, qui m’envoie ainsi ce message cosmique pour apaiser ma désolation et ma solitude.
OUI, « l’instant est une coquille de nacre close ; quand les vagues l’auront jeté sur la grève de l’éternité, ses valves s’ouvriront. » Shoshtari
Un peu plus loin, au milieu du cap Sim, je découvre une plante médicinale du nom vernaculaired’ajebbardou, que deux jours auparavant, ma mère m’avait
réclamée : on malaxe cette plante charnue avec de l’huile d’olive et l’on s’en enduit le corps pour se débarrasser des mauvais esprits — les esprits du vent qu’on nomme ariah — ou on la met sous l’oreiller d’enfants souffrant de cauchemars. Ma mère souffrait d’hallucinations dues à une tumeur au cerveau et elle en a besoin pour cette raison.
Les deux messages cosmiques signifient aussi que mes racines profondes se trouvent dans ces lumineux rivages et que, partout ailleurs, je pourrais peut-être gagner plus d’argent mais serais toujours comme une nacre hors de l’eau, une plante hors de sa terre nourricière.
Essaouira, le 10 août 2003
Face au crépuscule et au hadir (grondement de mer) mon ami Raji me fait de vive voix le récit de ses poèmes dont celui dédié à ces marins que les femmes attendent au rivage et qui ne reviennent jamais :
Chaque vague est un ancien pêcheur
Mort de noyade
La vague peut-elle se noyer en elle-même ?
La mer est plus longue qu’une canne de pêcheur
Ce n’est pas moi qui le dis
Ce sont les fuites d’eau au travers des mailles du filet.
Métaphore des espèces en voie de disparition en ces parages — algues, poissons, arbres, hommes, culture — la grande coupe de forêt à laquelle procèdent des bûcherons aux environs du cap Sim : des mimosas et des eucalyptus qui ne fleuriront plus cette année. Les bûcherons brûlent tout, sauf ce genre de thuya, qui pousse aux abords de l’océan, parce que contrairement au thuya de l’Atlas, dont se servait mon père en tant que marqueteur, il ne repousse jamais après la coupe.
Se faufiler au milieu des chèvres qui ruminent parmi les arganiers, voilà en quoi consiste la volupté sauvage du lieu. Mais pour combien de temps encore ce sanctuaire incarnera-t-il les rêves — poètes de notre farouche adolescence ? Déjà des gîtes d’étapes y sont aménagés, des dunes y sont labourées par des cohortes de touristes à motos, à chevaux et à faux méharis de cirque.
Entre les racines du cœur et l’esprit de la terre
L’arbre déteste la hache
Et le visage du bûcher
Il préfère le serpent multicolore
Qui glisse comme le désir sur sa peau
Brûlure du midi au cap Sim, fraîcheur des algues à la lisière des eaux douces et des eaux salées, envol d’oiseaux de mer au gré des alizés esprit de la terre qui nous rattache aux morts, à nos morts ; brûlure des interrogations, déracinement des hommes.
Lundi 18 août 2003
Journée lumineuse. Abondants arrivages au port. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, Essaouira est port méditerranéen sur l’Atlantique. Non seulement en raison de son histoire ancienne de port-relais entre les caravanes de Tombouctou et les caravelles de la lointaine Europe, mais aussi en raison des mutations en cours : tout ce que compte la médina de beaux riads est désormais entre les mains de résidents venus de l’autre rive et de l’autre vent. Le pouvoir brutal et imperceptible de l’argent.
Un sentiment de dépossession semble s’être emparé des natifs de la ville vendue au plus offrant. Ils se sentent marginalisés, expulsés de leur propre ville. Hors jeux. Même la culture — ou plutôt ce qui en tient lieu, en termes de communication version marketing y est désormais animée d’une manière extravertie. Le fait d’être un Ould Blad (enfant du pays), ne vous donne aucune légitimité pour bénéficier des substantielles prébendes du sponsorat que génèrent des festivals forcément internationaux. Au contraire. Tout ce qui dans le local ne peut pas rimer avec le global est exclu. Ainsi les Gnaoua riment avec les musiques du monde, par rapport à ces gens de l’ombre que sont devenus les Hamadcha, les Aïssaoua et autres musiques de l’extase. La reconnaissance de la culture locale est désormais tributaire de la mode et de l’esthétique dominante au niveau mondial. Tout ce qui n’est pas moderne dans le local est destiné au Musée de l’ethnographie, lui-même relégué aux oubliettes de l’histoire depuis 1989. Développement local sans la participation des locaux. C’est cela aussi, la mondialisation.
« On a vendu les clés de la ville », disait mon père.
On a vendu la ville tout court et ô suprême dérision, au nom de la sauvegarde même de la ville ! Le tiers des maisons de la médina est désormais aux mains d’Allemands, de Bretons, d’Italiens, de Danois, d’Anglais, d’Américains. Il y a même une Zimbabwéenne blanche, toujours élégante, par-delà les âges.
Et la vente aux enchères continue ! Ici, les gens sont pauvres, m’explique un courtier de la ville, lorsqu’ils entendent cent millions de centimes, ils cèdent immédiatement leur maison. Des quartiers entiers sont maintenant occupés majoritairement par des Européens. Bientôt, il va falloir un visa aux Marocains pour accéder à la médina…
Pour le moment notre vieille maison n’est pas à vendre. Par le passé, elle appartenait au négociantTouf El Âzz, l’un des actionnaires du bateau à voile Le Prophète qui reliait Essaouira à Marseille.
Avec la bataille dite d’Isly, qui préfigurait au Maroc la pénétration capitaliste et coloniale, les habitants ont pu retrouver après l’accalmie leurs maisons et leur culture. Avec la mondialisation, les nouvelles règles du jeu édictées par l’OMC et l’argent - roi – tout est à vendre l’ethnopeinture des artistes « singuliers » comme les plus belles filles de la ville, les habitants risquent de ne plus retrouver ni leurs maisons, ni leur culture. Quand les écarts de niveau de vie confinent à la provocation, comment les échanges « psychologiques » peuvent-ils être équilibrés entre l’autochtone et l’allogène ? Des Souiris de souche disent qu’ils sont reçus avec moins d’égards que les résidents européens par les autorités de tutelle. Vraie ou fausse, une telle perception est la traduction d’un climat qui rappelle une urbanité de type colonial.
Morts sont les gens du Rzoun, cette compétition chantée, ce charivari carnavalesque, qui opposait jadis, à chaque nouvel an, les deux clans de la ville : les Béni Antar, ces gens de la mer et de l’Ouest, aux Chebanates, ces nomades du désert, du feu et de la terre. Avec la disparition duRzoun, c’est un peu des repères de la ville qui se perdent :
Permettez-moi donc d’avouer
Les soucis qui m’oppressent
Et si je meurs, que personne ne me pleure
Mais quel est votre chef ô Chebanate ?
Osman à la tête bossue
Et à la bedaine serrée d’une cordelette ?
Et qui est votre chef Ô Béni Antar ?
Ali Warsas traînant au port son chien
Éternellement sur son âne ?
Le modèle culturel urbain est menacé de disparition, en tant que corporation d’artisans, en tant que confréries religieuses, en tant que communautés de voisinage et de sentiments.
Devant le chalet de la plage, une sculpture de Miloudi à la signification sans équivoque : « Main basse sur la ville ». Le patron du chalet de la plage n’en revient pas des spéculations en cours :
- Les Européens arrivent ici avec un petit capital, achètent une maison, la transforment en restaurant, et la revendent quelques années plus tard à dix fois son prix. Et dire qu’ils sont venus « investir » !.
De démographiquement majoritaires, les habitants de la ville sont devenus psychologiquement et politiquement minoritaires. Il est d’ailleurs significatif que Dar Souiri ait été en même temps le siège du Centre culturel français, en attendant qu’il soit transféré à la vieille demeure où l’explorateur Charles de Foucauld fut reçu en 1884 par un orchestre andalou animé par des musiciens juifs et musulmans, dont le chantre mogadorien David Iflah… À Essaouira, les pouvoirs — à commencer par celui du Makhzen — sont toujours venus d’ailleurs.
Partout s’installent des bazaristes venus du Grand Sud. Dans une ville-bazar. Il n’y a plus d’artisans incrustant la nacre dans les essences de l’Atlas. Les artisans meurent, émigrent ou noient leur chagrin dans le vin.
L’atelier fermé de mon père
Je passe devant l’atelier de mon père : fermé.
Celui d’Amseguine, le maître des rebouteux, également.
Celui de Ba Antar avec ses tables d’arar aux dessins géométriques et floraux complexes, aussi.
Les grands maîtres de l’artisanat local morts, ne reste plus qu’un immense bazar. Les Rifains en nouveaux seigneurs du port, les Sahariens pour les bazars, et les Européens pour les riads, voilà la nouvelle configuration du peuplement d’une ville où il faut être désormais du tourisme ou ne pas être. De « carrefour culturel », Essaouira n’est plus qu’une station balnéaire, où la plage – le convivialtaghart de notre enfance, jadis dédié aux compétitions sportives entre quartiers est désormais vendue aux résidents d’hôtels de luxes et quadrillée de policiers, à moto, à cheval et à pied, et le soir venu, violemment éclairé par de puissants projecteurs : surveiller et punir… Il est loin le temps où les femmes venaient se débarrasser du mauvais sort, aux sept vagues de l’aube, le temps où des devineresses berbères prédisent l’avenir en écoutant des térébratules fossiles, le temps où l’on n’osait pas s’approcher des vagues les nuits obscures, de peur d’être frappé par les déesses de la mer. Bref, il est loin le temps des ensorcellements et des mystères. Voici venu le village planétaire des marchandises… et des rencontres virtuelles des solitudes.Seul le mellah,le quartier juif, taudifié
et en partie effondré, échappe encore à cette balnéarisation mondialisée, parce que trop exposé aux embruns. Mais guère pour longtemps…(on peut lire en bas de la photo en noir et blanc: "Street in JewsTown,Mogador).Au mellah un flot de touristes est invité par un guide à visiter une vieille maison juive sur laquelle est écrit :« Cette maison est à vendre : porte ouverte à l’acheteur ».
C’est au pied de cette même maison témoin d’une période révolue qu’un jour, vers le coup de seize heures, alors que je m’amusais avec les enfants de Papes qui possédait le bain maure du même nom, où en 1949 Orson Welles avait tourné des scènes d’Othello que par un cri déchirant, j’avais découvert pour la première fois la séparation et la mort… La juive qu’on voyait toujours avec son mari au balcon, avait brusquement surgi à sa fenêtre, éplorée, se frappant la poitrine : elle venait de perdre pour toujours le compagnon de sa vie, et pour nous, le voisin d’une autre vie, d’une autre ville… Le mellah est maintenant mémoire béante ouverte sur le ciel et le vent, en attendant son improbable sauvegarde par l’UNESCO.
Le Mardi 19 août 2003
Ni ciel, ni mer, un seul bleu éclat de lumière. Au fond de la baie, un pêcheur retire son filet vide de l’océan et de l’azur. De mon oncle paternel – Da Omar le coléreux poissonnier adepte de la confrérie disparue des Aïssaoua, mort une aube des années soixante-dix, il se souvient encore. Cela me rassure, que notre nom ne soit pas totalement éteint, puisque la baie s’en souvient toujours. Le vieux pêcheur fournissait mon oncle en captures d’une baie jadis poissonneuse :
- Au lieu-dit « Ma Lahlou » (eau douce, là où une source jaillit à la lisière des vagues, où se désaltèrent les récolteurs d’algues), je pouvais prendre dans mes filets, jusqu’à soixante-dix kilos d’ombrines et de loups. L’ombrine ne coûtait qu’un demi -dirham le kilo, et guère plus de trois pour le loup. La sargala (la bonite) qui a disparu des parages, on la jetait aux chats.
Sous la roue de sa bicyclette jetée à même le sable, gît l’unique capture du jour : une pauvre serelle. Où sont passés les poissons ?
- En vingt-quatre heures, je n’ai rien pêché. Mais celui qui a trouvé sa gana – terme utilisé par les artisans locaux dans le sens de « disposition d’esprit propice à la création » - en travaillant avec la mer, ne peut plus travailler avec les hommes.
Au moment de nous quitter, il m’offrit la serelle :
- Tu trouveras plus loin de quoi la griller.
Je lui offre pour ma part une grappe de raisin. Cette année, les raisins sont certes aussi sucrés et charnus que d’habitude, mais leur taille est anormalement petite. La sécheresse en est la cause, mais aussi les rejets chimiques du complexe phosphatier de Safi, qui auraient affecté les oliveraies de la plaine atlantique et les fonds marins. Un ânier nous offre le feu :
- Ne me remerciez pas, ne sommes-nous pas enfants de la même ville ?
- Nous sommes la ville elle-même, lui rétorque Raji. Nous sommes son sourire amer quand elle se dénude face au miroir. La ville, c’est du ciment mêlé au secret.
- Quel secret ?
- La peur du silence au fond de la nuit. Mon ombre et ton ombre effacées.
La mer gronde sous le vent et déjà l’homme à l’âne n’est plus que mirage au fil des dunes.
« Le monde est tout ce qui arrive », disait Watsenstein.
Et ce qui nous arrive en ce moment est d’être là, face à nous-même et à ce fantomatique cormoran étalant ses ailes noires sur les rochers à la lisière des vagues :
- L’ombre s’efface, constate Raji. Mon ombre et ton ombre effacées. Nous ne sommes que des fantômes invisibles.
Lieu de communication et d’écriture, karkora, le tas de pierres sacrées que la mer couvre et recouvre au gré des marais et des saisons. Parole de récolteur d’algues :
- Il faut récolter une grosse quantité d’algues, pour avoir une galette d’orge.
Et pour retrouver la paix de l’âme, le violon bleu cherchera en vain la femme, pour jouer sur sa poitrine la musique des flux et des reflux des nouvelles lunes… Une musique douloureuse, sur la trace de ceux que nous avons aimés et que nous n’avons jamais retrouvés. La mer et l’amour ont l’amer en partage, m’écrit Falk. Et c’est le légendaire aède berbère qui le dit :
De tous ceux qui sont passés
Hélas, tu te souviens,
Tu connaîtras que la vie n’est rien qu’un chemin…
Au port, le patron du restaurant Coquillages un ami d’enfance me promet une sortie en mer, avec un sardinier ou un chalutier, le vendredi ou le samedi prochain. Un Raïs rifain me recommande vivement le chalutier Azzam II (quelque chose comme « le deuxième souffle »), d’une part, parce qu’il parcourt plus de milles qu’un sardinier, et d’autre part, parce qu’on y mène une véritable vie sociale à bord. Une ultime raison me décide : le chalutier lève les amarres à l’aube.
Le vendredi 22 août 2003
Aux affaires maritimes, on ne voit pas d’inconvénient à ce que je sorte en mer avec le navire de mon choix, à condition qu’on m’enrôle sur la liste d’un équipage…
- Quatre heures du matin largua d’ici éclate de rire Abahhû croisé à la porte de la marine, qu’on encensait jadis pour apaiser les esprits de la mer. Ce nom d'abahhû signifie "gland" en berbère.Dans le subconscient maghrébin, la mer est toujours synonyme de mort.
- C’est quoi « largua » ?
- Larguer les amarres en espagnol.
- Te souviens-tu de sargala ?
- Nous l’appelions « poisson juif », parce qu’il était très apprécié au repas du shabbat. Les Français l’appellent « bonite », je crois.
- Ça fait des lustres que ce sargala a disparu ?
- On le retrouve plus qu’aux rivages du Sahara, du côté de la Mauritanie. Une espèce en voie de disparition au même titre que d’autres poissons migrateurs.
Raji s’enthousiasme pour mes projets d’écriture en haute mer :
Le poisson ne se lave pas le visage le matin,
La mer est son visage lavé.
Depuis ce blanc sel, depuis ce bleu éternel…
Avant que les portes de la ville ne se ferment le soir, une femme grimpait au sommet du vieux figuier pour scruter à l’horizon l’improbable retour du bien aimé, mort de noyade. En vain, elle adressait ses folles suppliques à la nuit et à la mer :
La mer est le marin lui-même
Toi, la veuve, ton mari n’est point mort
Il est redevenu vagues
Car, terrien, il ne l’était que par erreur
L’âme de la lune attire la mer vers les vagues
Ton mari n’est pas mort
Il est revenu au bleu originel des vagues
Il est revenu au blanc-sel originel
À l’infini itinéraire des éternités
Ô veuve, ton mari n’est pas mort !
Terrien, il l’était par erreur
Seule la mer est à même de rectifier
Les généalogies et les origines
Pourquoi grimpes-tu donc au vieux figuier ?
Qu’il soit à Bab Marrakech ou à la porte de la marine ?
Les racines de cet arbre vont te murmurer ses nouvelles
Tel le vieux voyant de la ville
Qu’est moi-même avant de naître
L’arbre est le mirage de l’âme secrète
De la mer dans un coquillage
Ce qui scintille au lointain horizon
N’est pas la chandelle qui illumine ce cap Sim
Mais l’âme éternelle du marin
Au plus profond des vagues…
La peur du grand large, chacun l’exorcise à sa manière, moi par l’écriture, mon frère Majid par l’achat d’une arganeraie, juste avant son départ pour la France. L’écriture et la terre, c’est pour partir sans jamais partir.
Le samedi 23 août 2003
1 h 30. J’ai peu dormi. Le jeune mousse m’avait demandé de me présenter au port à 2 heures du matin. C’est la première fois que j’accompagne un chalutier en haute mer. Et si je n’en revenais pas ? Ces derniers temps un paquebot aurait heurté au Sahara un chalutier : tous les marins sont portés disparus. Je pars avec de l’eau, des raisins et des figues. Il va falloir se couvrir, car froide est la haute mer. La ville dort encore. Elle est silencieuse. Mais une fois franchie la porte de la marine, énormes grondements de moteurs :
Le grondement des navires lointains
Nostalgie de qui à qui ?
La plupart des équipages quittent les cales où l’on s’endort, allument les lumières, s’activent sur les ponts, mettent simultanément les moteurs en marche. Le port s’endort. Le port se réveille. J’arrive à temps : le chalutier Azzam II où je suis enrôlé est toujours à quai. Le jeune mousse vient me souhaiter la bienvenue à bord.
- Tout l’équipage est au courant que je suis du voyage ?
- Bien sûr, on t’a enrôlé in extremis, alors que la Marine fermait déjà ses portes. Sans quoi vous seriez resté à quai…
On ne larguera les amarres qu’à l’approche de l’aube. On ira du côté de cap Sim, qu’on appelle aussi « trou espagnol », parce que les navires s’y mettent à l’abri des tempêtes. Si je retrouve ainsi le cap Sim, c’est signe que je suis en train de prendre le bon cap. En haut des mâts, j’entrevois le croissant de lune. Il fait sombre. De petites barques quittent le port. C’est pour la pêche à la langouste. Les mouettes survolent les bateaux en éternelles gardiennes du port. Et de Raji me survient ce poème :
À l’oiseau couleur d’âme
Des battements d’ailes
En guise d’à-Dieu.
On ira loin, plus loin que le cap Sim.
Légère brise, « cette chevelure du vent » qui scella mon amitié au jeune poète :
Pour apaiser ses gémissements
Elle peignait la chevelure du vent
Le coquelicot n’est que brise
Si son parfum n’était si fort
L’abeille amoureuse l’aurait dédaigné
Ô mon fils, lui a-t-elle dit
Quand on a annoncé au coquelicot
Qu’on doit lui couper la tête
Le coquelicot enlaça et embrassa son propre sang
Au coquelicot les rites funéraires furent des noces
Ô mon fils lui a-t-elle dit
La mer, sa magie et sa grâce
On a cru pouvoir l’enfermer dans un cercueil
Mais sa veine déborda d’une blessure salée
Et brisa le cercueil…
La mer, ne la fait pas monter par une canne
Ne la fait pas monter au bord d’un hameçon
Laisse la mer à la mer
Laisse la mer à sa guise
« Pour la pensée, les signes ont la même importance qu’eût pour la navigation, l’idée d’utiliser le vent afin d’aller contre le vent », écrivait le mathématicien autrichien Gottlob Frege. L’idée d’utiliser le signe pour aller contre l’amnésie et la mort. C’est en cette même heure sombre de la nuit, que mon père nous a quittés : il parvint dans un dernier souffle à prononcer le nom qu’il m’avait donné. Les prières augmentent les lumières des étoiles, et jettent un pont par-dessus la mort.
Quelle idée blessante fait tourner le sable ?
Les vides de son hémorragie
Sont cousus par la montée écumante du sel.
Quelle idée blessante fait tourner le sable ?
Ce qui te fait gronder ô mer
N’est pas la mer
Ce sont les blessures du martyr Hallaj
Quelle idée blessante fait tourner le sable ?
Mille et un clapotis de rames l’apaisent.
On s’active sur le pont. Hormis un marin autochtone Chiadma, tout l’équipage est d’origine rifaine. On prépare les filets, on actionne le treuil, on largue les amarres. Il est exactement 3h30, quandAzzam II s’engage dans la baie sombre. Derrière nous la ville dort encore. Mer calme tant que nous sommes dans la baie protégée de la houle par l’île au large. Mais une fois franchie cette barrière, vertige tant que durera le cap vers le sud. Au sombre firmament, le croissant de lune. L’équipage rejoint à nouveau la cale pour dormir. Le chalutier vogue par-dessus les grosses vagues, en draguant le filet à vive allure : racler les fonds marins de sorte qu’au passage les poissons se trouvent pris au piège.
Tel un cancre aveugle
Le marin libère la lune de ses filets
En point d’interrogation ( ?)
Maintenant la proue ne pense qu’à l’hameçon
La mer est un hameçon
Qui dort
Dans la tête
D’un homme bleu
Il lui arrive de pêcher, des poissons dont il ne connaît même pas le nom
La mer perdue,
La mer qui n’a laissé aucune trace,
Renaît en permanence sous forme de poèmes,
Qui lèvent leur chapeau à sa majestueuse étendu bleu…
Au levé du jour, bleu d’azur, bleu profond, une caravelle se pose sur le mât. Une lourde charge ralentit le dragage. Était-ce une grosse prise ? Une de ces baleines qui hantent les parages ? De soixante-seize brasses de profondeurs, on retira finalement une énorme météorite. Des poulpes, des crabes, des coquillages, des dorades et des sérails frétillants. Le Raïs décide de rentrer au port. Entrer en mer, c’est mourir. En sortir, c’est renaître. De quelle lumière est l’horizon ? La mer l’a surpris de nuit, par un coup de pinceau couleur d’azur.
Le soir de mon départ pour Casablanca, la campagne électorale bat son plein. Elle ne me concerne point. J’apprends le décès d’Abdelaziz, le dernier infirmier des Béni Antar. Il vivait reclus depuis longtemps. On l’a enterré presque incognito, alors qu’il y a quelques années toute la ville aurait suivi son cortège funèbre. Avec lui, c’est un peu d’Essaouira de notre enfance qui meurt. Et puis ce terrible Haïkou de mon ami Raji :
Dans les innombrables urnes
Un seul mort
Le pays
Cette terre où nous sommes nés, nous appartient-elle toujours ? Avant l’écriture et après l’écriture, le silence.
Cap Sim au loin...
Société sans horloge
« Je me suis dit : c’est le moment de l’écriture. J’ai pris en compte dans mes calculs les quatre éléments suivants : le feu et la terre, l’eau et l’âme, ainsi que les sept planètes et les vingt-huit manâzil. Je les ai divisés par les douze astres qui correspondent aux manâzil de bon augure. J’ai compté les sept jours de la semaine qui correspondent aux sept esprits nés de la lumière du trône céleste qui commande aux armées des jnûn !(djinns) »
Il s’agit d’une qasida-talisman d’un certain Haj Saddiq Souiri, ayant vécu à la fin du XIXèmesiècle, où l’amoureux use de magie pour contraindre les démons à lui ouvrir l’une des sept portes du château où se trouve sa bien - aimée. L’auteur cite dans cette qasida, du genre malhûn, tous les livres jaunes de la magie le Damiati, en particulier, les chiffres sept et soixante - six : les sept saints Regraga s’arrêtaient à une etape dite de « soixante six », juste avant d’escalader la montagne de fer. Les vingt-huit manâzil dont il s’agit dans cette qasida intitulée Jadwal (talisman), sont des mansions lunaires. Plus complètement les manâzil al-kamar, sont les mansions lunaires, ou stations de la lune. Elles constituent un système de 28 étoiles, astérisme ou d’endroits dans le ciel près duquel la lune se trouve dans chacune des 28 nuits de sa révolution mensuelle. Le système des mansions lunaires a été adopté par les berbères, à travers des canaux encore inconnus, puisque le mot manâzil figure déjà dans le Coran (X, 5, XXXVI,39) Voici l’identification astronomique de quelques mansions lunaires citées à travers les dictons du calendrier agricol :
- al-nateh, Arietis
- al-boulda, région vide d’étoiles.
- Saâd Dabeh, capricorni
- Saâd al-Boulaâ, Aquarii
- Saâd saoud, capricorni
- Saâd Lakhbia, aquarii.
- Batnou al-hout, andromedae...
Au Maroc, le calendrier agricol est fondé sur ces 28 mansions lunaires. Des calendriers de ce genre étaient déjà connus au moyen-âge. Ils proviennent de traditions astro-agricoles plus anciennes dont on trouve des parallèles chez Ptolémée et à Babylone.
Lors de mon séjour au Haut-Atlas, je me suis rendu compte, que je n’avais pas la même mesure du temps que mes interlocuteurs : ils raisonnaient en termes de calendrier julien, alors que je raisonnais comme tout citadin selon le calendrier grégorien. Il m’a fallu du temps pour me rendre compte, que lorsqu’ils disent par exemple que la saison des fêtes commence au Haut-Atlas le 1er août julien, il faut entendre le 13 août grégorien : il faut systématiquement ajouter 12 jours au Julien pour obtenir son correspondant grégorien. À chaque période de 12 jours correspond unemanzla,qui sont au nombre de vingt huit, au cours de l’année julienne.
Chaque manzla se caractérise par des particularités météorologiques qui ont un impact direct sur le faune, la flore et les activités agricoles. Le fellah dispose d’un répertoire de dictons pour fixer lesManâzil. Ainsi dit-il des trois Manâzil de nivôse et des deux Manâzil de pluviôse dont les frimas sont pénibles mais néanmoins nécessaires au renouveau de la vie :
- Manzla de la Boulda, le 21 décembre : « le froid de la boulda atteint le cœur ».
- Manzla de Saâd Dabeh, le 6 janvier : « Saâd Dabeh, ne laisse au chien aucune force pour aboyer, ni de chair à l’agneau pour être sacrifié, ni de sperme à l’esclavon pour forniquer ».
- Manzla de Saâd Boulaâ, le 17 janvier : « Saâd Boulaâ, envoie-le faire des courses ; il n’entendra pas ; donne-lui à manger, il ne se rassasiera pas ».
- Manzla de Saâd Saoud, le 30 janvier : « à Saâd Saoud, l’abeille gèle sur la branche et l’eau coule dans la moindre brindille ».
- Manzla de Saâd Lakhbia, le 13 février : « à Saâd Lakhbia, sortent les vipères et les faucons ».
Les manâzla, sont donc des étapes dans le temps comme le note Ibn Ârif :
« Les vertus qui s’avancent dans la voie mystique pour arriver à la connaissance parfaite, à la gnose qui couronne l’union divine, sont des manâzil (étapes) ».
L’année se répartit donc en manâzil, période d’une douzaine de jours, toutes portant un nom pittoresque, et dont la succession commande, encore de nos jours, l’agriculture traditionnelle. A ce propos, on lit dans le Qânûn d’al-Ioussi :
« Le printemps, parce qu’il est modéré, les forces ne s’y accroissent, pas plus que les nourritures ne peuvent faire de mal, car la saison les contraint. Pas d’inconvénien à s’y livrer à beaucoup d’exercice, à l’acte sexuel. On y pratiquera la saignée, un jour serein, tranquille, satisfait. On évitera tout souci ce jour-là, la contrariété, la peine, la pensée, l’étude des livres et l’acte sexuel. La veille, le jeûne et les fatigues diverses, on les reservera à la pleine journée, sans qu’il y ait faim ni réplétion... L’été, en raison de sa nature brûlante et sèche, on s’abstiendra de toute chaleur en fait d’aliments et de boissons. Ainsi l’on évitera le miel, l’ail, les oiseaux, les pigeons. On mangera du frais et de l’humide : viande de veau gras vinégrée ou à la courge. On mangera du concombre, de la pastèque. Alléger le vêture, réduire l’exercice et l’acte sexuel (qui joue un grand rôle, décidément, dans cette diététique), éviter la veuille, dormir davantage à la sieste... »
L’automne viendra puis l’hiver. Pour l’automne, il est fait allusion à un pain de ce dhurah qui se prononce en dialecte maghrébin drâ, à savoir le « sorgho », qui joue un cetain rôle dans l’alimentation des foules bédouines.
Les véritables spécialistes du calendrier dans la tribu sont les fquih. J’ai surpris l’un d’entre eux au milieu de planches coraniques en train d’écrire un jadwal (talisman) à l’encre couleur safran, pour une femme qui le lui avait commandé. En guise de calendrier julien, il me brandit un kunnach où je vois écrit au smakh, sept tétrades, mnémotechniques, dont chaque lettre correspond à uneManzla. C’est un véritable calendrier-talisman. Il me récite le même calendrier sous forme deqasidachantée : souci de mémorisation.
Le recours au secret vise à entretenir la profession d’astrologue. Ainsi, le fellah incapable de franchir « l’enclos du temps » qu’il fera et que recèlent les lettres et les chiffres magiques, va recourir au service de celui qui dévoile le secret des astres aussi bien pour l’avenir de ses vaches que pour le sien propre.Dans un manuscrit consacré au calendrier agricol, on peut lire entre autre, à propos du mois de janvier (Yennaïr) : « On fait en ce mois la prière du Dohr quand l’ombre du style atteint neuf pieds, et l’açr, quand elle atteint sept. »
Par pied il faut entendre la longueur moyenne d’un pied d’homme, et non le pied de 33 cm, autrefois en usage en France. Le mot pied traduit ici l’arabe qadam. Ceci nous montre à quel point dans les sociétés sans horloge, le temps était à la mesure de l’homme. Je me souviens d’un jour d’été où khali H’mad mon oncle maternel, en marge de l’aire à battre, nous démontrait l’heure qu’il est en mesurant sa propre ombre par le nombre de ses pieds mis bous à bout. On retrouve là le principe du cadran solaire, qui servait aussi à fixer les heures de prière, le seul moment de la vie sociale où la ponctualité est requise : partout ailleurs, on trouve mille et une excuses, pour battre en brèche la ponctualité. C’est en cela que la société marocaine demeure « une société sans horloge », c'est-à-dire sans ponctualité. Le fameux incha Allah ! Or la ponctualité, c’est la modernité. Ce dérèglement de l’horloge sociale, qu’on rencontre partout y compris dans les entreprises les plus modernes (de la télévision qui ne respecte pas le timing de diffusion à l’avion qui ne décolle pas à l’heure), on peut l’attribuer à cette ambivalence, cette ambiguïté, que mon ami J.P.Hugoz appelle « l’à peu-prêisme » des marocains .Bref, à l’intrusion de l’irrationnel y compris dans les institutions les plus modernes
.
Nous sommes entrés de plein pied dans les temps moderne mais sans régler notre horloge saisonnière sur les fuseaux horaires de la modernité. « Ce décalage horaire » est cause d’immobilisme, de perte de temps et d’argent, comme on le constate d’une manière flagrante durant ce mois lunaire du ramadan 1429 (septembre 2008), où toutes les activités humaine sont au « ralenti », où toute les décisions sont en « instance » c'est-à-dire reportées sine die, et où tout semble suspendu à l’heure de la rupture du jeun, y compris le caractère lunatique des jeuneurs. Société déboussolée, où les repères de jadis ne fonctionnent plus et où les nouvelles règles du jeu ont du mal à se mettre en place. C’est ce dérèglement de l’horloge sociale et des institutions qu’évoque Fatima Mernissi lorsqu’elle parle de « la peur-modernité ». Or sans ponctualité point de modernité : pas de train à l’heure, pas de travail à la chaîne, pas d’exploits athlétiques, pas de capitalisme.Dans les sociétés paysannes, on n’avait pas besoin de l’horloge des villes parce qu’on n’était pas « pressé par le temps ». On ne produisait pas cette abstraction nommée « argent » mais les fruits de la terre-mère, au gré des saisons. Même l’argent est un « don » du ciel, une « offrande » Le temps, c'est-à-dire la vie, n’était pas nécessairement de l’argent, mais ce plaisir convivial que prenait mon père à faire sa sieste à l’ombre d’un olivier, pour régler son horloge biologique sur l’horloge cosmique.C’est ce temps pour soi que j’ai vécu moi-même au printemps de 1984, en suivant le daour (pèlerinage circulaire des Regraga) : « Dans mon ivresse, j’ai complétement perdu la notion du temps, ce qui compte ici c’est le mouvement du soleil et de la lune, c’est de savoir qu’on est dans la période des fèves et des petits pois, au seuil des moissons auxquelles succèdera la période des raisins et des figues. Le reste n’est que bavardage et vent inutile. »
Cette horloge végétale a été également signalée par Malinowski : Pour fixer un rendez-vous, le chef d’une île trobriandaise, offre un cocotier couvert de bourgeons avec ce message : « Lorsque ces feuilles se développeront, nous ferons un sagali (distribution) ».Ces cycles végétaux sont liés au retour régulier des planètes et des saisons. D’où cette conception circulaire du temps, revenant périodiquement à ses origines, fêté par des rites également périodiques et circulaires aussi bien chez les Regraga que chez les Trobriandai.
En cours de route une paysanne m’interpella un jour en ces termes :
- Revenez nous voir au temps des raisins et des figues !
Les fellahs ont donc une autre perception du temps qui n’est pas celle du calendrier grégorien ni de l’horloge des villes, mais celle du cycle lunaire subdivisé en manazil.
Les circumambulations des Regrga coïncident avec l’équinoxe du printemps. Le 21 mars, la « fiancée rituelle », dont l’ancêtre est Achemas (le soleil, cet arpenteur de l’espace qui concourt avec la pluie à la fécondation terrestre) se dirige vers la « clé du périple ». Sauf pour l’année bissextile où les jours néfastes d’Al hussoum coïncident avec l’équinoxe. On reporte alors le départ au jeudi suivant. Car c’est dans ces jours que les peuplades de Âd et de Thamoud ont été anéanties par un vent mugissant et impétueux : « Durant sept jours et huit nuits tu aurais vu ce peuple renversé par terre comme des troncs évidés de palmier » (Coran).
Les derniers jours de cette manzla de mauvais augure sont marqués par l’apparition des cigognes et des aigles. Les pluies qui tombent en ce moment sont déterminantes, pour la croissance des plantes. Le dicton dit : « Si la terre s’abreuve bien à Batnou al-hout (ventre du poisson) dis au Nateh (6 avril) de souffler le tocsin ou le clairon ».
La fin du daour coïncide avec les bénéfiques pluies de Nisân. La période de Nisân s’étend du 27 avril au 3 mai de l’année julienne et le daour est clôturé le 28 avril. L’eau qui tombe à ce moment a des propriétés merveilleuses et guérit une foule de maladies : elle favorise la croissance des cheveux des femmes, elle donne même de la mémoire aux élèves, qui font alors des progrès surprenants dans la récitation du Coran. Les Regraga y procèdent à la vente aux enchères anticipée du tribut sur l’élevage et les Chiadma commencent à tondre leurs moutons. Généralement, à cette période, il faut juste un peu de pluie pour faire pousser le maïs. Ce sont les bénéfiques pluies de Nissane. On en conclut non pas que la clôture coïncide avec les pluies de Nissane, mais qu’elle tombe pour annoncer la clôture.
La plage se laisse coiffer par de petites barques en bois
Les cabines de la plage étaient d'abord en bois puis en pierre de taille s'ouvrant en arrêts de poisson sur la plage avant d'être démolies par le conseil municipal présidé par Tahar Aifii au début des années 1980 : le même qui a résé les vieux cimetières de Bab Marrakech et qui a détruit les marchés du centre de la médina ainsi que le vieux marché des orfèvres et des bijoutiers.Voici le plus récent témoignage sur le cimetière de Bab Marrakech publié sur facebook par un jeune de la ville :
« Le lundi 5 septembre 2011, alors que je rentrais par Bab Marrakech , j’ai vu pleurer amèrement un français âgé de plus de soixante dix ans :
- Qu’est ce qui vous fait pleurer ainsi ? Lui demandé-je.
- Un ami d’Essaouira, me répondit-il. Il s’appelait Brahim et il était enterré au cimetière de Bab Marrakech. Je venais régulièrement me receuillir sur sa tombe. Mais cette fois ci je n’ai trouvé ni cimetière ni tombe pour me recueillir. Qui est responsable d'une telle profanation ? Qui s’est permi d’effacer ce lieu de mémoire ? Puis, aux pas de charge il se dirigea vers la municipalité, probablement pour y trouver un début de réponse à cette question douleureuse qui le tarrode désormais : Pourquoi en terre d'Islam un tel mépris pour la mémoire des morts?
Le centre ville fait maintenant pitié par comparaison à celui d' hier : il n’y a plus ce bel ordonnancement des corps de métiers de jadis, où les marchands des quatre saisons occupaient un segment à part de celui des forgerons et des marqueteurs. Il y avait même un édit municipal du Protectorat qui interdisait le mélange des genres, des torchons d'avec les serviettes comme on le constate maintenant. Aujourd’hui nous constatons avec désolation une indescriptible anarchie où les marchands de pacotilles envahissent allègrement l’allée des bouchers et où plastique et aluminium viennent se placer au beau milieu des vendeurs de fruits et légumes. La ville connaît une alarmante dégradation de son tissus urbain et de sa qualité de vie : elle passe pour ainsi dire du statut d'une ville Méditerranéenne sur l'Atlantique , d'une Cordoue en pays de l’arganier, à celui d' une bourgade rurale décrépie donnant raison à un Orson Welles à qui on demanda un jour au soir de sa vie:
- Maître, pourquoi vous ne revenez pas à Mogador de vos anciens amours?
- J'ai peur que la ville ne soit plus le Mogador que j'avais connu...."Leur répondit-il. Quand à Abdelkébir Khatibi qui y a vécu à la même période voici ce qu'il pouvait en dire :
Froide, souvent balayée par le courant des cannaries, la plage monte de l'eau, poussée par un horizon légèrement courbé. Il faut un regard pâle et malicieux pour éviter les grains de sable, qui attaquent quand on tourne la tête, et s'envolent gentiment dans tous les sens.La plage se laisse coiffer par de petites barques en bois, fuguant tranquillement en une série monotone; cela arrange bien les choses si s'habitue le regard, on appuie sur l'oeil et la ligne s'aligne, elles, les barques mignonnes, maisons de poupées, on a affaire à un peu de vent fougeux, qui mord mieux? Pas même les vagues, car elles se bousculent, comme pour s'excuser, elles contournent au loin un îlot, prison dedans, près du port, l'empire portugais avec la marque massive de ceux qui croyaient enchaîner les hommes à la pierre. Ville à vendre disent maintenant les gosses.Il y a dans cet urbanisme costaud, le rêve grandiose des pirates de l'histoire.Là aussi, vent sableux déjouant la majesté de ces forteresses, je pointais vers la mer, à travers les canons enfourchés, le cri.Le Dieu de notre enfance est-il mort, cent fois mort,jeté sur les rochers?Orsen Welles y tourna son Othello, ténébreux, décisif, un couteau.La ville qui y figurait, recrutée à coup de dollars, connait par coeur le drame de la reine assassinée.Ainsi, la jalousie, reine à vendre aussi. Coquille entourée de sable, cette ville s'ébauche en une miniature aux couleurs tendres, et je tais d'autres vibrations: la surprise du soleil, la ville se recrovillant et le parfum d'argan, lieu commun du sud marocain et impression douceâtre d'un vol continu.Le mellah n'est pas loin, d'autres odeurs, un autre dialecte légèrement chantant qui me faisait pouffer.Je happais des calottes de vieux bonhommes, et les vendais.Avec l'argent, on recommençait dans l'autre sens.Il serait dit que lejuif refera l'histoire à rebours, prisonnier d'une différence millénaire.Ce ne sont que légendes d'Anciens. Paix!Paix!Paix!"
. Le chalet de la plage avait ouvert ses porte au tout début des années 1950, c'est à dire en plein tournage d'Othello : Orsen Welles, se rendait souvent à ce nouveau restaurant accompagné du fils aîné des Papes, colons qui possédaient une ferme à Chichaoua et à qui appartenait le bain maure où eut lieu d'ailleurs une des scènes du film....Dans cette lettre Orson Welles explique que c'était le marché au poisson qui tenait lieu de bain turc!
Et le meilleur endroit qu’on pouvait trouver pour Chypre n’était pas Chypre, évidemment, les films étant ce qu’ils sont , mais Mogador. Nous étions près de ces merveilleux remparts où nous avons trouvé tant de plans importants…Mais quand nous sommes arrivés à Mogador avec notre grande équipe italienne (elle était énorme, avec à sa tête le très distingué A.Brizzi, l’un des plus grands cameraman italiens, et qui sait combien de gens, peut-être trente cinq ou quarante) et la troupe au grand complet…Donc quand nous sommes arrivés à Mogador, en avion, nous nous sommes installés dans nos garnisons qui étaient très modestes, parce que c’est tout ce qu’il y avait à l’époque dans cette ville . J’ai commencé à attendre !...
Tandis que nous étions là à Mogador, il nous vint l’idée que peut-être nous pourrions fabriquer nos costumes ( qui n’avaient pas été commencé, à Rome, ou qui, s’ils l’avaient été , devaient être entre les mains de la police) , que nous pouvions faire faire nos costumes par les tailleurs juifs de Mogador qui vivaient très heureux en ces jours révolus…Donc on a engagé des tailleurs juifs , on leur a montré , des reproductions, de Dames et de Messieurs, de Capocco, et aussitôt ils se sont mis à les faire…Il y avait des bains turcs à l’époque ; tout ce qu’on avait à faire , c’était d’entourer les têtes des personnages avec des serviettes et de les photographier au dessus de la ceinture. Nous empruntâmes , un peu d’encens à la cathédrale voisine, remplîmes le bain turc de vapeur(d’ailleurs, ce n’était pas le bain turc, mais le marché de poissons). C’est au milieu des bouffées d’encens et de l’odeur de poissons décomposés que nous avons tourné sur plus d’une bobine et demie, cette séquence si prenante et si périlleuse du meurtre de Roderigo.Orson Welles
Au début des années cinquante, le souvenir était encore vivace du tournage d’Othello par Orson Welles à Mogador. Le soir on le voyait souvent méditer sur la grande place du syndicat d’initiative.Dans le film, on reconnaît surtout « Tik-Tik » avec son luth au pied des remparts de la Scala de la mer. « Tik-Tik » est mort récemment en ivrogne à la vieille impasse d’Adouar qu’évoque en ces termes le rzoun, vieux chant de la ville :
Ô toi qui s’en vas vers Adouar
Emporte avec toi le Nouar
La rime est un jeu de mot entre « Adouar » (le nom de la sombre impasse supposée cacher les belles filles de la ville) et le « Nouar » (le bouquet de géranium et de basilic).
Mon père me racontait qu’un jour Orson Welles se présenta à son atelier alors qu’il était en train de terminer une magnifique table en bois d’arar, décoré de dessins géométriques complexes et de rinceaux d’inspiration andalouse. Quand mon père dit à Orson Welles le prix de la table en question, le cinéaste américain en fut offusqué :
- À ce prix-là, lui dit-il, je briserais cette table sur ma tête plutôt que de la vendre !
La maison et le bain "Papes"
Les Papes étaient nos voisins et leurs enfants nos amis. En leur compagnie nous avons connu les moments de bonheur les plus intenses de notre enfance. Charles, Michel et Patricia Papes, de petits français en plein quartier arabe! Ensemble nous explorions à la lisière des vagues, de petits coquillages dissimulés sous le sable, nous construisions nos châteaux éphémères sur la plage, et plus loin encore nous rejoignions les ruines du palais ensablé au fond de la baie où au milieu des algues et des rochers aux eaux limpides nous recherchions les frétillantes crevettes grises ainsi que les têtards de l'oued ksob et les escargots que nous récoltions sous les pluies battantes à l'ombre des mimosas en fleurs de Diabet…
"Coquille entourée de sable, cette ville s'ébauche en une miniature aux couleurs tendres, et je tais d'autres vibrations".Abdelkébir Khatibi(La mémoire tatouée).
Des années plus tard j’ai appris que Michel Papes, mon ami d’enfance avec lequel je jouais dans les sombres ruelles de Mogador et que je retrouvais avec un immense plaisir à chaque retour de l’été, serait mort d’un accident de voiture en France. Ce jour là j’ai rêvé que je courrais après lui sur la plage immense et lumineuse et qu’au moment de l’attraper il s’est envolé au ciel comme s'envolent les oiseaux de ces rivages….
La mort violente qui vient ainsi briser l’élan de la jeunesse est des plus insupportable.Le souvenir de mon ami défunt Larbi Slith me revient avec la mue de chaue printemps et le départ de « la fiancée de l'eau » des Regraga, qu'il visitait à la fin des années 1980 en espérant que leurs prières apaiseront les douleurs du cancer qui le tenaillait à la gorge et qui a fini par l'emporter. Les premiers rudiments de l'art islamique, il les a appris à l'école coranique : en lavant sa planche d'une sourate apprise pour la remplir d'une sourate nouvelle, il fit le lien entre le chant sacré qui illumine son cœur et la belle forme qui éblouit son regard. Les belles lettres ne sont jamais muettes ; elles sont la voix céleste qui illumine le monde, le sens sans lequel la vie n'a pas de sens. L'artiste garde ainsi, au fond de lui-même, cette nostalgie du paradis de l'innocence, cette première découverte inouïe du divin. La calligraphie orne ainsi le ciel de la toile comme une nuée d'oiseaux migrateurs, empreintes de caravanes errantes dans le désert, odes arabes rythmant le déhanchement des chameaux, procession cosmique dans les hauteurs stellaires, célébration de l'aube du temps, stèle funéraire :
« J'écris sur ma toile, disait le peintre mystique Larbi Slith, en miniature, les mots qui ouvrent chaque sourate et qui représentent l'invisibilité et la puissance de Dieu. J'orne mes toiles d'un alphabet dansant, chantant, un alphabet qui parle, il parle d'horizons lointains, il parle de moi, embryon au milieu de la sphère tendre et chaleureuse. »
Vue d'Essaouira depuis les ruines du palais ensablé(ph.Abdelmajid Mana)
L'art est ici proche de ces pratiques mystiques où l'on pensait que la perfection nominale consiste à conjurer les esprits des sphères et des astres. Plus une forme est belle, plus elle a de la chance de faire sortir l'artiste de son île où souffle un vent de crabe, pour le livrer à l'univers éblouissant des idées.
Né au cœur - même de la médina d'Essaouira - qu'il a rarement quitté- Larbi Slith était un oiseau de mer, un être fragile au milieu des tempêtes. Il portait en lui, l'extrême sensibilité du musicien, la tendresse du peintre et la détresse de l'artiste. Il incarna, pour nous, l'éternelle jeunesse des « fiancées du paradis », leur errance sauvage, leur douleur solitaire. Après avoir raclé les guitares des années soixante dix, il s'était mis à communiquer avec les formes cosmiques : il peint la rumeur de la ville, la baie immense et lumineuse, les haïks immobiles, les sphères de la marginalité et du silence, les prières de la nuit et le soupire de l'océan. Chaque toile était pour lui une épreuve de la purification et une prière. Son art était une lutte continue contre les souillures de ce monde et l'épaisseur de son oubli. Son microcosme de signes et de symboles archaïques sont la « trace » de la transfiguration du monde par les visions oniriques. Pour lui, la peinture fut une trace, et la « trace » est la forme suprême de la lutte contre la fuite du temps. Il était habité par l'urgence de créer, par le désir d'éternité. Chez lui, la peinture devenait un tatouage de la mémoire par les couleurs du destin, une procession des saints vers les soleils éclatés...Et les lumières énigmatiques du rêve émanaient de ses couleurs étranges. Les couleurs que prend l'âme à l'approche des énergies telluriques de la montagne. Mais la douleur retira avec les énergies vitales, les couleurs chaude de sa dernière toile ; il y mit un éclipse du soleil, un ciel de linceul, des racines aériennes emportées par le vent vers l'au-delà des êtres et des choses. Il était notre Rimbaud de la peinture, une fleur de la morte saison pour qui les aubes d'hiver sont cruelles et navrantes entre toutes : « Mais vrai, j'ai trop pleuré, les aubes sont navrantes... ». Peintre mystique, l'art fut pour lui, une secrète hégire vers Dieu. Par nos larmes intérieures, au cœur de l'hiver - le 4 octobre 1989 - nous confiâmes une part de nous-mêmes, à la colline du bon Dieu. « M'cha zine Oukhalla H'roufou » : le beau est parti mais il a laissé ses alphabets , ses traces...
Pavillon encore debout du palais ensablé au fond de la baie(ph.Abdelmajid Mana)
Lors de mon pèlerinage au Musée de Boujamaâ Lakhdar – placé sous le signe du faucon de Mogador – je me suis mis à l’ombre d’un immense arganier au feuillage luisant, et aux ramifications complexes. La veuve du « magicien de la terre » vint m’y rejoindre pour me raconter que les femmes du pays hahî se rendent en cortège chantant à cet arganier sacré, portant sur la tête des paniers remplis de coquillages, de semoule et de beurre. Une offrande dédiée à l’autel du dieu de la végétation pour qu’il éloigne des champs les nuées de moineaux dévastant les moissons.
Au cœur de l’été de 1989, Boujamaâ Lakhdar le magicien de la terre fut le seul artiste maghrébin à participer à l’exposition internationale organisée à Paris par le Centre Georges Pompidou, sur le thème : les magiciens de la terre. Conservateur et créateur du Musée d’Essaouira, il fut précurseur dans la mise en valeur des expressions populaires. Ce qui importait pour lui, c’était la mémoire d’abord. Une mémoire qui soit, en même temps, le miroir de nos joies et de nos peines, de nos fêtes et de leurs parures, de notre manière de travailler la terre et de transformer la matière. Initié aux manières de faire des « maâlams » et à leur « empire des signes », il en fit la synthèse dans des compositions artistiques fort savantes ; des tables tournantes autour desquelles se créait la communication, un astrolabe musical et d’autres objets ésotériques. Sa toile, le « Bohémien » représente le mystique qui porte un masque d’aigle, rappel lointain des bas-reliefs égyptiens : le dieu Horus. Il porte une huppe qui est un symbole rural : à la campagne quand on rasait pour la première fois la tête des enfants, on leur laissait justement cette longue touffe de cheveux, symbole de la germination agricole. Ce bohémien porte une tunique rapiécée, comme celle du Bouderbala des « Gnaoua ». Toute une graphie vient renforcer cette idée du Bohémien qui marche dans la quête du « hal » : des oiseaux se transforment en écriture, en symboles magiques, en signes occultes. En bas, ployé sur lui-même, un taureau est éventré d’une épée en forme d’épigraphie « Tifinagh » qui le transperce. Un proverbe dit :. « Le taureau a rompu ses liens pour venir au-devant du sacrifice et de la mort ».Un jour Boujamaâ Lakhdar a eu cette formule : « Je veux toujours rester étonné ! »
Boujamaâ Lakhdar, ce « magicien de la terre » disait à propos de ses tableaux-amulettes et de ses objets ésotériques : « Derrière chaque œuvre, il faut dire qu’il y a une longue histoire, l’histoire de mon discours mimé qui me dérange et celle d’un grand rêve qui n’a ni début ni fin. C’est donc l’histoire d’un thème que j’ai incrusté, peinte, marquetée, brodée, sculptée...chaque fois que je suis en transe ».
Et l’on discerne bien ce qui l’inspire : une identification, foncièrement populaire, avec la souffrance, la sienne et celle des autres, qu’il assume. Sa dernière œuvre est un totem, car les artistes marocains sont d’abord des africains. Ils sont beaucoup plus influencés, disait Lakhdar, par tout ce qui est Afrique noire, du Soudan au Sahara, que par les autres civilisations. Ce Totemcouronné d’un masque, voilé de noir, forme une sorte de Trône, pour un prêtre fantôme venu des fonds des âges, ou d’une zaouïa des « Gnaoua ». Chacune de ses œuvres nous déconcerte par sa complexité. L’art était pour lui, un rite du silence qui anime les nuits de pleine lune. Une démarche de recul comme il l’expliqua un jour : « Pour aller plus loin, il faut s’inspirer de la culture populaire. C’est le retour sur soi et sa culture qui va permettre d’avancer. L’inspiration ne peut provenir que d’un recul par rapport à soi-même ».Toute son œuvre en témoigne. Sa démarche a été un parcours du dedans, une quête spirituelle, une initiation à l’esprit d’une culture et à l’âme d’un peuple. Pour décoder les messages auxquels recourt l’artiste, il faudrait non seulement faire appel à l’interprétation des rêves, mais surtout à l’archéologie des archétypes ancestraux qui tatouent d’une manière indélébile la mémoire.
Sur la trace de l’aube
Ma première rencontre avec Georges Lapassade remonte à la période où il enquêtait sur Ben Sghir pour répondre à une double commande : celle du caïd Bassou de la division économique et sociale de la province d’Essaouira, qui voulait publier les travaux du colloque de musicologie (1980-1981)dont les actes sont parus par la suite dans la revue Transit de Paris-VIII, sous le titre Paroles d’Essaouira. Il s’agissait aussi de répondre à la demande de son ami Dominique Bedou, petit éditeur de poésie qui voulait publier un recueil sur la poésie d’Essaouira en tant que « carrefour culturel ». J’enseignais alors au Lycée Akenssous de la ville. Un jour, au tout début des années 1980, le proviseur m’invita à une réunion prévue vers 16 heures à la Chambre du commerce, entre Georges Lapassade, et les connaisseurs du Malhoun de la ville. La réunion était provoquée par Georges qui enquêtait alors sur Ben Sghir. Il comptait ainsi sur la dynamique du groupe pour faire avancer sa recherche.A l’origine de cette enquête, un article où Hachmaoui et Lakhdar, résumaient la qasida de Lafjar (l’aube) de Ben Sghir sans donner le texte. C’est après cette réunion que Georges m’embarqua dans l’enquête sur les traditions poétiques et musicales d’Essaouira et sa région qu’il menait à l’issue du premier festival d’Essaouira « la musique d’abord » (1981-82). Une fois à Paris il me faxa ce qui suit :
Toute la démarche de l’enquête ethnographique de Georges Lapassade réside dans ce texte : alors qu’il demandait des informations sur Ben Sghir, au bazariste Ben Miloud, celui-ci était assis sur un vieux coffre qui contenait plein de qasida, dont celles de Ben Sghir ! C’est pour contourner cette rétention d’informations, ces réticences locales qu’il se voyait obligé de se rendre à Marrakech pour obtenir la fameuse qasida de Lafjar (l’aube) ! Lors de cette enquête sur les paroles oubliées d’Essaouira, Ghorba le cordonnier d’Essaouira, refusait lui aussi de transmettre le contenu de sa « khazna »[1] à Georges Lapassade jusqu’au jour où après sa mort, sa vétuste boutique de cordonnier s’effondra engloutissant à jamais sous les décombre, tout le trésor poétique qu’il conservait si jalousement.En participant ce printemps 2009 à Essaouira au colloque de musicologie de la deuxième édition du festival du Malhûn, les musiciens de la ville m’ont parlé d’une seconde mort de Ben Sghir avec la disparition de Georges Lapassade, son découvreur. C’était une flamme qui s’était éteinte. C’est à Georges Lapassade en effet, que revient, le mérite d’exhumer et de diffuser « Lafjar » (l’aube), la qasida de Mohamed Ben Sghir, le poète du melhûn d’Essaouira, qu’on avait retrouvée dans un cahier daté de 1920 :
De Mohamed Ben Sghir
Les habitants de la terre ne peuvent l’atteindre
Vois Mars, toi qui es indifférent
Sa beauté apparaît au monde clairement
Vois Mercure qui vient à toi, ô voyageur
Au dessus du globe, de l’ignorance étonnante
Vois Neptune qui illumine les déserts
Il a mis dans la création, le riche qui a tout.
Vois Saturne qui vient visiblement vers toi
Au-dessus des sept du secret parfait
Guerre des hommes, ô toi qui dort,
Vois le mouvement des astres
Ils ont éclairé de leur lumière éclatante, les ignorants.
Et sache la vérité si tu veux être pur
Lafjar (l’aube) qui t’advient d’une science illuminée
Prends ô toi qui m’écoutes Yabriz et Nikir
Celui qui règne sur le plus rusé des loups
Celui qui répond très vite au défi
Doit protéger les fauves
Est-ce que le hérisson peut aller à la guerre contre l’ogre ?
On connaît l’aigle parmi les faucons
Il craint le moindre bruit et les fauves au sommet des montagnes
En passant par les grottes Bendir Telemsani et son beau cortège
Dites à celui qui n’est ni faible ni vantard
Que Mohamed Ben Sghir est une épée dégainée.
Je suis depuis quelques jours à Essaouira pour participer au colloque sur le Malhûn - une tradition instituée par Georges au festival de 1980. Je participe par une communication sur le poète Ben Sghir, "une énigme" sur laquelle Georges avait enquêté à Essaouira pendant de nombreux étés.
Je vous écris sans accent; parce que le clavier n’en contient pas; mais aussi parce que je n’en n’ai pas pour raison d’émotion: au colloque sur le malhûn, tout le monde était stupéfié par la beauté céleste d’aurore de Ben Sghir que Georges avait aidé à exhumer et à traduire! Les autres intervenants qui ont utilise la "langue du malhûn" entaient inaudibles et sans voix parce qu’ ils ont parlé dans une langue morte et inusitée depuis longtemps: seuls les chanteuses lui rendent vie; arrivent à en communiquer le sens oublie: c est donc Georges qui avait rendu vie à Ben Sghir en le faisant traduire en une langue vivante et moderne comme le français! Il faut que les gens comprennent que les manuscrits du malhun _ que les khazzanes(leur conservateurs) tiennent jalousement dans leurs counnaches (cahiers dissimules dans de vieux coffres) sont les seuls inities capables d’en déchiffrer le sens: Georges avait donc aidé à faire parler un poème cosmique écrit dans une langue morte; lui qui est féru de Paul Valery : il était capable de me réciter de long poèmes de ce fiévreux penseur français tout le long de la plage...
C'était pourtant une recherche : recherche d'un poème perdu, "Lafjar", de Mohamed Ben Sghir, tout en sachant déjà que lorsque je l'aurais retrouvé, je serais incapable de le lire, de le traduire, de le comprendre. Plus j'avançais dans mon enquête, plus les portes se fermaient, plus les gens devenaient hostiles, plus ils mentaient et brouillaient les pistes. Et plus je devenais obsédé, par le fantôme de Ben Sghir : ce poème perdu me fascinait par son absence, par sa perte (alors qu'il se trouvait, mais je l'ai su trop tard, dans le coffre d'un antiquaire chez qui j'allais chaque jour pour le supplier de m'aider à recomposer ce poème perdu.)
Il y avait là quelque chose d'excessivement douloureux, comme une "obsession" au sens fait à ce mot par les théologiens de l'exorcisme. Cette douleur naissait de l'obsession elle-même, de ce fantôme de poète oublié qui me fait courir, dans l'hostilité grandissante de la ville ; j'aimais cette ville et je croyais en être aimé. Mais mon enquête me montrait jour après jour, qu'elle ne m'aimait pas, et qu'elle n'aimait pas non plus son passé, ses poètes. Tout cela lui était indifférent."
J'ai passé la nuit à errer, à rechercher avec angoisse ce Mohadmed Ben Sghir dont j'ignore tout. et voilà qu'aujourd'hui, qu'à peine sortie de mon errance, vous m'écrivez son nom !
Selon Rabiâ haïl, dont le grand père maternel, Ba-Zaïd, était le moqadem des Aïssaoua d’Essaouira dans les années 1950 :
« Rbatia était la grand-mère de toute la ville. Elle était à la fois sage-femme et moqadma de la zaouïa du Hadi Ben Aïssa. Au Mouloud, on y organisait un moussem où se retrouvaient les Aïssaoua et où étaient également conviés les Hamadcha.. Après le sacrifice, on offrait tête et tripes à la moqadma. Au troisième jour des festivités, arrivaient les haddarates. C’était la moqadma qui organisait la hadhra. »
Cette enquête s’est révélée comme une nouvelle naissance pour les" paroles oubliées d’Essaouira"...
Latifa Boumazzourh qui a maintenant 54 ans, se souvient encore, qu’à l’âge de quatre ou cinq ans, elle tenait le bendir recouvert de tissus de sa grand-mère , qu’elle accompagnait à la zaouïa des Aïssaoua où la hadhra se déroulait jusqu’à l’aube : elle me cite comme Haddara, entre autre la femme de Moulay Omar le célèbre hautboïste des Hamadcha, et Fatima Kit-kit, que j’ai connu au début des années quatre vingt lorsque j’enquêtais sur le chant des femmes, à l’instigation de Georges Lapassade. Elle résidait à derb adouar , une sombre impasse où elle m’avait récité ce chant de femmes :
Pourquoi je suis partie et pourquoi je revienne ?!
Que le chemin est long, les chameaux sont fatigué
Mais mes pas continuent à le parcourir...
Au plus profond de l’hiver, en cette période de la saison morte où les nuits sont les plus sombres et les plus longues, et où le froid de la boulda atteint les cœurs, Regraguia Benhila nous a quitté ce mardi 10 novembre 2009 sur la pointe des pieds, au milieu de cette arganeraie des hrarta aux environs d’Essaouira où elle s’est retirée ces dernières années pour vivre dans la dignité loin des regards et des incompréhensions. Loin d’une ville où les solidarités traditionnelles qu’elle y a connues dans sa jeunesse, n’existent plus.
La peinture de Benhila est d’une générosité exubérante. D’une grande fraîcheur. La fraîcheur du ciel et de la mer. Elle peint l’aube à la fois étrange et belle lorsque les brouillards de la nuit font danser la lumière du jour. C’est le monde qui renaît au bout du rêve. Elle peint le ciel de la fertilité quand le jour enfante la nuit :
« Au moment où la nuit pénètre dans le jour, dit-elle, je te jure au nom d’Allah tout puissant que je vois défiler tout l’univers. J’adore le ciel quand le soleil décline. Je vois les nuages qui se meuvent et j’imagine un autre monde au dessus de nous. Je vois dans le ciel comme des arbres, des oueds, des oiseaux, des animaux. Les labyrinthes que je peins sont comme les ruelles de la vieille médina : tu vas dans une direction mais tu aboutis à une autre. Je peins les chats qui rodent sur les terrasses. Les enfants qui jouent dans les ruelles étroites, les femmes voilées au haïk , leurs yeux qui sont les miroirs des hommes et notre « mère – poisson » qui est une nymphe très belle, une gazelle qui mugit de beauté avec ses cheveux balayant la terre. Je n ‘oublie pas l’île et les monuments, symboles d’une histoire révolue. Tout cela m’apparaît dans les nuages ou me revient dans les rêves. » Ses tableaux, elle les voit d’abord dans le spectre des couleurs qui illuminent le crépuscule au dessus de l’île et de la mer. Elle fixe ces projections poétiques dès qu’elles réapparaissent sur la toile blanche, dès qu’elle en saisit le bout du fil. Ce sont souvent des représentations symboliques du rêve, aux connotations très freudiennes :
« Quand je peins, je me sens malade comme une femme sur le point d’accoucher. Ça m’arrive à des moments de silence. L’enfantement est la seule sensation que je n’ai pas encore expérimentée. J’exprime l’idée du foutus dans ma peinture. Inconsciemment, je peins la matrice des femmes et leur état de grossesse. Je peins le diable que j’avais vu dans une forêt lorsque j’étais toute petite : j’arrachais avec mes dents le palmier nain dont j’aimais le cœur, quand il m’apparut sous la forme d’un chameau à cornes. Il était de très grande taille croisant les bras sur la poitrine. Il me regardait avec des yeux fissurés au milieu et qui louvoyaient dans tous les sens. Je m’éloignais en rampant sur mon ventre. Je rêvais souvent d’un chameau qui me poursuit. Il se transforme en une boule qui rebondit de colère jusqu’au ciel lorsque je me dérobe à sa vue. Je peins aussi le serpent, parce que, dans les temps anciens, les gens avaient peur du serpent. Les hommes étaient très beaux. Les serpents aussi. Mais, s’ils te foudroient, tu ne peux plus guérir. C’est le serpent de l’amour, car l’amour ressemble au venin. Mais je prie Allah pour que les cœurs des hommes soient aussi blancs que les colombes. »
La mer est peuplée d’esprits. C’est delà que provient Aïcha Kandicha, symbole démoniaque de la séduction féminine, que les hommes rejettent aussitôt dans le brouillard de l’oubli et des flots. Le dialogue avec la mer est zébré de craintes chimériques que l’artiste exprime sous la forme de la « mère - poisson » - sirène mugissante de beauté avec sa chevelure d’algues balayant la surface de l’océan – de piranhas et de monstres marins. Pour l’imaginaire traditionnel, l’océan est un cimetière où vient se jeter l’oued en crue avec ses cadavres de végétaux et d’animaux. Notre imaginaire n’aborde la mer, qu’en y ajoutant notre propre effroi, que véhiculait la procession carnavalesque de l’achoura La palette magique aux couleurs des jours finissants s’est retirée à l’intérieur des terres pour s’éteindre dans la dignité comme ces oiseaux qui se cachent pour mourir.
La qasida du Gnaoui
Lors de la soirée musicale, je découvre, la qasida du Gnaoui que je ne connaissais pas : Elle est ducheheïkh Thami Mdaghri (de Mdaghra au Sahara), qui a vécu( au 19ème siècle )de longues années à Fès et Marrakech : elle raconte l'histoire d'un Gnaoui à scarifications sur les joues qui tombe amoureux d’une gazelle et surtout qui tombe en transe par dépit amoureux La maladie d’amour comme possession par le bien-aimé auquel on aspire à s’unifier. Et pour le soigner, on fait appel entre autre à une voyante médiumnique !
Al harba (le refrain)
Ma bien-aimée me reproche mon état, sachant bien ce qui m’arrive
Mes joues sont scarifiées et les siens rayonnent
Elle me charme par son tempérament de feu et son grain de beauté.
Al qism al aoual( première partie) :
Qu’il est terrible le jour où les miens sont partis
Me laissant pleurant sur les ruines,
Que Dieu apaise les flammes de celui qu’abandonnent les siens
Ils ont décampé sur la trace des étoiles
Ah, si je pouvais accompagner le rubis scintillant de mille feux
Au désert mon cœur erre désormais seul derrière les mirages !
Perdu à jamais , s’il n’y avait ce tintement de cloche,
Ce chant, ces grands tambours et ces cymbales d’or !
Al qism al tâni (deuxième partie) :
Que ma désolation est grande, le jour où la caravane est partie
Derrière les lointaines rumeurs du désert
Le moindre bruit attise mes soupirs
Les gazelles errantes sont dispersées par le vent
Me trouvant perdu m’ont dit : « Qui es-tu ? »
« Esclave Gnaoui aux joues scarifiées sans remède pour son mal» leur dis-je
Sillons creusés sur mes joues, par le flot des larmes
Par amour, elles ont asservi , ma peau noire
A leur service, j’attiser les cendres éteintes
J’irrigue les champs assoiffés et j’ajuste la mesure
Je consolide l’encrage des tentes
Je redresse les étais de celles qui s’affalent
Elles se dirent alors : « Cet esclave est utile, pas si cher pour ce qu’il vaut »
Al qism al talet (troisième partie) :
Elles m’ont mis à prix en augmentant les enchères
Tirant au sort les bâtonnets sur le sable
Le mien a désigné une autre que celle que j’aime
J’en suis tombé en transe,
Ecumant par la bouche, sans prise sur mon état
Elles se dirent alors : « Celui-là est un possédé »
Al qism al rabiâ (quatrième partie) :
Ma maîtresse m’a rapproché d’elle
M’encensant de benjoin et de bois de cantal
C’est alors que le melk qui me possède s’adressa à elle
« Pour qu’il guérisse, il faut un sacrifice » lui dit-il.
Lui conseillant une voyante ou un homme-médecine
Ou encore un devin prescrivant les écritures
A elle mes secrets se dévoilèrent
Souriante, sur moi elle exhala son musc
Que Dieu me fasse de son parfum délivrance
Al qism al khamis (cinquième partie) :
A cause d’elle, j’ai oublié tout ce que j’ai appris
Et quand j’ai retrouvé mes esprits, elle l’a à nouveau ensorcelé
J’en suis tombé malade et rien ne peut m’en guérir
Le poète du malhûn était souvent considéré comme un mejdoub, et les connaisseurs du melhûn sont ses « adeptes », dans le sens où ils n’ont pas un simple rapport esthétique avec cette poésie, mais un rapport mystique proche de la possession rituelle. C’est une poésie ritualisée, me disait Abdelkébir Khatibi, qui considère Sidi Abderrahman el-Majdoub comme le meilleurs poète marocain jusqu’à maintenant. Vagabond mystique et poète, el – Mejdoub a vécu au XVIe siècle dans le Gharb. Ses pouvoirs magiques ainsi que ses quatrains, souvent caustiques, le rendirent célèbre. Parmi ses célèbres quatrains celui où il prédisait l’engloutissement de la ville sous le déluge:
Un vendredi ou un jour de fête,
Marrakech est un tagine brûlant,
Fès, une coupe transparente.... »
En guise de commentaire à ce quatrain, un pèlerin tourneur du printemps m’a dit un jour : « On raconte que le Mejdoub était fou. Mais tout ce qu’il disait arrivait. L’œil verra ce que l’oreille entend. On raconte qu’il était fou, mais il voyait avec « l’œil du cœur ». L’œil – la vision du Majdoub – n’est pas simple regard ; il est « l’œil du monde », comme disait Schopenhauer : « le pur connaître »...Il pratiquait donc la voyance en état de transe !
Le 31 août 1983, je participe pour la première fois au moussem des hamadcha, en tenant sur les conseils de Georges Lapassade, un journal de route où je découvre en la décrivant la transe et ses adjuvants rituels. Le soir j’accompagnais ârabi ,le tambourinaire noir au yeux exorbitants en notant ceci à propos de leur adjuvent rituel :
Hamdouchi, tourneur sur bois de son état, rencontré à Sidi Mogdoul, me dit en préparant sa pipe de kif : « Tout ce qui brûle au feu n’est pas impur. Jadis, on cachait le kif dans le tambour. Le moqadem disait : « Fumez où bon vous semble, sauf dans la salle de prière. »Nous gens du hal, nous avons besoin de fumer jusqu’à ce que nos yeux soient hors des orbites pour pouvoir chanter et faire monter le saken (l’habitant surnaturel) ».
Et c’est en ces termes que je décrivais les scènes de transe :
Pour la première fois des gens du public tombent en transe. Un jeune homme de 18 ans perd le contrôle de ses gestes. Une autre jeune fille se roule par terre en pleurant. Elle retire son peignoir que prend sa sœur qui l’accompagne et qui paraît plus étonnée d’être parmi les hommes que de l’état de sa sœur. Un boucher me dit plus tard que la possession de cette fille cessera avec le mariage. Le public l’observe avec sympathie et compréhension. Non pas en tant que cas pathologique, mais en tant que personne en contact avec le surnaturel. La jeune fille s’effondre dès que la musique cesse. Le public se précipite autour d’elle. Dakki, le jeune hautboïste d’Essaouira leur dit :
« Eloignez-vous, elle n’a rien, c’est seulement le hal, apportez le brasero et l’encens… »
.Après avoir respiré ce parfum, elle sort de sa transe et va se reposer.
En participant à ce moussem, j’ai rêvé moi-même que je suis tombé en transe. En le rapportant le lendemain à Georges Lapassade, il me dit : « Tu résistes à la transe en état de veille parce que tu es occidentalisé, mais au sommeil tu cèdes à ta culture profonde qui est fondée sur le hal. » .
Dans le langage populaire marocain, la transe se dit hal , c’est à dire l’état de celui qui est « saisi » qui est « possédé » par les esprits et qui tombe en transe pour cette raison. Un chant de la confrérie des Ghazaoua évoque le hal en ces termes :
Le hal, le hal, Ô ceux qui connaissent le hal !
Le hal qui me fait trembler !
Celui que le hal ne fait pas trembler, je vous annonce ;
Ô homme ! Que sa tête est encore vide
Ses ailes n’ont pas de plumes
Et sa maison n’a pas d’enceinte
Son jardin n’a pas de palmier
Celui qui est parfait, la calomnie ne l’effleure pas
Sidi Ahmed Ben Ali le wali
Prends-nous en charge, Ô notre cheikh !
Sidi Ahmed et Sidi Mohamed
Ayez pitié de nous. »
Le hal est cette énergie supérieure qui dictent aux Gnaoua en état de transe le choix de telle ou telle couleur, et qui dictaient à Sidi Abderahman el- Mejdoub en extase ses fameux quatrains. Le « Mejdoub », est celui qui est possédé par le hal.Et lors de ses séjours à Essaouira, Georges Lapassade aimait souvent se rendre à ce borj el baroud lieu de ralliement du mouvement hippie dans le sillage duquel il avait découvert pour la première fois Essaouira en 1968 avec le Living Théâtre :
De cette période hippie où Georges Lapassade,encore dans la force de l’âge est arrivé à Essaouira avec sa pipe et ses fréquentations assidues à Bijou-bar, restent des réminiscences : « L’autre jour, j’avais fumé un peu d’herbe, assez pour ne pas tenir debout tout à fait. Je me suis allongé sur une banquette au café hippie, et Majid, qu’ils appellent Speed, m’a interpellé ; je l’ai regardé, et j’ai vu en même temps, sous le masque de son rire, un autre visage, plus sombre, fermé, immensément triste, comme on voit chez les Grecs, le masque des rires avec le masque des pleurs. Et cet autre visage qui est toujours derrière les mouvements de la vie, c’est déjà, j’en suis persuadé, le visage de notre mort.
- Et si tu mourrais maintenant, dit Mourad. Si tu devais dire ce que tu regrettes de n’avoir pas fait dans ta vie, qu’est-ce que tu pourrais répondre ?
J’ai répondu que je n’avais pas de réponse. J’en avais une pourtant : que mon seul regret serait d’avoir manqué ma vie à force de penser à la mort, de n’avoir pas vécu chaque instant de ma vie comme un moment possible de bonheur. »
Pourtant nous avons connu des moments de bonheur, au printemps des Regraga, lors de nos dérives communes à la vallée d’Aïn Lahjar (la source de pierre). C’est là qu’on avait découvert ensemble, lui et moi, « la fiancée pétrifiée » du Sahel, et le concept de faïd comme débordement de l’eau et de la baraka. Un jour on est même partis ensemble, en autocar jusqu’à la vallée heureuse de Tlit, entre le mont Tama et le mont Amsiten, en pays Haha, pour enquêter sur le chant des moissonneurs. Mon oncle maternel nous reçu alors avec le cérémoniel du thé, avec des amandes, et des galettes de seigle, à tremper dans l’huile d’argan et le miel de thym . Mon oncle maternel disait alors à ce Béarnais que je croyais parisien et qui a toujours gardé une âme paysanne lui venant de son enfance passée dans ces « Pyrénées-Atlantiques », comme on les appelle si joliment en France. Mon oncle donc disait à Georges:
« Le poète et la hotte sont semblables, personne n’en veut
s’il n’y a pas de pluie et donc de récolte. ».
Et Georges qui avait aidé jadis son père à la scierie dans la forêt béarnaise comprenait parfaitement ce langage et en avait même la nostalgie. En lisant maintenant son Autobiographe, je comprends à quel point son intérêt pour notre culture était sincère, car tant d’affinités électives reliaient secrètement les traits culturels de son Béarn natal au mouillage d’Amogdoul où chaque été il jetait l’ancre pour écrire : « Dans le temps du carnaval, entre le premier de l’an et Mardi-gras, nous allions danser chaque dimanche dans le quiller de l’estanguet, sur la terre battue. Les musiciens s’installaient sur un petit balcon de planches, pour jouer des marches et des javas, avec quelques guigues et quelques sauts basques. D’autres souvenirs reviennent : le jardin de l’école, les grilles rouillées du portail. Un phono avec des disques ébréchés dans un placard. Ce vieux phonographe, posé sur une petite table dans la salle à manger de ma grand-mère, remplaçait un phonographe plus ancien muni d’un grand haut-parleur en entonnoir qui traînait dans le grenier au milieu des toiles d’araignées. »
De là, me semble-t-il, sa passion pour le carnaval d’Essaouira, cette compétition chantée, ce charivari, qui opposait jadis, à chaque Nouvel An, les deux clans de la ville et surtout le couplet du rzoun de l’Achoura relatif au phonographe :
« Permettez-moi donc d’avouer
Les soucis qui m’oppressent
Et si je meurs, que personne ne me pleure
Mais quel est votre chef ô Chebanate ?
Osman à la tête bossue
Et à la bedaine serrée d’une cordelette ?
Et qui est votre chef Ô Béni Antar ?
Ali Warsas traînant au port son chien
Éternellement sur son âne ?
Pourquoi donc avez-vous remplacé,
Les chanteurs du malhoun par le phonographe ? »
Georges Lapassade et maâlem Omar Hayat en 1979
C’est lui qui, le premier, par ses nombreux articles, avait vulgarisé l’idée selon laquelle « Essaouira est la ville des Gnaoua ». Il avait longtemps enquêté sur leurs rites de possession, sur ceux des gens de l’ombre, ces Hamadcha et ces Aïssaoua, ces musique sacrées auxquelles on avait consacré tout le colloque du premier festival et dont les actes ont été publiés dans le deuxième numéro de la revue Transit de Paris-VIII, tandis que le premier numéro avait été consacré aux chants profanes intitulés Paroles d’Essaouira.
A la veille de sa mort survenue au printemps de l’année 2007, le sculpteur et luthiste Mohamed Bouada, m’avait appelé pour me dire en guise d’adieu, qu’il se portait très mal. La communication était courte mais poignante. Et voilà ce qu’il me disait à la fin des années 1980, à propos de son expérience artistique de la sculpture et de la peinture :« Au début, c’était un peu le dessin fantasmagorique. J’ai cherché à m’exprimer par la peinture aussi, mais il m’a fallu trouver autre chose que cette expression commune. Alors, j’ai opté pour la sculpture, cette dimension qui change selon l’espace où elle est posée : c’est un espace dans l’espace environnant. Une pièce, quand tu la poses entre deux murs, ne s’efface pas, mais tu la sens autrement que quand elle est posée dans un espace ouvert : elle est comme une sonorité, sa résonance s’étend en fonction du clos et de l’ouvert. Fils des arcades, la main de l’artisan graveur m’inspire. Musicien, comment oserais-je dire que j’interprète la musique en la gravant dans la pierre ? Mais il y a toujours un rythme, un harmonique des formes communes à la musique et à la sculpture. Elles sont en ronde-bosse et en bas-reliefs avec des courbes entre le plein et le vide. Je ne travaille ni les lignes ni les ongles droits. L’exploitation de mon espace reste une courbe douce comme une coulée, c’est presque une vague volcanique avec des ondulations et des vagues océaniques. Il y a eu la main de l’artisan qui m’a révélé le grès, qui est au fondement géologique de notre ville, une roche vivante qui soutient le site flottant, citadelle des condamnés à la rêverie inspiratrice, au rythme des vagues. Elle est constamment prise entre l’érosion des embruns et des flots, vouée à la reconstitution des alluvions et des algues. Mes empreintes rejoignent ainsi la forte sensation du flux et du reflux éternel ».
Quand on s’éloigne d’Essaouira, c’est toujours sous forme de mouette qu’on la retrouve ! Leur envol au crépuscule, leur envol au ras des vagues et au-dessus des mâts, sont la réincarnation des légendes et des mythologies marines , comme le souligne si bien Moubarek Raji, le jeune poète arabophone contemporain de la ville :
« Les mouettes sont des vagues qui prennent leur envol
Et les vagues, des mouettes qui grondent
Quand on brise une vague
Une aile vous pénètre profondément
Et quand on brise une aile
Une vague vous pénètre profondément
Ecoutez les trois mouettes briser leurs oeufs
Comme si la mer surgissait du sable pour la première fois
Avec comme notes musicales : l’éclosion d’œufs de mouettes »
Pour ce poète comme pour le magicien de la terre qu’était Boujamaâ Lakhdar, une mouette n’est pas une mouette, elle est pour l’artiste peintre le symbole même de la ville. Le dernier tableau peint par Boujamaâ Lakhdar, avant sa disparition en 1989, représentait une mouette fantastique portant sur ses ailes les signes et les symboles magiques de la ville. Georges Lapassade était l’une des figures emblématiques de la ville, l’un de ses principaux auteurs, son regard fut un limpide miroir pour la mémoire de la ville. Un de ces oiseaux marins au regard perçant survolant les rivages de pourpre. C’est toujours sous la forme d’une mouette que nous rendent visite nos chers disparus.
Aylal et Aylala
Nous avons retrouvé chez Ghorba, le vieux cordonnier disparu, qui pendant le Ramadan du haut des minarets enchantait la ville, par les airs séraphiques de son hautbois, seul instrument de musique admis, à l’exclusion de tous les autres, considérés comme étant diaboliques en ce temps d’abstinence, un manuscrit légué par Saddiq, poète de la ville, ayant vécu au XIXèmesiècle : de la liasse poussièrouse de manuscrits, on a dégagé, tel un talisman, un poème dédié à « Aylal et Aylala » (goéland et mouette).
Ce poème est le seul à être sauvegardé de lakhazna perdue de Ghorba. Le terme khazna désigne le trésor de manuscrits contenant les qasida de malhûn, que les connaisseurs consevent jalousement au fond d’un coffre. Ghora le cordonnier d’Essaouira, le hautboïste virtuose, l’adepte des Hamadcha, qui a perdu un œil lors d’une compétition chantée du rzoun de l’achoura, était l’un des principaux khazzan(conservateurs) des qasidas du genre malhûn. Il refusait d’en transmettre le contenu à ceux qui enquêtaient au début des années 1980 sur les paroles oubliées d’Essaouira, jusqu’au jour où après sa mort, sa vétuste boutique de cordonnier s’effondra engloutissant à jamais sous les décombre, tout le trésor poétique qu’il conservait si jalousement.
Que raconte le poète à travers cette qasida-talisman, d’« Aylal » et d’« Aylala » ? La légende d’un couple de mouettes ayant niché au dessus de la terrasse où vivait le poète de ces îles purpuraires où n’existaient que le sable et le vent. Ils finirent par focaliser son attention d’autant plus que goélands et mouettes étaient nombreux à s’élever en nuées successives au dessus de sa tête :
Tout commença avec un couple de mouettes
Qui s’en vint bâtir son nid au dessus de ma terrasse
Leurs robes blanchâtres scintillaient tels les sommets enneigés
Et le burnous gris du bien – aimé virevoltait dans les cieux
Fascination de tout ce qui est cloué au sol pour tout ce qui vole
Un jour le mâle s’est envolé pour ne plus revenir
Vint alors un chaton menaçant qui se hissa vers le nid
Restée seule que peut faire la mouette au milieu des tempêtes ?!
Qu’elle s’envole ou qu’elle demeure, ses petits seront la proie du félin,
Ses jacassements emplissent alors les fortifications du port
Des centaines d’oiseaux survolèrent l’éplorée
Le félin disparu, le vent tomba, et mon âme s’apaisa
C’est ce qui arrive à celle qui a vendu sa ceinture d’or
Permettant à l’inconnu de dérober ce qu’elle a de plus précieux
Elle a beau lancé des appels de détresse, personne n’y répond
C’est un poète – conteur qui composa cette qasida sur la mouette
Comme il en aurait composé sur l’abeille ou la flamme effilochée
Interroge – toi plutôt sur le sens des symboles
Prends une lampe et va déchiffrer à ton tour les symboles de la vie
Ne fais aucune confiance au temps, Ô toi qui comprend !
Il fait d’une hutte un château
Et d’un palais une ruines ensablées dans la baie !
Pour ce poète comme pour le magicien de la terre qu’était Boujamaâ Lakhdar, les représentations de la nature – salamandre, gazelle, mouette, abeille, etc.- sont souvent des symboles anthropomorphiques dont il faut déceler le sens au-delà des apparences. Une mouette n’est pas une mouette, elle est pour l’artiste peintre le symbole même de la ville. Le dernier tableau peint par Boujamaâ Lakhdar, avant sa disparition en 1989, représentait une mouette fantastique portant sur ses ailes les signes et les symboles magiques de la ville.Essaouira reste une « veuve déchue qui se souvient de sa gloire », me disait mon père.
Café - Théâtre Mogador
Le dramaturge Tayeb Saddiki
Ce vendredi 29 octobre 2010, au moment - même où se déroule à Essaouira le festival des Andalousies Atlantiques, où je ne suis convié ni moi ni Tayeb Saddiki, je me rends à Casablanca au café théâtre Mogador pour y assister à l’hommage au comédien Salamat, compagnon de route de Taîb Saddiki depuis près de quarante ans. J’y arrive en début de soirée, une demi heure à l’avance. Le jeune fils du dramaturge, me dit que son père ne tardera pas d’arriver. Tout autour des montages photos qui retracent la carrière théâtrale de l’artiste ainsi que de vieux costumes dont il s’est servi pour ses pièces successives. Comme la revue Horizon Maghrébin m’a interrogée sur le premier festival d’Essaouira « la musique d’abord », j’ai pensé interroger son instigateur au début des années 1980. Il arrive enfin , habillé d’une djellaba du vendredi, entouré d’une nuée de journalistes et d’admirateur. Je me porte au devant de lui en lui disant :
- Je prépare un article sur toi pour Horizons Maghrébins.
- C’est ce qu’on appelle une menace ! Twahachtak, (tu me manques). Il y a un âge où on connaît plus de morts que de vivants…
- C’est terrible !
- Quoi ? C’est normal. C’est la vie.
Une fois installé à table à gauche de la scène, il me demande :
- D’où vient le mot tableau ? C’est le mari de la table !
Je l’interroge alors sur ses souvenirs du premier festival d’Essaouira en 1980 :
- C’est à cette occasion que vous avez présenté pour la première fois iqad sarira fi tarikh saouira (lumière sur l’histoire d’Essaouira), en tant que pièce de théâtre à souk laghzel (le marché de la laine, plus précisément « le souk des quenouilles ») ?
-D’abord, il fallait faire ce festival me dit-il. Natif d’Essaouira, je me dois de rendre hommage à ma ville natale.Comme nous sommes une famille d'artistes mogadoriens : mon père a écrit sur l’histoire d’Essaouira, Azizi mon frère l’a adapté, Saddik et Maria se sont occupés des décors et des costumes. Un jour quelqu’un est venu demander à Azizi de lui traduire un texte qu’il a trouvé mauvais : « Ce texte, lui dit-il, on ne peut le traduire qu’en justice ! »
- Vous étiez né à Essaouira en 1938…
- J’ai quitté Essaouira à l’âge de sept ans. La moitié de la population était juive. On parlait hébreux sans faire de différence avec l’arabe.A Essaouira, on parlait l’Arabe, le Français et l’hébreux Pourquoi je parle l’hébreux ? Parce que je respecte le dicton qui dit : « Il ne faut jamais mettre la charrue devant l’hébreux ! » J’ai eu la chance d’apprendre le Grec et le Latin. C’est pourquoi, j’en suis devenu un obsédé textuel ! Quelle est la capitale la plus virile du monde ? Dakar ! Le mot « photographie » vient de « Photo » qui signifie lumière et « graphie » , « écriture » : c’est écrire avec la lumière…
- En 1980, vous êtes donc revenu à Essaouira pour y organiser son premier festival que vous avez intitulé « La musique d’abord »…
- Car la vie sans musique serait d’une grande tristesse. J’ai ouvert tout le théâtre en pleine aire. La ville se prête merveilleusement à la mise en scène théâtrale avec ses différentes places qui constituent autant d’endroits de spectacles : « La musique d’abord », le théâtre vient après même si je suis moi-même un homme de théâtre.
Les comédiens Mustafa Salamat et Aziz Fadili. La soirée rend hommage à Salamat, compagnon de route du dramaturge depuis près de quarante ans
Le tableau que Tayeb Saddiki a offert à Salamat
Ville - spectacle , Essaouira se prête, en effet, merveilleusement à la mise en scène avec ses différentes places intra muros : marché au grains, marché de la laine, Joutia (place de la criée), place de l’horloge, chemin de ronde de la Scala de la mer, son immense baie dévolue à la fantasia régionale….Contrairement à une ville éclatée comme Safi où il fallait toute une logistique de transport pour les musiciens où tout était éloigné du cœur palpitant du festival au château de Mer, à Sidi Boudhab et à la colline des potiers.
Nuit bleue des Hamadcha à Souk Laghzel (festival "la musique d'Abord", 1980-1981)
A Essaouira les différentes manifestations du festival étaient réunies pour ainsi dire dans un mouchoir par la structure même de la ville : c’est au cœur de la médina que se déroulaient l’essentielle des manifestations : nuits bleues des Gnaoua à la Joutia, celles des Hamadcha , au marché aux grains, Ahouach d’Imine Tanoute et du pays Haha sur la Scala de la mer, le folklore portugais, celui de Bretagne ainsi que les derviches tourneurs de Turquie, à la place de l’horloge….C'est au cours de ce premier festival qu'eut lieu le premier colloque de musicologie que dirigeait Georges Lapassade, à l'origine de l'enquête ethnographique intitulée "Paroles d'Essaouira" et plus tard de la série documentaire "la musique dans la vie", que l'auteur de ces lignes supervisa pour le compte de la deuxième chaîne marocaine durant pratiquement onze années(de 1997 à 2008).
Mais ce qui distingue incontestablement ce premiers festival, c’est la participation de tous, ce qui explique tout le mouvement culturel et artistique qu’il avait induit durant les années 1980. Les festivals qui viendront ensuite auront un caractère plus officiel et seront surtout entièrement extravertis : les boites de communications de Casablanca, de Rabat et d’ailleurs se chargeront désormais à livrer des festivals clés en main, qui se déroulent le week end. Mais une fois les lampions éteints ils ne laissent aucun effet d’entraînement culturel au niveau local. A force d’être exclus les acteurs culturels ont fini par quitter la scène locale…C'est une politique qui a fini par momifier culturellement la ville, en la maintenant dans un rôle passif de simple receptacle de spectacles...
Autant en emporte le vent
Le soir même du samedi où la télévision devait transmettre en direct d’Essaouira son show musical j’y ai fait un saut[1]. Les musiciens de la ville m’ont parlé d’une seconde mort de Ben Sghir, le poète du malhûn de la ville. On m’a dit que Souhoum, grande autorité en la matière a supprimé la qasida de la « chamaâ » de Ben Sghir qui était prévue au programme. C’était une flamme qui s’était éteinte. D’autres ont invoqué le facteur temps pour expliquer cette suppression. Je me suis rendu compte du manque de culture de ces musiciens de la ville qui ne connaissent ni Ben Sghir ni son aurore (Lafjar). Ce qui les intéresse c’est d’apparaître à la télévision. Ils ont une vision commerciale de la culture. Ils n’ont pas l’amour du Malhûn comme l’ancienne génération qui vivait au temps où il n’y avait ni phonographe ni télévision comme le chantait le Rzoun de l’Achoura :
Pourquoi donc avez-vous remplacé,
Les chanteurs du malhûn par le phonographe ?
Nous avons demandé à M. Souhoum pourquoi il a supprimé le melhûn souiri du programme ? Et voilà ce qu’il nous a répondu :
- Le chanteur qui devait présenter la qasida a une voix faible : nous voulons ressusciter Ben Sghir, faire revivre le patrimoine mais sur la base de règles saines et de belles voix.
Khalili, un chanteur du malhûn local réplique :
-Essaouira, n’est pas seulement un simple entrepôt, c’est aussi une ville de culture qui a connu en son temps le malhûn. La raison qu’invoque Souhoum concernant la mauvaise voix du chanteur, ne justifie pas la suppression de la qasida. De toute manière, c’est au public de juger.
On veut faire connaître les provinces à travers la télévision, mais on étouffe la culture locale. On a finalement assisté à un show de variétés nationales avec les vedettes habituelles, mises en scène par le charqi (vents alizés) : le vent qui balaie les odeurs semblait balayer ce soir la mauvaise musique. Une soirée surréaliste, avec des images abstraites qui défilent de temps en temps sur l’écran, et quand c’est au pire on montre le lorgnon dela Scala. Si on veut présenter un défilé de variétés, ce n’est pas la peine de les déplacer à Essaouira ; ils seraient mieux dans un bon studio à Rabat. Jusqu’à 23 h 10, toujours pas de culture régionale.
On critiquait le vent d’Essaouira et maintenant, on s’en réjouit parce qu’il est devenu le vent de la critique qui balaie ce qu’il ne lui convient pas, c’est-à-dire ce qui échappe à sa culture. De même que le vent d’Essaouira n’existe que dans le microclimat d’Essaouira, sa présence frondeuse était la manifestation permanente de l’âme de la ville. Comme une sorte d’ironie permanente, de moquerie, un téléspectateur de la ville me dit en montrant la chanteuse étoilée avec le diadème de perles : « celle-là, vient du mellah ! »
Dans la ville, certains disent que Sidi Wâsmîn, dans sa sainte colère, faisait trembler le djbel Hadid pour secouer le pilon de la télévision, empêchait la transmission de la soirée. Cela donnait un spectacle étonnant sur le petit écran : les chants de nos vedettes nationales, cheveux au vent, étaient constamment entrecoupés de formes abstraites, de zébrures, et autres désordres. Puis réapparaît le lorgnon fixe dela Scala.
Mohamed El Idrissi nous chanta deux longues chansons dont l’une s’intitule : Mazal al hal(encore le temps). Le chanteur crispé sur scène, se voûtait sur son luth, chantant des paroles insipides, comme un défi lancé par l’ignorance des métropoles à la culture profonde du pays. On attendait l’Aïta des Chiadma et l’Amerg des Haha comme trésor culturel des plaines enserrées entre la montagne et l’océan. On ne soulignera jamais assez la beauté intense des vieux chants populaire de notre patrimoine.
Au lieu de faire apprécier le Rzoun plein de trouvailles poétiques, on nous déversa ce qu’il y a de plus plat dans le menu quotidien de la télévision. Quand on voit miauler et racler les violons orientaux ils font durement regretter le kamandja de Badenni chantant à khobbaza son éternel refrain :
« L’amour, l’amour,
C’est pour toujours ».
Quelqu’un me réplique :
- Mais non, Idrissi est très bon, et Badenni n’est qu’un sauvage du Mellah.
Grâce à Nass el Ghiwane, l’ambiance musicale change complètement. Tout a en effet changé vers minuit avec l’arrivée des jeunes Ahouach . Sidi Wasmin était très content dans sa montagne. Il arrêta le vent. Lalla Beit Allah tendit l’oreille à une musique aussi belle. Enfin, le décore est devenu sobre : on dirait que les cadreurs ont changé de regard ; ils ont retrouvé le port. On retrouve enfin Essaouira et sa musique. Mais les Hamadcha et les Gnaouafurent vite expédiés du plateau de la télévision.
La télévision a un pouvoir hégémonique fondé sur la technique. Je quitte l’écran pour aller au port. La ville est vide. Tout le monde est devant son écran. Enfin, on voit le port autrement que ce qu’à la télévision . L’œil de verre de la télévision impose sa vision des choses. Elle produit la nouvelle culture de masse, avec une « écurie » de chanteurs et chanteuses. La télévision se livre à un travail d’homogénéisation en éliminant les particularités locales, en imposant un système de valeur aseptisé et médiocre. À Essaouira comme partout, c’est la télévision en tant que monstre machinique qui a pris le pouvoir.
Le metteur en scène, expédiant rapidement les Gnaoua et les Hamadcha du plateau, les traite comme des sauvages . La culture pour eux, ce sont les permanents de la télévision. Ils sont à la remorque d’une égyptianisation que le mouvement folk des années soixante-dix n’a pas réussi à exorciser. Le pouvoir médiatique a tendance à figer la réalité en la momifiant. La télévision unifie la diversité des cultures locales en la gommant et en la folklorisant. La folklorisation est une muséification de la vie. Comme dans un musée, on a une espèce d’épouvantail à moineaux à la place d’un être vivant qui portait un costume au passé. De la même manière la musique locale est dévitalisée.
La méconnaissance des fonctionnaires déracinés des médias, à la fois du cadre et des acteurs de la culture locale conduit à une présentation décolorée et sans attrait du produit local. On expédie lesHamadcha en une minute, comme si on montrait dans une foire agricole une rondelle de saucisson à déguster. Pour eux, vu de Rabat, Essaouira est un petit patelin perdu avec des nègres qui font du tapage nocturne à l’aide de tambours et de castagnettes en fer. Ils opposent leurs violons monotones qui font regretter le Ribab des Raïs de la montagne. On retrouve là, la problématique soulevée au colloque de Taroudant sur le statut de la culture populaire où l’on a vu des clercs énoncer quelques énormités du genre : « Les chikhates et compagnie, ce n’est pas de la culture ».
La télévision crée un nouveau système culturel : une standardisation de la culture, une vedettarisation des acteurs et des chanteurs et un regard médiatisé. Exemple : au port, le beau décor était fait pour être fixé par l’œil de la caméra, pour des plans de coupe et non pour être regardé par les gens au port. La télévision domestique le réel. Elle l’ajuste aux exigences du récepteur. Et alors, ce qui ne rentre pas dans ce cadre est éliminé. Surtout la culture populaire qui est un spectacle total, qui n’est pas fait pour être directement appréhendé par la télévision.
La culture populaire doit être consommée sur place et sans médiation. Elle passe mal à la télévision, même modernisée comme le folk. Les cadreurs sont entraînés à prendre et à faire ressortir sur l’écran, les violons d’un orchestre de la Radio TélévisionMarocaine. Alors qu’ils ne mettent pas en valeur ces instruments populaires. Une musique rituelle est massacrée par la télévision, parce qu’elle ne supporte pas d’être mise en scène par les autres, qu’il lui faut du temps pour faire monter le hal (transe). Le temps du rituel est cosmique, mesuré par les astres et non par les horloges. Mais le temps de la télévision est chronométré. On donne une minute aux Hamadchaqui ont l’habitude de créer un climat par une lente progression.
Un Souhoum expert en culture populaire est venu spécialement pour commenter ce spectacle, selon le projet de mise en valeur des cultures régionales, est lui-même éliminé avec sa verve au bénéfice dune starlette télégénique et stéréotypée, rodée à l’art de présenter les spectacles de variétés à la télévision. Cette série d’émissions voulait en principe valoriser les pratiques culturelles et musicales localisées. Mais tout cela est déclassé par un même spectacle de variétés qui se déplace d’une ville à l’autre. La part du lion revient ainsi fatalement à « l’écurie musicale » de la télévision.
Dans le port, samedi soir, certains spectateurs tournaient le dos à la scène pour regarder l’écran d’une télévision placée pour le contrôle. Ils regardaient alors et avant tout la « télévision ». Comme le dit McLuhan : « le message, c’est le médium ». Ce n’est pas le contenu du petit écran lui-même, en tant qu’il a capté et digéré l’événement. Tout devient spectacle télévisé contemplé par l’œil tyrannique de la caméra, qui vous impose son regard. On voit désormais les choses à travers l’œil de la télévision.
À Safi, pendant le festival, j’ai vu un halaqi sur une place populaire racontant les événements du jour. À un moment donné, il nous a dit :
- Maintenant, j’ai fini ma journée, je vais rentrer chez moi dire à ma femme de préparer le thé et regarder tranquillement les gens qui se tuent à la télévision.
Il nous a confessé ensuite que, naturellement, il était trop pauvre pour avoir la télévision et que, s’il l’avait, il ne serait pas sur cette place à nous proposer son beau spectacle. Quand tout le monde aura la télévision, il n’y aura plus de halaqi, et bien sûr, plus de halqa.
[1] Le lundi 8 septembre 1986, je publie dans Maroc-Soir cet article intitulé « Autant en emporte le vent » à propos d’une soirée télévisée en direct d’Essaouira.
Les nuits bleues de Sidi Boudhab
Autant que faire se peut, Georges Lapassade pratiquait de l’observation participante auprès de ces confréries de la transe. Il provoquait même des « nuits bleues » pour contribuer à les observer, comme ce fut le cas pour les nuits bleues des Gnaoua à Essaouira(festival de 1980-1982) et au premier festival de Safi(1983), avec les nuits bleues de Sidi Boudhab (le marabout de l’or)..Cette animation était comme un dispositif de visibilité selon l’expression des ethno-méthodologues ou encore un analyseur culturel. Pour comprendre la culture de Safi, il fallait l’organiser, y participer. Dans l’entretien paru par la suite à Maroc-Soir du lundi 1er septembre 1986, Georges Lapassade faisait le bilan de cette expérience en ces termes :
Georges Lapassade et Gianni de Martino devant la zaouia des Hamadcha, sis rue Ibn Khaldoune
Maroc soir. – Il semble que vous avez joué un rôle imporant de conseiller dans la définition du 1erfestival de Safi. Comment l’avez-vous envisagé ?
Georges Lapassade. – J’avais en tête, plusieurs modèles de festivals déjà existants comme ceux d’Asilah-Safir en 1978, d’Essaouira en 1980. L’idée générale était la mise en scène de la ville comme on l’a tenté en son temps à Essaouira. Cela suppose un dispositif permanent d’animation éclatée, de manière à faire bénéficier du festival, tous les quartiers de la cité. On est même allé plus loin en organisant une annexe du festival quasi-autonaume, pour le village de vacances à Souira Kdima et une autre à Youssoufia. Un autre principe était de mettre en valeur la culture populaire locale et régionale, ce qui nous a conduit à enquêter sur cette culture, à rencontrer beaucoup de Halaki sur les places de la ville, ainsi que les acrobates de Sidi Hmad Ou Moussa, dont certains habitent à l’entrée de Safi. Ainsi que les Jilala, les Ouled Bouchta Regragui, les Hmadcha, les Aïssaoua de Safi, qui sont d’une grande qualité musicale dans le Dikr et tous les groupes des Gnaoua. Le modèle souiri du festival, implique plusieurs activités complémentaires : la musique,la danse, le théâtre, le colloque, le cinéma et le journal du festival.
Maroc soir. – Mais ce modèle souiri, pouvait-il s’appliquer à Safi ?
Georges Lapassade. – Oui et non. Formellement oui. Car il est assez facile d’installer des lieux de spectacle un peu partout, d’organiser un colloque, ou même de tirer un journal du festival. Mais Safi n’est pas Essaouira. Par exemple, il fallait à Safi, une organisation assez complexe de transport pour déplacer continuellement les troupes d’un quartier à l’autre et jusqu’à la plage lointaine de Souira Kdima. L’essence de la culture de Safi n’est pas celle d’Essaouira. Chaque ville a ses pratiques culturelles localisées.Ainsi celle d’Essaouira est plutôt mystique avec un rôle dominant de la musique des confréries. A Safi par contre, c’est l’Aïta qui domine dans la culture populaire etla Halkay est plus forte. On s’en est bien rendu compte, quand on a voulu installer à Sidi Boudhab (le seigneur de l’or) des nuits de musiques confrériques avec Gnaoua, Hmadcha et Aïssaoua sur le modèle de ce qui avait fait la partie belle du festival d’Essaouira.
Maroc soir. – Qu’est-ce qui s’est passé à Sidi Boudhab ?
Georges Lapassade. – Une expérience assez étonnante et qui vaut la peine d’être racontée. Nous avons obtenu, non sans peine dela Directiondu Festival, qu’on organise chaque soir à Sidi Boudhab, à l’entrée de la vieille médina, après le spectacle donné dans le château de la mer, une nuit confrérique. Et très vite les difficultés se sont accumulées : on devait chaque soir, avec Abdelkader Mana, qui était invité au colloque, mais qui était avant tout militant de la culture populaire, on devait dis-je chaque soir balayer les poissons pourris qui jonchent la place que protège le marabout. Ensuite, nous devions transporter des nattes avec l’espoir que les gens viendraient s’asseoir selon la tradition de la lila. Hélas, le premier soir, la place était envahie dans une énorme confusion par les curieux. Mais nous n’avions pas à les faire asseoir. Nous avions oublié que Sidi Boudhab à Safi, est avant tout un haut lieu dela Halka, y compris celle des Gnaoua. Et les gens de Safi ne pouvaient pas comprendre immédiatement que les mêmes Gnaoua venaient maintenant à minuit pour tenter d’y instituer le rituel dela Derdebaavec ses transes et ses danses de possession. C’est seulement à la fin du festival, comme par miracle que les jeunes de la médina ont compris le projet et l’ont soutenu. Une immense Jedba animée par les Hmadcha s’est installée vers minuit sur la place de Sidi Boudhab.
Maroc soir. – Quelles conclusions avez-vous tirées de cette expérience ?
Georges Lapassade. – J’ai appris beaucoup dans cette affaire de Sidi Boudhab. Il m’a semblé que cette animation était comme un dispositif de visibilité selon l’expression des ethno-méthodologues ou encore un analyseur culturel. Cette expérience rendait visible la permanence à Safi comme probablement ailleurs, d’une vieille culture de médina, dans laquelle la transe et le Soufisme populaire ont une part de choix. C’est ce qui explique d’ailleurs l’immense succès qu’ont connu dans le Maghreb, les « Jil » par exemple Nass El Ghiouan. J’ai retrouvé cela à Tunis, à Constantine où pourtant la vieille culture maghrébine semble moins vivante qu’au Maroc. Je l’ai aussi constaté à Casablanca après Safi. Là, à Casablanca, dans une vieille médina rétrécie, cette culture reste vivante et enracinée. Peut-être, faudrait-il décrire un jour cette culture de médina à Casablanca dans le contexte offensif de la modernité comme une contre-culture. Pour toutes ces raisons, je me réjouis de constater d’une année à l’autre, que le Festival de Safi continue. Mais ce qui me fait plaisir par-dessus tout, c’est de savoir qu’on a gardé dans le programme du festival, les nuits de Sidi Boudhab. (Entrtien réalisé par Abdelkader Mana)
Les Festivals d'Essaouira
André Azoulay a fondé toute son action pour la ville sur le tourisme et la culture.notamment par l'organisation de nombreux festivals musicaux. Bien entendu toutes ces passions musicales ne sont possibles que grâce au mécénat d'entreprise, des banques en particulier et aux sponsors qui déploient à cette occasion leur logo tel des pavillons battus par les vagues et le vent sur un navire d'Essaouira emporté par la houle des vents alizés. Mais sans l'intervention discrète mais certaine d'André Azoulay le bateau de la musique de ce festival comme des autres festivals et autres colloques n'auraient pas jeté l'ancre dans ces rivages ô combien beaux mais ô combien désargentés aussi...
Vendredi 30 avril 2010:Jour de musique classique à Essaouira. Affiche du talentueux Hucein Miloudi. Au programme J.S.Bach, F.Chopin, F.Liszt, Maurice Ravel et Johannes Brams : les classiques de la musique classique. Rien de moins.En une seule journée avec des musiciens virtuoses à porter d'oreilles, aux sources de la musique la plus raffinée de l'occident.
La patience de l'écoute; un art que partagent mélomanes et diplomates: il faut beaucoup de patiences et d'écoutes attentives pour mieux savourer une sonate; beaucoup de patiences et d'écoutes pour dénouer les écheveaux complexes du monde en tant que jeu d'échec...
La matinée débute par un Don Quichotte romanesque de Maurice Ravel, interprété merveilleusement par le ténor Belobo et la pianiste Larjarrige...Se laisser transporter par cet Othello incarné, retrouver les émotion primordiales du compositeur d'il y a des lustres: une communion mi-religieuse, mi-mondaine.L'esthétique de la science des harmonie entre notes celestes et transport amoureux..Dieu seul sait que derrière cette apparente improvisation se cache des années de travail sur la voix et ses possibilités accoustiques; la voix en tant qu'instrument musical. Et puis qu'est ce que la musique si non ce mystère qui nous met au diapason des beautés celestes.On ne se rend vraiment compte de l'existence d'un langage musical qu'en écoutant les note translucide du piano qui emplii l'espace comme une pluie d'étoiles se deversant sur nos tête depuis la nuit eternelle du cosmos...
Au colloque "Identités et migrations"
André Azoulay, s'entretenant avec les animateurs de la dernière séance consacrée à l'oeuvre de l'écrivain tunisien Albert Mémmi: la conférencière dira que son expérience d'écrivain a commencé lorsqu'elle a pris conscience que les instants vécus sont périssables et de l'urgence de témoigner de moments de notre vie qui risquent de disparaître à jamais... Le Conseiller Royal a rappelé à cette occasion le mérite du premier gouvernement d'après l'indépendance de Abdellah Ibrahim qui avait ouvert aux juifs marocains les plus hautes sphères de l'Etat y compris au sein de l'armée. C'était le temps où un jeune et brillant ingénieur dénommé Abraham Serphaty était le directeur de Cabinet d'un Abderrahim Bouabid alors ministre de l'Economie dans le dit gouvernement. C'était le temps où le brillant mathématicien Mehdi Ben Barka pouvait rêver et réaliser ses rêves, juste avant la scission entre l'Istiqlal de Allal El Fassi et ce qui deviendra l'UNEFP...Une période à marquer d'une pierre blanche parce qu'elle sélectionnait les Marocains en fonction de leur compétences réelles et non en fonction de leur seule allégeance au pouvoir établi ou en fonction de leur appartenance familiale ou religieuse...
L'écrivain Ami Bouganime, et André Azoulay
André Azoulay, comme à son accoutumé abolit toutes les formes de protocole au colloque "identités et Migrations", pour mettre à l'aise tout le monde et donne l'exemple du Festival des Andalousies Atlantique, qui repose sur un concept simple: la rencontre entre poètes, chanteurs et musiciens juifs et musulmans dont la fusion avait fait le succès de l'Andalousie d'Averoès et de Maïmonide.Le festival a pour thème musical le Matrouz,(le brodé) genre musical judéo andalous que défini ainsi le regretté Haim Zafrani, lui-même fils de Mogador: « Dans la trame des poésies hébraïques de style traditionnel, le poète juif insère de temps à autre des strophes ou des vers de langue arabe. Cette juxtaposition, ce passage d’une langue à l’autre, c’est la réalité culturelle et linguistique du Maghreb juif. Mais ce tissu langagier, cet habit dégradé, a aussi une valeur esthétique ; il n’est pas sans évoquer l’art de la broderie, comme l’indique le nom même de ce genre poétique désigné par le terme Matrouz ou poésie brodée. Le trésor artistique des sociétés méditerranéennes modernes connaît des exemples de cette mosaïque, de ce collage non dépourvu de nostalgie, et chargé d’émotion esthétique. »
Aux Carnets nomades de France Culture, André Azoulay déclare :
«Je ne vois pas d’autres cénacles, d’autres festivals, d’autres espaces dans le monde d’aujourd’hui, où cette relation du Judaïsme avec l’Islam , en terre arabe, au Maghreb, puisse trouver cette forme et cette réalité. Essaouira, c’est ce navire amiral qui envoie en code et en lumière et en signaux tout ce qui nous manque tellement, tout ce que nous avons perdu. Cette modernité qu’Essaouira exprime est celle de cet humanisme qui était tout à fait banale ici depuis des siècles. Mais nous sommes en octobre 2010et cette humanisme a déserté nos rivages. Mais ici, il fait escale Vous avez entendu le rabbin Haïm Louk invoquer Allah, invoquer le Prophète Mohammed, c’est quasiment surréaliste pour certains. Les invoquer de la façon la plus sereine, joyeuse et tellement érudite. Alors que partout dans le monde, chez les musulmans comme chez les juifs ; on est ici sur la planète Mars. Mais quelle planète ! Quelle beauté ! Quelle chance aussi ! »
Dans tout le Maghreb, les zaouia citadines, ont servi de conservatoire pour le Modèle Musical Médini d’origine andalouse. Ce modèle a été introduit à Essaouira par les artisans d’origine andalouse aussi bien musulmans que juifs.Il semblerait qu’on venait de loin à Mogador pour consulter David Iflah et David El Qayem sur les noubas andalouses disparues. Et mon père me racontait comment le grand chantre du samaâ d’Essaouira – le père d’Abderrahim Souiri – s’asseyait dans sa jeunesse aux escaliers des maisons juives où avait eu lieu un mariage pour écouter les modulations vocales des pyutims juifs de Mogador, qui sont l’équivalent des bayteïnesdans l’oratorio des confréries de l’extase.
Jour de lumière à Essaouira
Après la tempête des derniers jours de février 2010, l'éclaircie de ce lundi 1er mars : jour de lumière à Essaouira. Au sortir de l'aube je me dis : ce jour est différent, c'est le premier jour de lumière transparente, translucide qui mettra en valeur le blanc et le bleu d'Essaouira. Ni ciel, ni mer, un seul bleu éclat de lumière. Et puis les mouettes, encore et toujours. Elles occupent maintenant le cœur même de la médina. Se chamaillant pour une bouchée de pain endurcie maintenant que la tempête des derniers jours a empêché les arrivages au port et forcé les bateaux bleus à rester à sec sur les quais du port. Elles n'ont plus peur de l'homme, elles sont partout, cependant que se lève le soleil à l'Est des îles purpuraires.
Première prise de vue : la porte du lion : en ce jour qui point, par delà l'horizon le soleil se profile derrière le rideau des branchages d'araucarias. Cet arbre venu d'Amérique Latine s'est tellement bien acclimaté au ville côtière du Maroc qu'il donne l'impression de faire partie du paysage depuis toujours.Je regarde ma montre, il est 7h.17. et je me rends compte qu'on est déjà au premier jour de mars : les tempêtes de février sont déjà loin derrière nous. Je note la lumière du soleil levant sur les crêtes des vaguelettes, les vieilles pierres ocres du port, l'île reverdissante au loin, le flamboiement des minarets et des araucarias se dressant au ciel comme autant de lances de chevaliers Donquichottesques en marche. L'aube et ses humeurs. L'aube et ses lumières. Oui, aujourd'hui, la lumière sera bonne et le ciel serein.
Les photos récentes et en couleurs sont les miennes et celles de mon frère Abdelmajid Mana, rondonneur impénitent à la recherche de ces racines à Essaouira et son arrière pays.C'est le lundi 1er mars 2010 où j'ai vraiment découvert ma vocation de photographe. Plus qu'une question de technique, la photographie est d'abord une affaire de "feeling" et de présence: il fallait être là au bon moment..
La Tour de feu et du vent
Les hippis s'abritaient du vent à Borj el Baroud (peinture Roman Lazarev)
Je note la lumière du soleil levant sur les crêtes des vaguelettes, les vieilles pierres ocres du port, l'île reverdissante au loin, le flamboiement des minarets et des araucarias se dressant au ciel comme autant de lances de chevaliers Donquichottesques en marche.
Petite par son espace, grande par son temps mouvant,Essaouira se prête au regard poétique
Plus je m'approche de Borj El Baroud, cette tour de feu, plus elle prend les allures d'une œuvre d'art sculptée par les vagues et les vents. Elle n'a plus la forme de la tour de guet qu'elle avait au début du siècle dernier avec ses créneaux et ses arcades. Elle semble s'effondrer sur elle-même au milieu des dunes de sable.Elle est maintenant à l'embouchure de l'oued ksob, le lieu de rencontre privilégié de nué d'oiseau après avoir été le lieu des rencontres amoureuses au temps des hippies. En en faisant le tour brusquement deux bétyles phéniciens se dressèrent devant mon objectif ! Une découverte ! Une révélation toute fraîche concernant un lieu visité et revisité depuis mon enfance ! Je n'aurais probablement jamais remarqué une si évidente parenté avec les bétyles phéniciennes de l'île d'en face. C'est la prise de vue qui orienta ainsi mon regard, ma perception et mon analyse. La photographie comme outil de recherche...La lumière de l'aube, c'et aussi la lumière sur le passé phénicien d'Essaouira.Je garde le meilleur pour la fin: ma découverte des bétyles phéniciennes d'Essaouira. Comme disait Hegel: "Au début toutes les vaches sont noires, ce n'est qu'à la fin que l'oiseau de minerve se lève." Ce n'est qu'à la fin que l'éclaircie permet à la lumière d'éclater.
Hamza Fakir n’a que 21 ans et sa peinture a la fraîcheur même de son âge. Son discours porte la marque des rêves qui bourgeonnent à l’équinoxe du printemps : " Un soir, du haut du promontoire d’Azelf, j’ai vu Essaouira illuminée, entourée de noir. Elle semblait flotter dans l’air, nager dans l’eau. Depuis lors je n’ai pas cessé de représenter sa population dans un espace plein. Mes rêves sont toujours limités, à ce petit monde d’Essaouira. L’idée du tableau me vient parfois au début du sommeil. Je commence à imaginer des visages et des formes. Il y a des moments, où je sens vraiment que ma tête va éclater, alors je me réveille et j’essaie d’esquisser un premier croquis. Ça peut demander des heures de travail et de fatigue. Mas juste après, je me sens soulagé, et l’envie de dormir me revient. Quand le matin arrive, je vais sur la plage, et j’essaie de bien développer cette idée conçue dans le rêve du demi-sommeil. Je vais dans mon coin préféré ; un abri en haut des ruines de « la tour du feu.C’est là que je développe mes esquisses, surtout quand il y a beaucoup de vent. J’ai déjà essayé mais je ne pourrais pas travailler ailleurs. Seul, ce lieu hanté par l’histoire et l’esprit du passé, m’inspire. J’y dialogue avec la mer et les pierres anciennes. Comme par le passé, de temps en temps des caravanes venues d’ailleurs, laissant des empreintes de chameaux que rapidement le ressac efface.
La « tour de feu » et la solitude m’inspirent. Delà, j’ai une superbe vue sur la plage immense ; au loin je vois des vaches et je pense à la Corne de l’Afrique, ce bout du monde. Les vaches sont toujours là, le matin, calmes sur le sable. Ce qui est bizarre avec ces vaches, c’est qu’elles viennent soit du sacré village de Diabet, soit de Ghazoua. Elles viennent de bon heure, sans berger, car elles connaissent les chemins de la forêt, qui débouchent sur la mer. En regardant les mouettes et les goélands, dont l’envol m’inspire…
Quand tu t’assois le matin au bord de la rivière, tu vois des oiseaux superbes. Surtout les faucons qui volent vers l’île. C’est surtout le ballet aérien des étourneaux sur l’île et sur la ville, qui m’inspire les formes flottantes de certains de mes tableaux. Une fumée emportée par le vent. Pourquoi les piranhas ?
Parce que tu vois dans la rivière, surtout quand il y a du vent, de jolis poissons, qui sautent en pleine liberté. Ils sont très contents de leur milieu aquatique, limpide et calme. Je les représente sous des formes d’algues, avec des nageoires multicolores et surtout de grosses dents. Si tu les vois avec ces grosses dents, tu diras qu’ils sont méchants, mais c’est tout à fait le contraire, les grosses dents représentent leur sourire : un sourire qui n’est pas tronqué, un vrai sourire du cœur. Je vais sur la plage et j’essaie d’imaginer ce monde.
Quand je me promène seul, dans les ruelles d’Essaouira, le regard ébloui par ses petites fenêtres bleues, et ses murs blancs, je scrute surtout les visages, que j’imagine par la suite à ma façon. Je vois que derrière le voile du sourire, il y a beaucoup de problèmes. Un sourire de masque. C’est surtout cette souffrance derrière le masque que je peins par un cri. Le masque est leur vrai visage. Je représente toujours la souffrance des gens, avec des visages grimaçants. Ce n’est pas de beaux visages, car j’adore beaucoup les films d’épouvante, où les visages font peur.J’ai peints un grand masque sur fond gris.C’est le grand esprit qui n’est pas heureux. Il domine la femme qu’il possède. Sa tête est un volcan, et c’est ma tête aussi. Il est beau, non ? Il crie jusqu’à ce que les larmes jaillissent de ses yeux, dont on voit les vaisseaux bleus qui jaillissent comme l’éclair au milieu du ciel. C’est un masque vivant. Quand les Gnaoua dansent, ils portent aussi leur masque rituel sous la forme d’écharpes multicolores. Avec cet anneau au pied, cet errant qui voyage à pied le sac sur le dos, et ce chameau, j’essaie de faire voir les caravanes qui passaient à Essaouira.
Mais je ne peux pas toujours expliquer mes tableaux, sauf quand je me réveille le matin, que je mets mes mains dans ma poche, et que je marche très longtemps sur la plage. Ce jour-là, je me raconte ma peinture, pendant des heures et des heures. C’est seulement à ces moments d’extase, où la parole vous tient à cœur autant que les images, que j’arrive vraiment à m’expliquer mes propres tableaux. Mais ce sont des moments où les paroles sont adressées au soleil et au vent et non pas aux humains.
Poussant des cris joyeux un couple de hérons se pourchassent, tantôt s’élevant lentement tantôt piquant vers le bas. Une oie sauvage étend ses ailes noires pour accueillir le soleil matinal. La nature semble d’une beauté fragile, éternelle, irréelle.
Le cimetière « rasé » de Bab Marrakech
Potiers à l'entrée du vieux cimetière de Bab Marrakech le nuit du destin
Hier,en passant devant le cimetière « rasé » de Bab Marrakech — il paraît que les musulmans ont le droit de raser les cimetières au bout de soixante-dix ans — et en particulier devant les trois palmiers où mon père disait qu’Abdessalam, son tuteur, était enterré ; j’ai passé plus d’un quart d’heure à lutter contre le trou de mémoire, pour retrouver le nom d’Abdessalam : trou de mémoire pour sépulture disparue. Devoir de mémoire envers mon père et ma mère. Le jour où je m’attaquerais à cette amnésie, ce jour-là, je pourrais peut-être m’autoproclamer « écrivain ».
La "Machina" : la minoterie Sandillon
Abdesslam l’homme à la sépulture disparue qui a élevé mon père vendait de la farine près de la minoterie Sandillon. Le nom de ce dernier figure dans la toute première alliance israelite de Mogador : les élèves de cette école étaient, en juillet 1905, au nombre de 206, dont un Français, le jeune Sandillon. Le local de l’école était au premier étage d’une maison de la nouvelle kasbah – l’actuel commissariat de police. La présence d’une seule école anglaise de filles créait une situation particulière aux enfants des autres nationalités qui étaient obligés de suivre ses cours, c’était le cas des filles de Mr Sandillon, le minotier français de la ville.
Au fond, Henri Sandillon, fils ainé de Ferdinand Sandillon avec maâlem Abdellah
Ce Sandillon, dont je me sens si proche parce qu’il avait fondé au début du XXe siècle, le premier journal que Mogador ait jamais connu. À la fin des années 1980, quand je menais des recherches sur l’histoire de la ville, j’avais retrouvé dans un fichier de la bibliothèque de Rabat, la collection complète de ce journal ! Malheureusement, à chaque demande, le bibliothécaire revenait les mains désespérément vides, me disant que le journal avait disparu. C’était au moment même où la minoterie vacillait sous la violence des vents avant de disparaître à son tour.
Dix ans auparavant la veuve de Sandillon est revenue dans le sillage des nostalgiques français de Mogador.Ils étaient conviés à un somptueux dîner aux langoustes, dans l’ancienne résidence du contrôleur civil qui avait été confisquée par le protectorat au caïds Anflous après sa reddition en 1912, et qui appartient désormais à ce président du conseil municipal qui a pour coloration politique, les oranges. J’ai alors servi de traducteur à ce président araophone dans le style du vieux Makhzen, qui disait comprendre l’émotion de ces revenants, pour qui les rivages de Mogador symbolisaient les temps à jamais révolus de leur jeunesse. Madame Sandillon m’a prise alors à part pour me dire :
« Quand nous sommes arrivés en haut du promontoire d’Azelf, à la vue d’Essaouira au bord de l’eau, je ne pus m’empêcher de pleurer de désespoir ».
Et combien je comprends sa douleur. Je lui disais alors que selon mon père, à l’instar de son mari, il y avait un homme qui tenait boutique de chimères au quartier des Boukhara — où résida la garde noire de Moulay Ismaïl — et qui tenait un journal quotidien de tout ce qui se passait dans la ville : intempéries, hausses de prix, arrivée de caravanes, naufrage de marins …
Les moulins de l'époque
Veux-tu bien que nous ajustions
Son axe au moulin,
Pour moudre en commun
Ton grain et le mien ?
Veux-tu bien qu’en un seul troupeau
Nous mêlions nos ouailles aux tiennes ?
Mais gardes-toi bien
D’y mettre un chacal !
Comment donc, de la plaine,
Surgirait Mogador,
Comment pourrait-on
Haïr qui l’on aime ?
Le vieux cimetière de part et d'autre de Baba Marrakech
À l’époque les quatre portes de la ville se fermaient la nuit, et en dehors des remparts, il n’existait que des jardins potagers et des cimetières. Pour se prémunir contre les caïds de la région qui la convoitaient, la ville tendait à développer une certaine autonomie, en disposant d’une citerne collective en son enceinte plus précisément dans l’actuel marché aux poissons. Au crépuscule un berger faisait rentrer les vaches laitières, que chaque maison possédait avant que les portails de la cité ne se referment.
Des vaches à l'entrée de Bab Marrakech
Un soir qu’il faisait très froid, deux colporteurs qui sillonnaient la région pour y vendre du tissu de melf importé d’Allemagne et des épices – au paradis le Prophète aurait aimé être marchand de tissu et d’épices – entraient en ville après leur tournée dans les souks de la région. Ils trouvèrent les portes fermées au crépuscule parce que c’était le temps de la Siba, le temps où les caïds étalaient le burnous sur la jellaba et faisaient parler le baroud. Le marchand qui resta immobile jusqu’au matin fut trouvé inanimé au pied des remparts, alors que son compagnon qui avait passé la nuit à rouler une grosse pierre, à la manière de Sisyphe, entra prendre son petit-déjeuner tout trempé de sueur en répétant : « Que le lit où coule le flot de notre vie serait étroit, s’il n’y avait le vaste espace de l’espérance ».
Des vaches à l'entrée de Bab Sbaâ
Le mogadorien David Iflah, le chantre du Malhun judéo-arabe qu'Alexis de Chottin cite dans son "Tableau de la musique marocaine", évoque les jardins potagers qui entouraient la ville en ces termes : La betterave provient du potager de Messan,de Bunnif le jardinier et son associé Dda Hammani, ainsi que les aubergines..Leur produits sont vendus sans être pesé et les jeunes de la ville s'y servaient gracieusement pour apaiser leur faim après chaque match de football se souvient maintenant Mr.Abdelkhaleq Louzani, gloire du football national: "Carottes , navets, choux, chou-fleur (bourass) poussaient aux jardins potagers qui étaient exploités aussi bien par les juifs que par les musulmans. On jouait des matchs de foot au « hangar » et au retour tout le monde a faim. On passait par ces jardins pour manger les carottes.
D'entre les jardins potagers (Bin Laârassi)
Mogador - Vue prise en avion au tout début des années 1900 : on reconnait les deux cimetières de Bab Marrakech et les jardins maraîchers qui entouraient la ville.Tout cet espace vert allait disparaître sous les constructions anarchique à partir des années 1960.
.Mogador - Vue général: au premier plan "Bin laârassi", d'entre les jardins(potagers)
Par Bab Doukkala arrivait aussi la fameuse menthe de "Chicht"
Mogador avant la construction de la jetée du port
C'est cette ville qu'avait quitté Eugêne Aubin, pour se rendre à Safi, le 15 novembre 1902 :
« Vers midi notre convoi commençant à s’ébranler par groupes successifs traverse la rue principale de Mogador et sort de la ville par la porte du Nord, qui donne sur la lagune entre des jardins maraîchers et des cimetières. La plage , bordée de dunes sablonneuses, s’étend tout droite et la vapeur d’eau qui vient des vagues noie les contours du paysage. Dix kilomètres plus loin, à la nzalade Chicht , toute la caravane se trouve réunie. Dans le lointain, Mogador forme une apparition très fantastique, s’élevant des sables et de la mer, avec ses grandes murailles crénelées, ses maisons blanches et les tours carrées de ses minarets. »
Jardins maraîchers longeaint les remparts du côté de Bab Doukkala
Les dits jardins se situaient sur la lagune qui entourait la ville et qui était connue sous le nom vernaculaire de "loughrad"(le terreux) .Le jonc y poussait avec abondance faisant ombre dense où nichaient les pics-boeufs: dans cette lagune qui entourait l'îlot sur lequel est bâtie la ville ; on enduisait ces joncs de suie fondue des chombre à aire des becyclettes et on attendait patiemment que vienne s'y prendre l'un de ces tendres oisillons convoités....
C’était au temps, où à la veille de la fête du sacrifice, les enfants chantaient encore la fameuse comptine dénommée Qûbaâ ( la pie ), qui fait partie de ce que Halbwachs appelait « les cadres sociaux de la mémoire »:
Pie, ahah !
Carrelée, ahah !
Viande fraîche, ahah !
Et n’égorge, ahah !
Et ne dépèce, ahah !
Jusqu’à ce que vienne, ahah !
Moulay Ali, le doré !
Il a bu une sangsue,
Aussi grande que l’astre !
Pour guérir ? Ahah !
Sueur d’ensens, ahah !
Où est l’ensens ?
Chez l’herboriste !
Où est l’herboriste ?
Dans la cithar !
Patronne de la maison
Par-dessus l’olivier !
Cette maison est la maison de Dieu !
Et les disciples, esclaves d’Allah !
Donne moi quelque chose,
Si non, je pars,
En rampant,
Comme le serpent
Providentielle ! Haw ! Haw !
Sur l’olivier! Haw! Haw!
Cette maison est la maison de Dieu !
Libérez-nous ! Providencielle ! Haw ! Haw !
La maîtresse de maison leur donnait alors un mélange de henné, de sel et d’orge, que le bélier devait avaler avant d’être sacrifier par Moulay Ali le doré. Actuellement ces comptines oubliées ne sont plus évoquées que par de vieux souiris, lorsqu’ils parlent des années folles de leur enfance. Après l’école coranique, les enfants étaient principalement déstinés à un travail manuel, la marqueterie, en particulier.
Pêche à la ligne au pied des remparts du côté du Mellah :" les enfants de Mogador se rendaient chaque vendredi aux jardins maraîchers qui cernaient la ville pour apaiser leur faim en croquant des carottes fraîches après un match de football puis à jarf lihoudi (le rocher du juif) au pied des remparts du mellah, pour la pêche aux crabes.Il y avait beaucoup de sarres qui arrivaient avec la marée montante et qu'on pêchait là-bas.Les juifs aussi pêchaient près de cet îlot qui porte leur nom» se souvient aujourd'hui M. Abdelkhaleq Louzani, gloire du football national.
Les produits des jardins maraîchers arrivaient chaque matin au marché par Bab Doukkala.
Dans l'un des fours d'Abibou, situé au coeur de l'ancienne kasbah offiçiait kadouche dont David Bouhaddanam'envoie la photo accompagnée de ce commentaire: "Abibou a fait le pain mais c'est kadouche qui s'occupait de la cuisson. En plus c'etait lui qui as cuit les dafinas de la pluspart des juifs.Meme messaouda de l'hotel atlantic et mira de l'hotel centrale etaient clientes chez lui."Le jeune David Bouhaddana (enhaut en campagnie de l'acteur Michel Piccoli lors du tournage au port dans les années 1970 de scènes de "La poudre d'escompettes"et Mustapha Khalili(en bas), le chantre du malhûn souiri et le digne successeur d'Abdellah Abibou qui s'occupait de la cuisson du repas du shabbat, dénommé skhina (de la racine "skhou"chaud); dont le professeur Joseph Chetrit m'envoie une qasida du genre malhun en arabe udéo - arabe, intitulée әl-qṣἱḍɑ d-әs-sxinä qu'avait consacré le chantre mogadorien, David Iflah à ce plat traditionnel.
Le chant du plat chaud du shabbat
de David Iflah (Mogador/Essaouira 1867-1943)
Le repas chaud du shabbat procure une jouissance suprême; parfaitement préparé. il offre tous les délices, dont se délectent les amis et les frères réunis.
Voici la description explicite de la marmite: elle est resplendissante, blanche et brillante, de taille largement suffisante, fabriquée à l’ancienne
Elle porte les gros pois chiches, qui baignent dans leur huile, formant une sauce alléchante, de couleur dorée.
Les grosses boules de viande, le pied et la langue, avec des poulets farcis et d’autres sans farce; ajoutez-y les pommes de terre du Yémen
Des œufs blancs comme un tissu de lin, achetés après avoir été choisis et sélectionnés par un européen averti, et payés bien plus cher.
Mettez-y des morceaux de viande bien gras, du faux filet, de la poitrine et de l’épaule, provenant d’un bœuf clément, et la base découverte ou voilée des côtes.
Les grains de blé couleur d’ambre, reposent bien cuits au milieu de graisses ruisselantes, provenant de la moelle des os.
Je l’ai vue passer en direction du four, sur les mains d’une servante décorée de henné, originaire du pays des Noirs.
Regardez ˤAkiku avec ses verres, affaissé et tout couvert de suie, de torchons sales, se vautrant tout nu dans la cendre.
Regardez Ben u-Hatta roulant son ivresse, se cachant exprès entre la fosse du four et les planches rondes à pains, surveillant les voleurs.
Les plats chauds des différentes communautés comportent des oignons, des coings et des fayots couleur de raisins secs, ainsi que des lentilles pareilles à des coraux.
Regardez les amis et les proches parents, qui se réunissent tous affamés pour [le repas du shabbat], accourant bien perspicaces au festin
Les fourchettes à l’ancienne, des serviettes et des nappes de soie fine, brillant de leurs fils d’or.
Son odeur réveille les souffrants, par ses épices et le fin safran, et par son apparence couleur d’or.
Dans le salon étincelant et joyeux, couvert de tapis, de matelas et de coussins en soie fine, nous avons réjoui tous ceux qui ont bu et ont resplendi de bonheur
Faites revigorer les esprits par des bouteilles, de maħya blanche et de maħya rouge couleur de perles, distillée par des fins connaisseurs.
Le vin coulant à flots, l’absinthe, le brandy et le gin purifient mes chants, avec l’anisette blanche de couleur
Le cognac calme les ardeurs, mais ne négligez pas le célèbre rhum des Bermudes flamboyant dans les verres, étincelant comme des éclairs.
Des conserves au citron remplissez des pots: cornichons, moutarde, ainsi que les alléchants piments au vinaigre, avec la salade aux tomates et au piment fort.
La betterave provient du potager de Messan, de Bunnif le jardinier et son associé Dda Hammani, ainsi que les aubergines.
Les câpres valent leur prix cher; ne manquez pas les olives cassées à la manière de Taroudant, ainsi que les citrons couchés à l’huile d’olive.
Les radis couleur d’or sont acompagnés d’une salade de gros concombres à l’oignon blanc, de carottes, de citrons confits et de figues jeunes.
Quand le plat est arrivé à la maison, le logis a resplendi; c’est le maître mets dont l’odeur m’enivre. Notre joie est complète et notre fortune a embelli.
Mon nom est livré ici explicitement: le maître Dawid Iflah, qui s‘y plaît bien; je l'ai composée contre les [mauvais] yeux des ennemis.
әd-dritkä
Le plateau de thé offre de la jouissance, avec les deux théières et les verres dont la couleur m’enchante, on dirait un parterre de coquelicots.
Voici le détail des verres: le bleu violacé, le jaune du genêt ainsi que le vert me ravissent; ceux qui ont la couleur du coucher du soleil raniment les esprits.
Ajoutez-y le rouge vif éclatant, ainsi que le violet vert et doré du cou de pigeon indien, avec le bleu ciel teinté d’or.
N’oubliez pas les verres couleur de poils de chameau et de corail, ainsi que ceux qui sont d’un jaune rosé des jujubes, avec en dernier ceux à la couleur beige de pois chiches tout comme ceux qui sont du beau jaune verdâtre des roseaux.
Installe ensuite la bouilloire en beau métal jaune sur son réchaud, dont les braises se consument d’amour et de passion pour le plateau et les verres
Mettez à la tâche deux petites servantes noires du même âge, portant carafes, serviettes et tasses, celles dont l’ancêtre était gouverneur du pays des Noirs.
Texte extrait d’une étude culturelle et linguistique, sous presse,que le Prof. Joseph Chetrit a consacré à ce poème intitulée: Délices et fastes sabbatiques.( Edition et analyse d'uneqaṣi:dajudéo-arabe d'Essaouira/Mogador sur le repas festif du sabbat)
Avant de commencer la journée, j'ai pris des baignées croustillons au « Sefnaj » - un mot arabe qui dérive du persan «isfanj » probablement parce que ces baignées sont originaires d'Ispahan - puis une soupe de fèves (bissara) à khobbaza, marchants de pain de seigle bien chaud en cette heure matinale, où d'habitude se retrouvent, à chaque aube naissante, les marins du vieux port, pour partager un bon thé d'absinthe (chiba) qui a la réputation de réchauffer le corps et les cœurs juste avant d'affronter les embruns et les frimas de haute mer. Mais aujourd'hui, aux cafés maures de khobbaza, rares sont les marins parmi la clientèle de l'aube : là aussi c'est signe qu'il n'y a pas de sortie en mer.
En sortant de la maison, je passais d'abord par le marché aux grains où j'étais ébloui par le ballet des pigeons autur des marchands de blé et de maïs:
Enfant, j’ai jeté tous mes cahiers à la mer
Et je suis revenu avec des coquillages et des îles
On me donnait zéro
Et mes yeux d’enfant me donnaient
Le point lointain de l’univers.
A l'aube je prends ma première image de l'artère de Souk Akka, où enfant j'achetais des baignées en me rendant à l'école;Au bout de cette artère de Souk Akka, à la sortie de Bab Marrakech, se trouvaient les deux plus vieux cimetières de la ville que Tahar Afifi, alors président du conseil municipal de la ville avait ordonné de raser dans les années 1980. J'ai appris plus tard que mon père s'accoudait au muret de ce vieux cimetière pour prier pour le repos de l'âme de ma grand mère Mina , pour notre aïeul Hajoub Nass Talaâ (surnommé "mi-pente" parcequ'il avait dit au caïd Rha qui inspectait les caisses d'amandes du port vers 3h du matin: "Ma gachette est à mi-pente"; que je suis éveillé; c'est lui qui aurait édifié le toit peint (Barchla) de Sidi Mogdoul en tant que maâlam Brachlya).
Le vieux cimetière de Baba Marrakech
Au fond les palmiers où mon père disait qu’Abdessalam, son tuteur, était enterré. L'espace entre les deux vieux cimetières était très animé surtout lors de la fête de âchoura Hier, en passant devant le cimetière « rasé » de Bab Marrakech — il paraît que les musulmans ont le droit de raser les cimetières au bout de soixante-dix ans — et en particulier devant les trois palmiers où mon père disait qu’Abdessalam, son tuteur, était enterré ; j’ai passé plus d’un quart d’heure à lutter contre le trou de mémoire, pour retrouver le nom d’Abdessalam : trou de mémoire pour sépulture disparue. Devoir de mémoire envers mon père et ma mère. Le jour où je m’attaquerais à cette amnésie, ce jour-là, je pourrais peut-être m’autoproclamer « écrivain »Abdesslam, l’homme à la sépulture disparue qui a élevé mon père vendait de la farine près de la minoterie Sandillon. Le nom de ce dernier figure dans la toute première alliance israelite de Mogador.À l’époque, il y avait encore des consuls européens dans la ville.Lambrojo, le consul d’Italie avait une minoterie en face de la maison où je suis né
Les vieux cimetières de Bab Marrakech
« Nous sommes nés d'une poussière d'atome etnous redeviendrons poussière. ». Cette formule usuelle indique que pour les musulmans, la dépouille mortelle n'est pas si importante ; et que ce qui importe est l'âme qui monte au ciel : « Ils t'interrogent au sujet de l'âme, dis : l'âme relève de l'ordre de mon Seigneur. Et on ne vous a donné que peu de connaissance. » (Sourate 17, verset 85). L'Islam fait ainsi le distinguo entre « Rûh » (l'esprit) que Dieu rappelle auprès de lui, qui est d'essence éternelle et la « Nafs » (le souffle vital), objet des désirs, qui est périssable avec le corps. Dans l'un de ses quatrains mémorables, Omar Khayyâm disait : « Allèges le pas car le visage de la terre est recouvert des dépouilles des morts. ». Ce qui importe ainsi pour l'Islam, c'est l'âme qui monte au ciel, attitude diamétralement opposée au Judaïsme qui accorde une grande importance à l'intégrité du corps après la mort et surnomme le cimetière « Beit Haïm» (la maison des vivants)
Mogador - Porte de Marrakech
Le commerce caravanier a continuer d'affluer vers Mogador bien après le déclin de la ville à la fin du 19è siècle comme on le voit sur ce clichet pris le 4 juillet 1927
Adossée au rempart, la chambre où on lavait les morts était juste à droite en sortant de Bab Marrakech.Pour apaiser le mort et réconforter la conscience endeuillie des vivants, l'oraison funèbre disait:
Sobhâna di lmoulki wal malakout
Sobhâna di lîzzati wal jabarout!
Sobhâna l'hay alladi la yamout!
Asabbouh, al qoddous, Rab al malaîkati wa ruh!
Jah n'bi qaddamnak, ya moulay tarhamna!
Grâce soit rendue à celui qui a la royauté de tous les royaumes!
Grâce soit rendue à celui qui a le pouvoir sur tous les pouvoirs!
Grâce soit rendue au vivant qui ne meurt jamais!
Le primordial, le sacré, le Dieu des anges et de l'âme!
Nous t'implorons au nom de ton Prophète, que ta clémence soit sur nous!
Cette oraison funèbre était déclamée sur le mode musical andalou dit "laghriba"(l'exilée au royaume de l'ombre), dite aussi "ghribt lahcen". Ce mode musical on le trouve également dans le malhûn chez les Hamadcha et les Aïssaoua.
Au bout de la nuit du destin Laylat El Qadr, les habitants se rendent au cimetière pour y déposer ces poteries sur les tombes de leurs proches. Et à la veille du 1er Moharram, jour de l’an musulman – annoncé par la nouvelle lune — le rythme de la Dakka envahit les rues de la ville. C’est le rythme à l’état pur. Au dixième jour de ce mois sacré, on chante le rzoun. Dans le carnaval de l’achoura, il y a enchevêtrement de pratiques sacrées et profanes.Le lendemain de la nuit chaude de achoura, au levé du soleil, on s’asperge d’eau de zem - zem et on se dirige vers les vieux cimetières de la ville pour les asperger à grande eau. Dans les cimetières, avec baba achour, on enterre pour ainsi dire l’année écoulée. On couvre les tombes d’eau de rose et de basilic sauvage (rihan). Un marchand qui vend cette plante du paradis aux abords du cimetière nous dit : « Hier, a eu lieu la nuit de la Dakka. Tout le monde y participe avec joie jusqu’à l’aube. Les gens se rendent au cimetière pour visiter les morts. Ils trouvent les figues sèches, le basilic sauvage, les palmes de palmiers, l’eau de rose, les poteries qu’ils mettent sur les tombes et les jouets qu’ils achètent pour leurs enfants. Après avoir visiter leurs morts, ils rentrent tout contents chez eux. » Durant la séquence de la Dakka, le clan Ouest de la ville, celui des Béni Antar se retrouvait à la porte de la mer (Bab Labhar), alors que leurs adversaires du clan Est des Chebanate se retrouvaient au seuil de Bab Marrakech. La première porte était dite hantée par Aïcha Qandicha, (la démente de la mer). La seconde porte se situait entre les deux vieux cimetières de Bab Marrakech (rasés au court des années quatre-vingt). Le tapage nocturne des uns vise à exorciser les génies, et celui des autres à réveiller les morts.
Ceux qui n'ont pas de respect pour les morts ne peuvent pas en avoir pour les vivants.Dans le monde entier, le rasage d'un cimetière est considéré comme une profanation, sauf chez nous où les morts doivent doublement disparaître pour laisser place aux speculations immobilières. On dit de la mort qu'elle est un scandale mais le véritable scandale est de ne pas tenir compte de la mémoire des vivants qui sont en fait des morts-vivants puisqu'ils n'ont aucun droit au chapitre quant aux affaires de leur cité : de facto "les élus" eux-mêmes sont considérés comme de simples représentants du Makhzen, c'est à dire de la volanté de Dieu sur terre.Ainsi donc le manque de démocratie nous prive du droit de nous recueillir sur nos morts en soustrayant leurs dépouilles à nos prières et à nos souvenirs....Le type reponsable de ce forfait en tant que président du conseil municipal, on le disait lui-même ancien gardien de cimetière du temps du Glaoui, avant de finir sa carrière de politicien comme ministre chargé des relations avec le parlement au nom de "l'Union Constitutionnel"! Ceux qui désapprouvaient sa profanation et sa politique municipale (c'est encore lui qui rasa les magnifiques cabines de la plage de notre enfance, qui s'ouvraient sur la mer comme des arrêts de poissons) se contentaient de l'appeler sous cape tantôt "le Boss" tantôt "le Cobra".... Le Conseil Municipal d'alors justifiait ce rasage de nos tombes en disant que l'Islam autorise la disparition d'un cimetière - soit une double disparition des disparus - après soixante dix ans de son existence. Ce qui n'est pas le cas des cimetières marins juifs qui existent là depuis les Romains et les Phéniciens. Pourquoi avoir touché à la tombe de Mina ma grand mère ? Une question douleureuse et lancinante qui me tarrode encore et toujours...C'est aussi, parce que nous autres les locaux, nous n'avons jamais eu de pouvoir de décision au niveau local. On est dans les petits métiers, d'artisans, de marins, d'instituteurs,dans une espèce de marge réduite de facto au silence; celui des morts-vivants, celui des marges indiscibles : c'est ce qui en moi attira la sympathie d'un autre illustre marginal, d'un marginal professionnel dénommé Georges Lapassade. Marge des marges : Je viens de découvrir que la pluspart des marchands de fruits et légume de la ville sont originaires des Ida Ou Gord, la tribu riveraine de l'oued Ksob qui, chaque hiver, déverse ses allovionnement sur ces rivages
The children holiday , the Aashourah swings
L’hiver, les étourneaux , ces oiseaux solaires qu’on appelle zerzour, forment un immense « boa volant », qui orne le ciel et se confond avec lui. Calligraphie céleste, noria tournoyante au crépuscule. Ces oiseaux sont les gardiens de l’île, ou peut être la réincarnation des âmes qui la hantent encore.
Y hasra ! Hélas! Les naoras de notre enfance!
Ces balançoires en bois qui étaient de toutes les fêtes jusqu'aux tout début des années soixantes en ville, étaient encore en usage en milieu rural jusqu'à une période récente comme j'ai pu les observer en participant au printemp des Regraga en 1984: De loin, on entend les baroudeurs inaugurer la nouvelle étape comme pour signifier que c’est d’abord en guerriers que les Regraga ont rendu visite à chaque tribu. Nous quittons « cette forêt mahométane » où Jean Genet voyait « des Bouddhas debout ». Le chameau qui porte les norias de bois nous dépasse ; le jeune chamelier écoute sur cassette une aïta des tribus côtières :
« Allons voir la mer
Restons face aux vagues jusqu’au vertige »..
Les ailes du vent
A chaque jour suffit sa peine.
Le vendredi 12 mars 2010, je devais envoyer le manuscrit de la nouvelle version de mon livre sur les Regraga aux éditions MARSAM, mais étant fatigué, je me suis assoupi en écoutant Chopin. En fin d'après midi je m'asseois sur un banc non loin du port. La lumière n'est pas extraordinaire ce jour là, mais brusquement je m'aperçois d'une intense activité des goélands du côté des poissonniers. Je décide alors de prendre quelques images, avec la certitude que certaines seraient assez extraordinaires. A mon retour à la Kasbah, je rencontre mon ami le poète Moubarak Erraji attablé à la terrasse d'un café non loin de la pâtisserie Driss. Il va bientôt publier un recueil de poèmes dédié à son fils, intitulé « Berceuse pour Adam ». Il faut signaler que notre ami a déjà été consacré par le prestigieux prix Al Bayati qui consacre les jeunes poètes du monde arabe. Moubarak Erraji a reçu ce prix à Damas en 1998, pour son recueil "contre la terre ferme".
Je lui montre les images que je viens de prendre au port, des goélands portés par le vent. Il me dit : " Avec les ailes de l'une d'entre elles, entremêlées au ciel et au vent, l'image donne l'impression de formes surréalistes."
Moubarak Erraji était en train de lire des Haïku Japonais. Je note au hasard celui-ci :
Silence
Le chant des cigales
Pénètre les rocs
Des Haïku, Moubarak Erraji, en produit lui-même, mais en arabe, avec une sensibilité particulière. Il me cite celui-ci, sur la mer, le vent et les oiseaux de ces rivages :
Après la marée haute
La mer s'est apaisée
Comme un nourrisson fermant ses yeux
Dans un berceau bleu
Et puis encore celui-ci :
Entre une vague et une autre
La non-ligne abstraite de l'écume
Sa mousse portée aux quatre vents
Et ses bulles d'où se penchent les milles yeux des créatures
Que j'ai vu jadis dans un rêve à venir
Et pour finir le jeune poète me recommande de conclure par celui-ci :
Les mouettes sont des vagues qui prennent leur envol
Et les vagues, des mouettes qui grondent
Quand on brise une vague
Une aile vous pénètre profondément
Et quand on brise une aile
Une vague vous pénètre profondément
Ecoutez les trois mouettes briser leurs oeufs
Comme si la mer surgissait du sable pour la première fois
Avec comme notes musicales : l'éclosion d'œufs de mouettes
Un peu plus tard, la lumière a complètement changé, je décide de prendre cette dernière image à la tombée du jour et d'intituler cette note: "Les ailes du vent". Dimanche 14 mars 2010, vers la mi-journée, la mer avait une couleur vert-bleu qui m'attire et qui me plaît : elle donne aux vols des goélands une allure plus majestueuse et plus poétique encore
Le soir, je montre les dessins géométriques et floraux, ces "marqueteries" qui restent de notre père et que je viens de publier dans ma note"les marqueteurs d'Essaouira" . Il trouve les pièces belles et rares, en ajoutant que les Marocains sont actuellement en dehors de leur mémoire, "hors-mémoire", comme on dit "hors-zone", mais il viendra un jour où ils seront obligés de s'occuper de leur patrimoine. En faisant part de cette réflexion de mon frère Majid.à mon ami le poète Moubarak Erraji, celui-ci me rétorque alors:
- Celui qui est sans mémoire, se situe à la marge froide de l'avenir. Nous aurions aimé avoir une continuité dans le souffle de la mémoire de ton père, les autres oeuvres de sa vie, et pas seulement ces vestiges de "touriq" (marqueterie), ainsi que des autres artisanats de la ville. Malheureusement, il y a des trous dans cette mémoire de la ville et de ses hommes.
On s'est retrouvé au même lieu, mais pas au même temps. Nous étions tous les deux égarés, dans l'incertitude des temps qui courent. Ni moi, ni lui, nous ne savons de quoi demain sera fait. On ne veut ni faire sourire la carte postale, ni la faire pleurer, mais nous rêvons de jours meilleurs pour cette ville...Il n'y a pas seulement les différents moments de la journée où le visage de la ville change : c'est chaque minute que les envolées elliptiques des goélands prennent une nouvelle coloration : ce vert-turquoise d'aujourd'hui que j'aime beaucoup..
Je me lève pour commander mon café et voilà qu'à l'autre bout de la terrasse; j'aperçois mon ami David Bouhaddana, assis coude à coude avec le Palestinien Saâd Abou Tammam, originaire de la ville de Safad (à côté de Thébiriade), sur le mont Canaân:
- Mais c'est un très ancien nom que ce Canaân? lui dis-je
- C'est le nom des premiers habitants de la Palestine : ce sont les Canaânéens qui ont reçu Abraham et le peuple juif lors de leur exode d'Egypte, d'où il fuyaient Pharaon...
Saâd Abou Tammam a connu l'histoire d'un autre exode : celui du peuple Palestinien en 1948. Il s'est réfugié alors avec sa famille en Syrie et vit actuellement en Suèd. David Bouhadana qui est né à Essaouira, vit pour sa part depuis de nombreuses années à Marseille. Saâd lui dit:
- Je n'ai absolument rien contre toi, en tant que juif marocain.Nous avons nos extrémistes et ils ont les leurs, mais nous sommes tous les deux pour la tolérance, la cohabitation et la paix.
- Formidable message de paix que tu viens de noter ce soir mon cher Mana! s'écrie David Bouhadana en serrant très affectueusement la main de Saâd Abou Tammam le palestinien.
L'un vit en Suèd , l'autre à Marseille et c'est l'honneur d'Essaouira, ville de la cohabitation et de la tolérance de les réunir fraternellement et humainement ainsi par delà le bien et le mal, par delà les religions et les nationalismes : l'humanité souffrante, l'humanité aimante les a réunie.
Le Rzoun de âchoura
Personnages du carnaval de l'achoura à Mogador au début du xx ème siècle
Pour Marcel Mauss, la notion d'art est intimement liée à celle du rythme :« Dès qu'apparaît le rythme, l'art apparaît. Socialement et individuellement, l'homme est un animal rythmique ». À la veille du 1er Moharram, jour de l'an musulman - annoncé par la nouvelle lune - le rythme de la Dakka envahit les rues de la ville. C'est le rythme à l'état pur. Au dixième jour de ce mois sacré, on chante le rzoun. Dans le carnaval de l'achoura, il y a enchevêtrement de pratiques sacrées et profanes.
Hier, le mercredi 26 mai 2010, l'artiste Hamza Fakir m'a invité à déjeuner dans son atelier pour discuter de ses toutes dernières oeuvres qui portent sur l'arganier, symbole d'enracinement local. Nous avons évoqué tout les deux l'intérêt que porte Aïcha Amara à son art, à son style et à sa peinture: nous ne savions pas encore qu'elle n'était plus de ce monde! Hier Aïcha est morte, aujourd'hui, nous recevons sa terrible nouvelle...Le vieux chant du Rzoun évoquait ainsi la mémoire de son homonyme "Aïcha Bali" :
Trônant sur son fauteuil
Agitant l'éventail : Aïcha Bali.
Parée de bijoux, diadème magique
Sur le front : Aïcha Bali.
Aïcha, Aïcha, soit heureuse
Nous sommes partis.
La belle a dit :
Compagnon, je t'en prie,
Que me veulent ceux qui m'interpellent ?
Il n'y a rien à dire,
Il est temps que je m'en aille...
Que disait le chant oublié de la ville ? Il parlait d'amour et de mort. Je revois encore les Hamadcha restituant pour une dernière fois ce chant. C'était en 1983 : mon père eut une occlusion qui faillit l'emporter, et à laquelle il a surviécu vingt ans parce qu'il avait une constitution physique solide. Son corps était sculpté par le bois qu'il n'avait pas cessé de travailler sa vie durant. Il se souleva péniblement pour écouter à la fenêtre la rumeur du Rzoun qui montait de la ville. Les mille voix des Hamadcha scandant le chant de son enfance retrouvée. Ce soir-là, les Hamadcha étaient beaux comme dans un rêve, tristes comme dans un linceul..
Durant la séquence de la Dakka, le clan Ouest de la ville, celui des Béni Antar se retrouvait à la porte de la mer (Bab Labhar), alors que leurs adversaires du clan Est des Chebanate se retrouvaient au seuil de Bab Marrakech.La première porte était dite hantée par Aïcha Qandicha,(la démente de la mer). La seconde porte se situait entre les deux vieux cimetières de BabMarrakech (rasés au court des années quatre-vingt). Le tapage nocturne des uns vise à exorciser les génies, et celui des autres à réveiller les morts.
Après le repas du jour de l'an, les femmes et les enfants allument des bûchers dans chaque quartier. Les femmes stériles qui désirent un enfant ou celles qui espèrent marier leur fille, effectuent des rondes autour des feux de joie et sautent au-dessus des flammes par trois fois en chantant avec les enfants. Le brasier symbolise le bûcher dans lequel les païens avaient jeté le prophète Abraham : obéissant à l'ordre divin, les flammes se refroidirent. Le rituel de l'Achoura dure toute la nuit et vise à exorciser le chaos naturel ou humain qui menace l'ordre de la cité. La cérémonie prend un caractère particulièrement organisé dans les anciennes villes du Sud à forte population berbère.
La Dakka est en effet une phase chaude qui se déroulait du crépuscule jusqu’à minuit. Autorités et notables participaient également au rituel : le carnaval abolit les barrières sociales le temps d’une nuit :
C’est l’Achoura mois des folies,
Même le juge frappe son tambourin !
[/i]C’est une fête de libération et de transgression des interdits. Pour les femmes, c’est l’opposé de la fête du Mouloud qui célèbre la naissance du prophète et avec lui la canonisation des tabous :
C’est l’Achoura, nous sommes libres, ô madame !
C’est au Mouloud que les hommes commandent, ô madame !
[/i]Le Rzoun que chantent les sages est une théâtralisation de conflits réels qui opposaient les deux clans de la ville : ce chant inachevé et improvisé est une production collective. Chacun y va de son couplet afin de contribuer par sa verve à l’affaiblissement du clan adverse. La force d’évocation vient des milles voix, de cette répétition sur plusieurs registres mélodiques, tantôt tristes, tantôt nostalgiques, traduisant une cassure quelque part.Le chœur est réparti en deux : la partie orientale (la natte) et la partie occidentale (la couverture). Le haut et le bas reproduisent ici symboliquement le ciel qui recouvre la terre, soit le plan humain et le plan extrahumain. À tour de rôle les deux parties du chœur chantent la mélopée, tandis qu’ils font résonner lentement leurs tambourins. La phase musicale chantée par une partie hésite en son milieu en une longue modulation vocale au terme de laquelle elle est « saisie » par l’autre partie qui enchaîne. Cette modulation hésitante entre la natte et le linceul, la terre et le ciel, symbolise d’une façon tangible la transition marquée par cette nuit de l’Achoura entre le cycle écoulé et celui qui s’ouvre.Ainsi à la phase agitée de la Dakka succède la phase paisible du Rzoun, à la dialectique de la violence où prédominent les célibataires, succède la sagesse des vieux. La Dakka se déroule en position debout et sans parole ; le Rzoun se déroule en position assise, et le rythme lent et faible des tambourins n’est plus qu’un simple support au chant .La compétition chantée était encore vivace entre les clans de la ville. :
Essaouira la belle n’a pas de pareille
Jusqu’au Yémen
Ses hauts remparts sont bénis
Par la protection des saints
Par Sidi Mogdoul qui a une citerne
Devant sa coupole
Permettez-moi donc d’avouer
Les soucis qui m’oppressent
Et si je meurs que personne ne me pleure
C’est pour toi mon bel amour
Que j’en appelle à la muse
Sois donc sans réserve
Et sers-nous les coupes de cristal.
Sois donc sans réserve
Et sers-nous la fine fleur à fumer.
Trônant sur son fauteuil
Agitant l’éventail : Aïcha Bali.
Parée de bijoux, diadème magique
Sur le front : Aïcha Bali.
Aïcha, Aïcha, soit heureuse
Nous sommes partis.
La belle a dit :
Compagnon, je t’en prie,
Que me veulent ceux qui m’interpellent ?
Il n’y a rien à dire,
Il est temps que je m’en aille.
Vaillant compagnon, frappe ton bendir
La nuit est encore longue.
Vois donc les Béni Antar qui s’essoufflent
Avant même que ne vienne l’aube.
Mais quel est votre chef, ô Chebanate ? !
Ossman à la tête bossue et à la bedaine
Serrée d’une cordelette ?
Et qui est votre chef, ô Béni Antar ? !
Ali Warsas traînant son chien
Éternellement sur son âne ?
Qu’est-il donc arrivé aux Béni Antar ?
La mer les a emportés, que Dieu nous en préserve.
Vaillant compagnon frappe ton bendir
Et porte les amendes sur les barcasses
Les voiliers attendent au large.
Comment se fait-il que le gerch d’argent
Devienne le dirham de papier ?
Voilà l’origine du profit et du vol
Commerçant spéculateur,
Artisan grâce à sa bourse mais sans métier,
Est de dire : donne !
Lune ronde toute grande, faites la ronde
Moi, je ne veux pas du vieillard
Mais c’est la volonté de Dieu
À Derb Laâlouj, j’ai vu des yeux d’un tel noir
Si tu savais ô mon frère, combien ils m’ont ravi !
Ô toi qui s’en vas pour Adour,
Emporte avec toi le Nouar !
Je ne veux pas me marier
Mon compagnon m’offre
La coiffe rouge de Marrakech
Comme tu es belle !
Le beau garçon aux yeux brillants
Qui valse dans la salle
C’est le fils d’Alhyane
Il porte un poignard
Ô madame, au cordon de soie…
Vaillant compagnon, frappe ton bendir
Vois donc venir l’aube
Que le maladroit qui ne sait point parler
Ne vienne pas en notre compagnie.
Quant à nous, nous ne bougerons pas d’ici
Nous resterons assis calmement
Ahna gaâdine asidi ba’Rzounou.
Orchestre de Malhun au marché aux grains avec khalili au micro 1983
Juste à côté de la porte de la marine, il y avait une grue aujourd’hui disparue. C’est du haut de cette grue qu’Ali Warsas serait tombé en se brisant irrémédiablement une jambe. Depuis lors, il ne se déplaça plus que sur son âne au point de devenir l’objet d’un fameux couplet du Rzoun le chant disparu de laville. Le clan des Chebanate, le quartier Est de la ville chantait :
Qui est votre chef ô les Béni- Antar ?
Ali Warsas, toujours sur son âne suivi de son chien !
Ce à quoi le clan Ouest des Béni- Antar répond :
Et qui est votre chef, ô les Chebanate ?
Osman à la tête bossue,
Et qui avait en guise de ceinture, une cordelette ?!
[/i]Ali Warsas qui avait émigré en Angleterre, en était revenu marié avec une Anglaise. À sa mort cette dernière l’avait enterré au cimetière chrétien de Bab Doukkala. Si bien qu’il est le seul musulman enterré parmi les chrétiens ! À l’époque, l’Eglise anglicane était très active à Essaouira, au point que les juifs de la ville avaient organisé une manifestation au quartier des forgerons — manifestation immortalisée par une vieille photo en noir et blanc — pour exiger le départ du chef de l’Eglise anglicane accusé de vouloir convertir les juifs au protestantisme.L’aïeul Ahmed, qui avait disparu au large, était menuisier de son état : il se chargeait de confectionner l’arche de Noé du carnaval de la fête abrahamique d’Achoura.
Sur les décombres d’Essaouira que nous évoquons est en train de naître une ville flambant neuve, faite de kit surf, d’hôtels pour jet-set, de festivals parachutés clés en main par des boîtes de communication et de marketing, lieux de rendez-vous politico-mondains, de villas hors de prix en bordure d’un immense terrain de golf, autour des ruines du palais ensablé du sultan.
Abdelkader MANA
Autoportrait du temps qui passe...
Le 18 décembre 2009, soit le 1er Mouharram 1431, commence le nouvel an musulman. A Essaouira rien ne l'annonce si non le tappage des tambourins par les enfants de notre quartier et le soir venu j'ai croisé à derb Laâlouj des enfants qui sautent par dessus un feu de joie.Hier, le 26 décembre, partout je croise des groupe de dakka, adolescents et enfants parcourant la ville avec leurs tambourins. En me rendant à la zaouia des Hamadcha j'y découvre Dabachi en train de diriger une séance de Rzoun de âchoura où figure entre autre le tambourinaire Larabi des Halmadcha et maâlam Hayat des gnaoua. La partie était très belle et bien maîtrisée. Ils ont chanté en ma présence le couplet sur Alhyan qui valse dans la salle, celui sur le pèlerinage et celui sur la brassée de kif et la coupe de cristale. Après le chant tout le monde s'est levé pour jouer le pur rythme de la dakka. En les observant, je me suis rendu compte qu'il ne s'agit pas de technique, mais d'un don inné que relève de la fougue et du tempéremment de la personne: on a ou on a n'a pas le rythme dans le sang, dans les tripes. C'est pourquoi on a chanté aussi le couplet: "Mais que vient faire parmi nous le maladroit qui ne sait point rythmer la mesure?".
Le crépuscule de Mogador…
Il était une fois Mogador... "Were Manschester cotton is sold, Mogador"
Quand le cotton de Manshester était vendu à Mogador
C'est curieux que les tissus soient vendus à souk jdid jusqu'à nos jours! On y vendait non seulement les tissus de Manschester mais ceux aussi de Gêne et de Lyon comme le soulignait en 1867, Auguste Beaumier consul de France à Mogador dans un rapport sur les importations du Maroc : "les tissus de soie qui entrent dans le Maroc sont le satin, le velours, le Damas, les brocarts, les mousselines dorées, fil et galons d'or. Les velours à trois poils de Gênes sont les plus recherchés, et de la meilleurs vente et les couleurs préférés sont la couleur cramoisie de violette, vert bleu, bleu éclatant. Les mousselines dorées blanches et colorées proviennent des fabriques Lyonnaises."(in le Maroc du Bulletin de la Société de Géographie de Paris de 1867). Le temps est passé et de port international par où transitaient les caravanes de Tombouctou et les caravelles de la lointaine Europe, Essaouira n'est plus qu'un petit port de pêche où les goélands tissent le ciel avec la mer. Comme disait mon père: "Essaouira est une veuve déchue qui se souvient de sa gloire".
Principale artère du Mellah d'Essaouira
En 1807, Moulay Slimane envoya une lettre ordonnant la création d'un Mellah (quartier juif) . Car la kasbah ne pouvait plus contenir les courtiers (bassaria) , les bijoutiers, les selliers, et autres colporteurs qui sillonaient la région et qui étaient venus des Mellahs pré-sahariens dans le sillage des négociants de leur religion.La ville abritait autant de juifs que de musulmans comme l’atteste le recencement de 1921 : sur une population de 20.309 qui habitaient alors Mogador, 10.080 étaient musulmans et 9.487 israelites. Le reste, soit 1440, étaient européens. Les juifs étaient minoritaires dans le pays, mais pas à Mogador. Et puis un jour ils sont tous partis.
Prière pour la pluie en une année de sécheresse comme le Maroc en connait depuis toujours d'une manière cyclique.Cette photo date de 1955-1956 : à la veille de l'indépendance les juifs étaient encore nombreux à Mogador.Mais voilà qu'en peu de temps, les vississitudes de l'histoire les ont arraché pour toujours à ce pays qu'ils aimèrent et où ils vécurent depuis deux mille ans: es-ce qu'on s'arrache de sa terre natale, même pour la terre promise, sans blessure de l'âme et sans nostalgie?
Le témoignage de maâlem Mtirek,ami de mon père que j'ai rencontré presque centenaire en 2010, et dont la mémoire reste étonament vigoureuse : "Les juifs avaient leur propre orchestre de musique andalouse: Chez eux un dénommé Solika faisait office de joueur de trier, il y avait aussi un rabbin qui jouait de la kamanja et un autre du luth. On allait aussi écouter les mawal chez la communauté israélite de la ville. Une fois alors que j'étais au mellah, au vestibule d'une maison juive où se déroulait un mariage, je me suis mis à déclamer un mawal à haute vois - j'avais alors une voix très forte qui porte au loin - et tout le monde s'est mis à courir dans tous les sens en disant : « Venez écouter cette belle voix d'un musulman ! ». A l'époque il y avait un tailleur parmi les musulmans dont j'ai oublié le nom, qui avait une voix tellement attendrissante, qu'elle paralysait quiconque venait à l'entendre. ».
Orchestre de musiciens juifs de Mogador
Au beau milieu de derb laâlouj, le siège du consulat de France, ongle rue Mohamed Diouri, est toujours marqué par une plaque commémorative rappelant que l'explorateur Charles de Foucault s'y est arrêté le 28 juillet 1884; là il fut convié à un dîner par un négociant juif : Soirée musicale animée par un orchestre mixte juif et musulman. Toutes les maisons juives de la kasbah disposaient d'un piano importé de Londres.Les consuls étaient souvent invités à des soirées, animées tantôt par les juifs, tantôt par les musulmans.Dans toutes les médinas, par opposition à la campagne on trouve un modèle musical médiniste (MMM) qui se pose en s’opposant à la campagne. Aujourd’hui, la médina, investie par la modernité et marginalisée par sa périphérie, perd à la fois son caractère communautaire et sa culture traditionnelle. Les nouveaux apports de population avec de jeunes fonctionnaires et des ruraux, ignorent la culture médiniste et ne peuvent la reproduire.
La présence juive de Mogador en images
La rue de Mellah Qdim en 1916
Le samedi soir,le cœur de la médina, que constitue cet ancien mellah, grouillait de juifs grignotant des amuse-gueules, en se rendant au cinéma Scala – consulat d’Allemagne jusqu’à la fin du XIXe siècle – tenu par le Sieur Kakon, où ils assistaient en première, aux films muets de Charlie Chaplin. Les négociants juifs tenaient encore les entrepôts de l’ancienne Kasbah (fondée en 1764) et de la nouvelle Kasbah (fondée en 1876). On appelait ces entrepôts lahraya diyal lagracha : les entrepôts de la gomme de sardanaque (gomme prélevée sur le thuya de l’arrière-pays, mais aussi sur l’acacia du Sahara, ainsi que sur les autres essences forestières de l’Afrique subsaharienne).
Bab Sbaâ , vue de l'extérieur-photo de 1910
"Toujar sultan" devant "dar Makhzen" dans la kasbah à la veille du Protectorat
Souk el Attara dans les années 1920
Orfèvre jusque dans la rue
Dans mon enfance, quand je me rendais en vacances au pays Haha, je me souviens d'unbradiî (bâtier) juif, qui nous rendait alors visite sur son petit âne,et mon oncle l’installait sur une hssira (natte de jonc), à l’ombre de notre figuier préféré, lui offrait du thé et il se mettait à rafistoler les bâts éventrés d’où sortaient les touffes de pailles dorées.La récolte de l’arganier se faisait alors au prorata des ayants droit avec sacrifice de bouc et festin. Et le soir on assistait à de magnifiques fêtes de mariage avec chants de femmes aux caftans bariolés et fantasia
Rue Attara en 1933
Le Mellah en 1933
Le Mellah dans les années 1950
Employés de l'usine Carel(années 1950)
De gauche à droite: Mr.Josephe Ohayon,Mr.Salomon Bouhadana, Mr.Mayer Bensmihen,Mr.Simon Bouhadana,Mr.Baba Zrihen
David Bouhadana et Michel Piccoli lors du tournage de "la poudre d'escompette" à Mogador dans les années 1970
Josephe Sebagh, l'inamovible libraire de la kasbah de Mogador
Les juifs de la kasbah et ceux du Mellah
La kasbah vers 1913 : on venait à peine d'y planter les nymphéa
Mon père me disait que les juifs du Maroc n’ont jamais accepté au fond leur statut de minorité dominée politiquement par la majorité musulmane : cela explique pourquoi en 1912, lorsque les Français ont débarqué à Essaouira avec le navire Du Chayla, et que les soldats se sont rendu au nord de la ville, où ils ont fermé le fuseau à Bab – Doukkala, l’un des juifs qui sortaient du mellah pour observer la prise de la ville demanda surpris à un congénère :
- Que se passe-t-il ?
Et l’autre de lui répondre :
- Ce que le bon Dieu fasse durer pour nous !
Il émettait ainsi le vœu que la domination française se perpétue au Maroc. D’ailleurs, bien avant l’arrivée des Français, de pauvres juifs du mellah étaient protégés français tandis que de riches négociants de la Kasbah étaient protégés anglais. Ils jouaient de leur statut d’intermédiaires entre le Makhzen et les puissances étrangères.
A gauche l'école Anglaise, commissariat ultérieurement.Les enfants d'indigènes doivent se contenter de l'école coranique...
À l’époque, l’Eglise anglicane était très active à Essaouira, au point que les juifs de la ville avaient organisé une manifestation au quartier des forgerons — manifestation immortalisée par une vieille photo en noir et blanc — pour exiger le départ du chef de l’Eglise anglicane accusé de vouloir convertir les juifs au protestantisme.Si dans la plupart des ports marocains, la majorité des Européens installés est catholique, dans celui d'Essaouira il y a une forte proportion de protestants anglicans.Ce qui explique que la première mission protestante à s'implanter dans le pays soit celle entreprise par l'Anglais J.B.C.Ginsburg, en 1875, à Essaouira.Celle-ci s'est attachée très vite à l'évangilisation des juifs de la ville.Dès le premier mois de sa fondation, le grand rabbin d'Essaouira exprima ses craintes au consul de France.Il demande aux autorités marocaine et au consul d'Angleterre d'expulser ce missionnaire de la ville.Les juifs menacèrent de faire appel aux Arabes de l'intérieur pour parvenir à leurs fins.Le gouverneur de la ville fut amené en janvier 1877, à la suite de la manifestation organisée par les juifs, à prier le consul angla.is d'expulser Ginsburg.Les juifs d'Essaouira considéraient les protestants anglais comme des rivaux; les problèmes qui résultent de la cohabitation des juifs avec les protestants étaient plus d'ordre économique que d'ordre religieux
Ecole Française, Bibliothèque Publique
L'école de Mogador en 1910
A la veille du Protectorat, les juifs de la kabah étaient protégés anglais et ceux du Mellah protégés français:les enfants des juifs de la kasbah fréquentaient l'école anglaise et ceux du Mellah l'école française...
Lieux de mémoire
Vue générale actuelle du même "Mellah Qdim"
La vieille médina est maintenant transformée en une énorme hôtellerie comme on le voit avec cette enseigne annonçant un "Riad"....
En traversant le vieux Mellah (mellah QDIM) on aboutit à "jamaâ Bihi" l'école coranique où chaque matin, mon père maâlem Tahar MANA, devait quitter son atelier de marqueteur en face du cinéma Skala pour nous ramener des baignets tout chaud en guise de petit déjeuner. Le fiqih Si Bihi qui nous enseignait alors avait une longue barbe blanche et la mine sévère: il recourait souvent à la bastonnade en guise de correction : un jour il m'ordonna d'épeler l'alphabet arabe tandis que les autres enfants devaient répéter après moi. Mais je n'arrivait pas à aller au-delà de la lettre "JIM" et invariablement il faisait tomber son énorme baton sur mon crâne. Depuis lors je me suis mis à fuire l'école coranique pour aller écouter le savoureux conteur de Bab Marrakech : ma mère avait toutes les peines du monde à me faire revenir à cette école coranique.qui représentait pour moi le chatiment Elle devait me trainer au point de voir son haïk défait en pleine rue : j'en ai gardé pendant des années une bosse au sommet du crâne....
Le mur où je devais épeler l'alphabet Arabe
A l’alliance israélite où j’étudiais, on m’accorda alors de beaux livres pour enfant, que je n’ai pu recevoir à l’estrade, mais que Zagouri, mon institutrice, me remit chez le pâtissier Driss, où elle m'avait fait venir : j’ai eu alors droit et aux Beaux Livres et à un gâteau au chocolat ! Je lui ai menti, en lui disant que je n’ai pu assisté à la remise des prix parce que j’étais parti àChichaoua ! En réalité l’appel de la plage et des vacances étaient plus forts, surtout quand les élèves se mettaient à chanter à la récréation dans la cour :
« Gai gai l’écolier, c’est demain les vacances...
Adieu ma petite maîtresse qui m’a donné le prix
Et quand je suis en classe qui m’a fait tant pleurer !
Passons par la fenêtre cassons tous les carreaux,
Cassons la gueule du maître avec des coups de belgha (babouches)
Allée des araucarias que nous traversions pour rejoindre nos écoles
Maintenant que tout ce que nous aimons n'est plus là-bas, maintenant que nos retrouvailles avec notre villes sont peuplés de déceptions...Maintenant que le passage devant notre école et notre vieux cimetière ne nous fait plus frémir de nostalgie...Maintenant.
A L'alliance on accordait aux enfants un petit déjeuner fait de soupe de semoule et de lait au chocolat et l'après midi une tranche de pain et un morceau de fromage Américain. C'était à 16 heures, où notre sévère institutrice Mme Bensoussan, toujours muni d'un fouet en queue de boeuf, épulchait son orange tandisqu'on nous distribuait le goûté. Elle aurait quitté l''école et Essaouira en l'année scolaire troublée de 1965 et serait morte, dit-on autant d'avoir perdu sa fille dans un accident au promontoire d'Azelf que d'avoir quitter définitivement Mogador où son mari était le fleuriste qui égayait le marché par ses couleurs ensoleillées..
Comment de la plaine surgirait Mogador?
Comment pourrait-on haïr qui l'on aime?
L'alliance portait le nom d'Auguste Baumier, consule de France à Mogador au XIX ème siècle. A l'époque les juifs du Mellah étaient protégés français et ceux de la kasbah protégés anglais.
Classe de première année de l'école primaire de l'Alliance israélite de Mogador où étudiaient juifs et musulmans : 1961 - 1962
Ma tante maternelle habitait alors dans la médina d’Essaouira du côté de la Scala de la mer — la maison même où était né Bouganim Ami, l’auteur du « Récit du Mellah », comme il me l’a indiqué lui-même lors de son bref séjour de 1998. Une maison avec patio où la lumière venait d’en haut. Et moi tout petit au deuxième étage regardant le vide à travers des moucharabiehs et répétant la chanson en vogue à la radio :
C’est pour toi que je chante
Ô fille de la médina !
J'écris à Bouganim Ami: " À cause de ton frère cadet; Jojo mon copain de classe chez notre maîtresse Benssoussan, j'ai un rapport très mystérieux avec les Bouganim. Disons un rapport fraternelle . Quand tu m'avais conduit à la maison où tu étais né à Mogador ; il s'est trouvé que c'est dans cette même maison que j'ai passé les plus heureuses années de mon enfance...Quand plus tard j'ai pleuré d'émotion en lisant ton récit du Mellah... " De Mogador, m'écrit-il aujourd'hui, je conserve surtout le souvenir d'une maison lézardée qui menaçait de céder et de s'écrouler. Les marches étaient si vieilles qu'elles craquaient sous nos pieds. Les monter ou les descendre relevaient d'une prouesse acrobatique. L'escalier était si obscur, de jour et de nuit, hanté de gnomes, de démons et de génies qu'on ne savait qui l'on croisait. Les carreaux de la verrière, contre laquelle le vent s'acharnait, ne cessaient de casser et de s'écraser dans la cour. Les balustrades des fenêtres étaient si fragiles qu'il nous était interdit de nous y appuyer. Les portes et les volets ne cessaient de claquer, secouant toute la bâtisse. Les souris et les chats s'introduisaient librement par la porte entrouverte en permanence ; les hirondelles ne se glissaient malencontreusement par la verrière que pour se heurter aux murs en quête d'une introuvable issue de secours. Les mouches, les abeilles et les hannetons voltigeaient tout autour jusqu'à ce que, par distraction, ils échouent dans l'une des nombreuses toiles d'araignées qui dentelaient les coins. Pourtant, c'était le paradis, ça l'est resté, malgré la riche galerie des esprits ou grâce à eux, et à l'occasion du tournage d'un documentaire sur Mogador, j'ai découvert sans grand étonnement que des promoteurs sagement avisés s'apprêtaient à en faire une maison d'hôte."
Le minaret de la mosquée de la kasbah et le clocher de cette même église
L'église où l'hôtelière juive "Messaouda" avait institué dans les années cinquante,une sorte de "restaux du coeur" avant l'heure, y recevant à table ouverte tous les nécessiteux de la ville. c'est là aussi qu'était venu en 1884, le père de Foucauld en provenance de Taroudant déguisé en Rabbin: il a assisté à une soirée musicale d'un orchestre mixte de la ala andalouse animée par des musiciens juifs musulmans
15 janvier 2003 : Hier, j’étais à la municipalité pour y rencontrer Hallab, le chef du groupe folk local. Il m’a dicté une qasida de Souhoum où l’on parle du Barzakh, cette station céleste des âmes mortes.Le soir Ben Miloud m’a parlé du récit que me racontait mon père sur son grand - père l’imam dela Grande MosquéeBen – Youssef :
« Le prêtre de l’église locale avait l’habitude de se rendre tôt à la plage de Safi, au nord d’Essaouira. Un jour il perdit un gousset plein de louis d’or, non loin de Bab Doukkala. Le grand- père de Ben Miloud, qui était imam à la Grande Mosquée, et qui avait lui aussi l’habitude de faire sa promenade matinale au bord de la mer, découvrit le gousset de louis d’or. Le jour même, il fit appel au crieur public pour annoncer au travers les artères de la ville, que « quiconque avait perdu un gousset ; doit se présenter devant l’imam de la Grande Mosquée pour donner son signalement et son contenu, afin qu’elle lui soit restituée. Le prêtre se présenta devant l’imam et retrouva effectivement son gousset de Louis d’or intact ».
Cette anecdote sur la cohabitation des religions me rappelle un souvenir d’enfance : au cours d’un été, alors que j’étais encore en culottes courtes, le bruit courut que « Jmia » s’était noyée, que son corps avait été recueilli sur les rivages de Sidi Mogdoul et que les pompiers l’avaient déposé à la morgue de la ville. Je ne me souviens plus comment je m’étais retrouvé en train de regarder par la serrure de la morgue : c’était la première fois de ma vie que je voyais le corps nu d’une jeune femme morte. Un corps doré mais inerte. « Jmia » m’aimait beaucoup, et me chantait souvent une chanson alors en vogue :
Ô flammes brûlantes qui me dévorent les entrailles…
Le lendemain, j’ai eu une autre surprise : à son enterrement était présent le mari juif de notre institutrice, Mme Cohen. Que faisait donc ce juif à l’enterrement de Jmia dans un cimetière musulman ? On avait l’impression que toute l’assistance était pleine de respect et de gratitude pour ce geste du Sieur Cohen pour l’enterrement de Jmia. Il n’y avait plus ni juifs ni musulmans, quand il s’agissait d’enterrer une part de la mémoire commune de la ville.
Le Sieur Cohen a émigré par la suite avec sa famille au Canada comme ce fut le cas du bijoutier Nessim Loeub : dans les années soixante mon père m’avait envoyé faire une commission chez ce dernier qui habitait alors rue Théodor Cornut : sa salle à manger disposait d’un piano importé d’Angleterre comme dans toutes les maisons des négociants juifs de la kasbah. Au milieu une immense table en acajou, où sont servis des mets variés et raffinés, où s’entremêlent produits de la terre et ceux de la mer.
La dernière année de mon enseignement à l’école primaire de l’Alliance Israélite, nous avions comme instituteur d’Arabe, un safiot sec comme une allumette avec des dents entièrement ravagées par la carie à force de fumer du kif. C’était une véritable terreur, qui en état de manque soumettait les élèves récalcitrants à de véritables séances de tortures. Un jour le père de l’un des élèves, policier de son état, est venu se plaindre à Monsieur Moïse Ohanna, le directeur de l’Alliance Israélite, paisible et rondouillet homme à la calvitie prononcée et au eterrnel costume gris, féru de mandoline et qui se substituait aux maîtres en mathématiques en cas d’absentéisme. Le lendemain de son entrevue avec le parent policier, il se pointa à la première heure à notre cours d’Arabe et apostropha ainsi notre instituteur colérique :
- Mais Monsieur, nous ne sommes pas ici en commissariat de police ! Vous n’avez pas à pratiquer la torture sur mes élèves ! Suivez –moi à mon bureau…
Depuis lors, nous n’avons plus jamais revu cet instituteur au grand soulagement de tous les écoliers. Et maintenant Josephe Sebag m’apprend que notre directeur d’école d’alors avait quitté Mogador à la fin des années soixante pour finir ses jours en solitaire dans une chambre d’hotel en Espagne, où il vivait de quêtes en jouant de sa mandoline à la gare de Barcelonne !
A sa mort, au début des années 1990, le seul bien qu’on avait trouvé sur lui, était une théière de Mogador ! Elle appartenait probablement à sa mère. Il était né d’une grande famille de négoçiants de Mogador qui trafiquaient dans le henné – d’où le nom d’Ohanna- et exportaient les amandes et la gomme de sardanaque. Moïse Ohanna vivait avec deux autres frères qui ne s’étaient jamais mariés comme lui, dans une demeure de Derb Laâlouj et leur père était vendeur d’épices à Attarine
Une vue du Mellah datant de 1935
Mogador - Rue du Mellah
Mogador-Rue du Mellah
Attaqué par les embruns et par les vague le Mellah a fini par s'effondrer
Les remparts du Mellah avant 1918
Le cimetière français et les remparts qui jouxtent le Mellah
.C’était l’époque de l’exode massive de la communauté juive d’Essaouira vers Israel . Les juifs du Mellah vendaient tout leurs biens et prenaient pour la dernière fois l’ autocar de Bab Doukkala, quittant ainsi définitivement la ville qui les a vu naître. Il y avait parmi eux Rahèel, la couturière de notre quartier, que j’ai connu toujours assise à même le sol, activant sa vieille machine à coudre « Singer », pour confectioner des habits traditionnels, qu’elle vendait ensuite à la Joutia ou aux colporteurs juifs qui sillonaient les campagnes environantes. On l’appelait khiyata d’el-melf, couturière spécialisée dans la coupe et la couture des vêtements de drap et de toile. J’ai appris beaucoup plus tard qu’elle serait morte lors de la traversée de la Méditérranée, sans avoir jamais atteint « la terre promise »...
.Le Sieur Cohen a émigré par la suite avec sa famille au Canada comme ce fut le cas du bijoutier Nessim Loueb.Ce dernier faisait partie du premier conseil municipal de la ville d'après l'indépendance qui se composait en majorité de juifs .Je devais avoir huit ans et j’étais le seul de mes frères et sœur à fréquenter l’alliance israelite, où on étudiait aussi bien l’Arabe et le Français que l’hebreu. Mon voisin de banc n’était autre que Jojo Bouganim, le frère cadet de l’auteur du « récit du Mellah », où celui – ci raconte cet émouvant départ sans retour de la communauté juive de Mogador : "Ma dernière journée à Mogador, quand le vent se mit à souffler, l’océan à déborder, les palmiers à se tordre et que, comme dans un cauchemar, les sionistes se présentèrent, la nuit tombée, pour nous embarquer. ». L’exil, la nostalgie, le crépuscule de Mogador ..
L’exil, la nostalgie, le crépuscule de Mogador ...
Souk el Guezzara (le marché des bouchers)
Ce matin je rencontre un banquier, ex-footballeur d’Essaouira installé à Agadir au début des années soixante-dix (période charnière dans l’histoire de la ville : en 1967, les derniers juifs d’Essaouira quittent la ville à la suite de la guerre israélo-arabe, 1968 : arrivée massive des hippies qui s’installent au village de Diabet ; 1970 : départ massif des Souiris vers Casablanca, Marrakech et Agadir). Les « Souiris » d’Agadir sont restés les plus nostalgiques de la belle époque de Mogador du fait qu’Agadir les a moins dispersés qu’une ville comme Casablanca. Ce matin, donc, l’ex-footballeur, né en 1948, me parle de ses souvenirs d’enfance, c’est-à-dire d’Essaouira des années cinquante et soixante : des jardins potagers qui entouraient la ville — en dehors des remparts il n’y avait que des cimetières et des potagers — , des pêches fabuleuses des sardines et de thon ; de « l’Océan Sandillon » avec son rocher aux pigeons et son rocher aux plumes (Sidi Bou Richa) où les femmes venaient sacrifier aux génies de l’océan ; poules et coq aux sept couleurs des esprits : les Gnaoua leur recommandaient de se nourrir de la chair non salée de la volaille pour apaiser les entités surnaturelles qui les possédaient.
- Les « possédées » venaient déposer là en offrande poules et coq pour Sidi Bou Richa raconte l’ex-footballeur ; et nous profitions de l’occasion pour détourner les offrandes à notre profit en préparant de succulents tagines.
Il me raconte par la suite comment à ce même endroit réputé hanté par Aïcha Qandicha (Kadoucha, la déesse de la mer ?), la mer en se retirant laissait derrière elle, dans les interstices des rochers, de petits poissons couleur d’algues dénommés « boris » probablement par la population d’origine africaine de la ville parce qu’il existe effectivement une divinité africaine du nom de « Bori » et parce qu’au cours du rituel dela Lila, il existe un esprit possesseur (melk) où le possédé danse avec un bol d’eau de mer contenant ce petit poisson des rochers .
- Enfant, poursuit notre ami, après les avoir capturés, on les vendait au juif dénommé Ishoâ. J’avais décidé un jour de l’épier pour voir ce qu’il pouvait bien faire avec de si petits poissons de roches. Je l’ai suivi jusqu’au Mellah où il tenait une boutique en face du dépôt de vin, où on fabriquait, à base des raisins charnus du pays chiadma — dénommés « tétons de jument » (bazzoult al âouda) — un vin rouge qui était célèbre pour son nom d’« arche de Noé ».
Cette même arche de Noé avec laquelle la ville accueillait le nouvel an musulman, car le subconscient du port a toujours été hanté par la crainte du déluge. Sidi Abderrahman El Majdoub ( mort en 1569) ne prédisait-il pas dans ses quatrains qu’« Essaouira verra ses richesses venir de pays lointains et qu’elle périra sous le déluge, un vendredi ou un jour de fête »? À force de boire de cette arche de Noé, pour faire face au froid glacial du Gulf stream et des vents alizés, les marins étaient toujours ivres en montant à bord :
- En épiant le soir cet Ishouâ, je me suis rendu compte qu’il vendait les boris en petits morceaux aux juifs qui en nourrissaient leurs chats.
C’est pour cette raison que les chats et les mouettes disputaient aux humains depuis lors, les terrasses et les ruelles de la ville !
De menus travaux où tout se récupère, où rien ne se perd
Les juifs travaillaient à mille et un métiers : ils étaient celliers et colporteurs sillonnant les campagnes environnantes sur leurs ânes ; ils étaient tailleurs et orfèvres, cordonniers et frappeurs de monnaies. Il y en avait même parmi les marqueteurs me disait mon père : il fabriquait pour les mariées juives un secrétaire en mohagné (lacajou) dénommé « skitiriou ». Pour survivre, les juifs faméliques du Mellah acceptaient n’importe quelle rétribution :
- Je me souviens de deux aveugles qui acceptaient de nous vendre du poivron vinaigré contre de la fausse monnaie ! Et l’on pouvait se faire coiffer à deux sous chez Afriat !
Qu’on ne s’étonne pas qu’une telle communauté ait pu donner naissance à un Abraham Serfaty ; le chef du marxisme marocain, qui a payé son engagement politique par la paralysie de ses deux jambes sous la torture ; et don’t Yveline la sœur a payé de sa vie le fait d’avoir refusé, au début des années soixante-dix, d’indiquer aux policiers qui la torturaient où se trouvait caché son frère ?
La principale allée du Mellah, qu'on vient de faire disparaître après qu'elle soit tombée en ruine
Ca y est, j’ai retrouvé le nom de l’unique marqueteur juif d’Essaouira selon mon père : il s’appelait David El Qayèm (son nom de famille signifie en arabe le « redressé »). Et aujourd’hui même j’ai rencontré à Imine – Tanoute, un paysan berbère du haut Seksawa qui se dénomme « Afriat », je lui demande :
-Pardon, comment se fait-il que vous portez ce nom d’Afriat, célèbre à Essaouira comme étant le nom d’un luthiste juif, amateur de Malhûn, originaire de Goulimine ?
Mon interlocuteur d’Imine –Tanoute, m’explique que le nom d’Afriat n’a rien à voir avec la langue hébraïque ; c’est en fait un mot berbère qui désigne la personne dont les gencives sont disjointes. Nous avons une autre famille d’Essaouira qui porte un nom ayant la même signification en arabe : El Form (le « disjoint »). Donc ce n’est pas le berbère qui porte un nom hébreu, mais c’est le juif qui portait un nom berbère ! « Afriat » est un mot berbère et non pas hébraïque.
J’ai retrouvé au Haut-Atlas, en remontant vers le mont Toubkal, un hameau à la lisière de Tifnoute qui était anciennement habité par des judéo-berbères. Tifnout désigne ces montagnes dénudées qui entourent le lac d’Ifni : Tifnout en tant que haut lieu inhabité s’oppose comme le vide au plein, aux zones de moindre altitude où l’habitant vit à l’ombre de gigantesques noyers. Le hameau dont il s’agit est le dernier lieu habité, après quoi on pénètre dans le vide sans vie des montagnes rocheuses de Tifnout, l’équivalent du « Khla », en arabe ; c’est à dire lieu sans habitation, sans végétation et sans vie.
Chaque année les juifs s’y rendent en pèlerinage, comme ils le font au hameau d’Aït Bayoud de la tribu Meskala dans la région d’Essaouira. Et comme ils le font à « Moulay Ighi » dans la fraction de Tisakht-Ighi, des Glawa –Nord. Ces observations que nous avons fait nous-mêmes lors de dérives au Haut-Atlas, sont confirmés par les témoignages rapportés par Haïm Zafrani :
« Nous avons recueilli auprès d’un vieux rabbin, divers renseignements sur les communautés judéo – berbères de Beni-Sbih, dont notre informateur est originaire, celle de Ktama, de Glawa, de Tifnut et de Tamgrut. »
Deux mille ans de vie commune sur la terre marocaine ont laissé des traces. Mais ce qui est étrange, c’est comment toute cette communauté s’est évaporé d’un seul coup après la naissance d’Israël ?
Devant et au centre, le Pacha Omar Al Alaoui avec à sa droite le khalifa Banqor et à sa gauche le khalifa Mjid.En haut de gauche à droite: Issac Bensahat, Mme Bitton, Josephe Bohbot, Nessim Loeub, Baba Benhaïm,Boujo, Nessim Bitton, et en bas à gauche: Josephe Bensmihan.
Avec de tels élus, la ville avait prise sur son destin. Mais à partir de l'indépendance, le pouvoir municipal sera transféré au Pacha, fonctionnaire nommé par le ministère de l'intérieur.Dès lors les élus locaux n'avaient plus aucun pouvoir de décision.Juste un pouvoir consultatif.Or le Pacha est systématiquement nommé et vient surtout d'ailleurs: Essaouira avait désormais affaire à des fonctionnaires incompétents ne connaissant ni l'histoire ni la culture de la ville, n'ayant aucun scrupules à raser ses jardins et à ne pas tenir compte des doléances de ses habitants .
Le protectorat nous a légué un conseil municipal parfaitement occidentalisé, à majorité juive et avec la participation d'une femme! Pas une djellabah blanche ni de fez hypocrite à l'horizon!De tous ces personnages, c'est du khalifa Banqor et de Nessim Loeub dont je me souviens le plus.Le premier parce qu'il nous a pris "marjane"(coraîl), notre chien préféré qui nous accompagnait sur la plage jusqu'à l'embouchure de l'oued ksob et sa forêt de mimosas. Poumon de la ville, c’est dans ce bois ombragé que se déroulaient chaque vendredi les pique-niques rituels des artisans , et c’est là aussi qu’accompagnés en calèche avec mon père et ma mère, nous nous perdîmes un jour des années 1960, ne sachant plus trouver d’issue, tellement la végétation était dense… et le second parce qu'il faisait commande à mon père d' écrins en bois de thuya pour ses bijoux.
On louait les calèches au méchouar pour rejoindre le bois de mimosas au bord de l'oued ksob.
Orfèvres de Mogador : des artisans/artistes
Nessim Loeub, le grand orfèvre d'Essaouira
Que des ruraux, que des ruraux, du côté Nord de la ville : où sont passés les visages connus ? Que des ruraux, que des ruraux déambulant au milieu de la pacotille ! Tel est le nouveau destin de la ville ; d’un côté, la clientèle touristique de la baie, et de l’autre ce peuple anonyme déambulant dans la ville. Des hordes hilaliennes perdues. Des citadins, mon père disait : ils ont vendu les clés de la ville.En ce moment à Essaouira, c’est le temps de la foule des vacanciers : autant dire le vide. Rien à lire non plus dans les journaux, y compris dans la presse française. Il est loin le temps où les intellectuels français se manifestaient dans la presse, on dirait qu’ils ont choisi de se taire. Au Maroc, les intellectuels des années 1970, sont maintenant devenus ministres des finances et de l’enseignement, et à l’université, les islamistes ont pris la place des marxistes. Et en lieu et place des revues de réflexion s’est substituée la culture du papier glacé. Autant raconter l’histoire ancienne : lutter contre le silence et l’oubli.
Dans les années soixante mon père m’avait envoyé faire une commission chez Nessim Loeub qui habitait alors rue Théodor Cornut : sa salle à manger disposait d’un piano importé d’angleterre comme dans toutes les maisons des négoçiants juifs de la kasbah. Au milieu une immense table en acajou, où sont servis des mets variés et raffinés, où s’entremêlent produits de la terre et ceux de la mer. Mon père disait souvent qu’en ce bas monde, il ne nous restera que ce que nous avons mangé et bu….Et à Mogador, les juifs étaient très férus des plaisirs de table, au point que certaines variétés de poissons, comme la morue, sont appelés localement « poissons juif » (ou « Iskran » en berbère ).L’air distingué, chapeau melon gris sur tête, Nessim Loueb, m’invite au partage comuniel :
- Il faut d’abord honorer ma table, on parlera de la commission de ton père par la suite....
C’était à la veille d’une mémorable visite que feu Mohamed V devait faire à la ville : Nessim Loeub avait confectionné à cette occasion, un magnifique sabre en filigrane d’or sur fond d’argent incrusté d’émeraudes et autres pierres précieuses où s’exprimait tout l’art des orfèvres juifs de Mogador – le fameux « dagg souiri » - et mon père devait fabriquer le coffret en bois de thya tapissé de velours où devait reposer le sabre royal . Traditionnellement la hadiyya de la communauté juive consistait en pièce d’orfèvrerie.. Avec leur beau sabre, et son coffret en bois de thuya, Nassim Loeub et mon père s’inscrivaient ainsi dans la vieille tradition marocaine de lahadiya.
Ecrin en bois de thuya incrusté d'ébène de citron et de nacre
Avec leur beau poignard berbère, et son coffret en bois de thuya, Nassim Loeub et mon père s’inscrivaient ainsi dans la vieille tradition marocaine de la hadiya.Nessim Loeub était en réalité « Chkâ’yrî » (bailleur de fonds) en métaux précieux. Il faisait travailler les artisans bijoutiers grâce à ses capitaux. Il y en avait deux sortes : les dhaybya qui travaillaient l’or, et les syaghaqui travaillaient l’argent.Abdelhamid, mon frère aîné m'apprend maintenant que le dit cadeau était remis à Eisenhower, le président des Etats-Unis lors de sa rencontre avec Mohamed V à Marrakech en 1960.
Bijoutier juif de Mogador
Il y avait comme une division de travail: les métaux précieux pour les juifs, la marqueterie du bois de thya pour les musulmans. L’unique marqueteur juif d’Essaouira selon mon père, s’appelait David El Qayèm (son nom de famille signifie en arabe le « redressé »). C'était aussi un calligraphe qui déssinait les actes de mariage et un connaisseur de la ala andalouse qu'on venait consulter de loin pour les modes musicaux disparus.
Atelier d'orfèvres, le fameux "daj souiri"
Evoquer le travail des métaux précieux Haïm Zafrani, qui a enseigné longtemps à Mogador et sa région avant de s’établir en France, écrit à sujet : « Dans la division du travail qui semble s’être instauré, de longue date, entre artisans juifs et musulmans, certains métiers sont traditionnellement reservés aux juifs particulièrement ceux où l’on manipule le plus de matière de valeur : or, argent, pierres précieuses et perles fines. »
Nessim Loeub était en réalité « Chkâ’yrî » (bailleur de fonds) en métaux précieux. Il faisait travailler les artisans bijoutiers grâce à ses capitaux. Il y en avait deux sortes : les dhaybya qui travaillaient l’or, et les syagha qui travaillaient l’argent.
Même lalla, notre marraine, habile cuisinière, participait aux préparatifs. Finalement cette visite royale n’a jamais pu avoir lieu puis que feu Mohamed V fut appelé au chevet des sinistrés du tremblement de terre qui frappa Agadir à vingt trois heures 40, le 20 février 1960. En dix secondes, les trois quarts de la ville sont détruits et 10 000 à 12000 personnes perdent la vie. Le poète berbère Ibn Ighil s’est fait l’écho de ce terrible tremblement de terre :
Agadir a été détruit, des milliers y sont enterrés
Quelle pitié ! Tous sont morts, aucun sauvé
Tous ceux qui y sont des tribus totalement anéanties
Ils n’ont pas atteint leurs buts, ils n’ont rien accompli
L’Arabe comme le berbère, personne n’a été épargné
Quiconque y est entré, n’en n’est plus sorti
Les juifs sont morts ce jour-là, les chrétiens aussi
Tout comme les musulmans maudits et ceux du droit chemin
Les enfants sont morts ce jour-là, les femmes aussi
Quelques mutins, tirés des décombres, gardaient encore leurs âmes
Ils espéraient se réveiller, reprendre conscience
D’autres tirés des décombres,en direction de la mort, l’eternelle....
L’onde de choque s’est propagée jusqu’au coeur d’ Essaouira, à plus de 170 kms au nord de l’épicentre du séisme. Arraché à son profond sommeil, mon père avait cru que le vacillement de notre vieille maison était dû à la violance du vent. Ne sachant pas ce qui lui arrivait, il s’est levé , tatonnant dans l’obscurité, en répétant :
- lbard ! lberd ! lberd ! (Le vent ! Le vent ! Le vent ! ).
Pendant plusieurs nuits de suite les gens ont dormi dehors : nous passions la nuit à la belle étoile,avec nos voisins, au marché aux grains ! De surcroît le désastre est survenu le jour de l’Aïd El Kébir,si ma mémoire est bonne : c’est cela « le déluge un jour de fête » dont parlait le Mejdoub !
La conception mentale est toujours plus rapide que la maîtrise gestuelle et le maître est justement celui qui est parvenu à transmettre de l’intelligence à ses gestes. L’apprentissage avec ses rites d’initiation qui ponctuaient le passage du statut d’apprenti à celui de compagnon et, enfin, de maître, visait cette pleinitude du geste où la main devient « pensée ».
Les marqueteurs d’Essouira
Maâlem Tahar Mana, dans son atelier de la Scala .
« La forme du bois est changée si l’on en fait une table. Néonmoins,la table reste bois, une chose ordinaire et qui tombe sous les sens. Mais dés qu’elle se présente comme marchandise, c’est une tout autre affaire. A la fois saisissable et insaisissable, il ne lui suffit pas de poser ses pieds sur le sol, elle se dresse pour ainsi dire sur sa tête de bois, en face des autres marchandises et se livre à des caprices plus bizarres que si elle se mettait à danser ». Karl Marx
Le négociant Touf El Âzz, dont nous avons hérité de la maison, faisait partie des actionnaires du voilier « Le Prophète », qui rapatria le cercueil du consul vers l’Allemagne. Et Abdessalam, le tuteur de mon père, avait vu partir le cercueil du consul d’Allemagne du port de Mogadors. Car il était l’une des sentinelles du port ou s’amoncelait les marchandises en partance vers l’Europe : blé, amandes, caroubes, plumes d’autruches, gomme de sardanac etc. Une nuit, le chef de la patrouille du port l’a interpellé ainsi en plein sommeil :
- Alors Abdessalam !
Et lui de répondre en sursautant :
- La gâchette est à mi-pente !
Depuis lors, on surnomma notre famille « Nass Talaâ » (mi-pente).
D’un précédent mariage, Mina, ma grand-mère paternelle avait eu le coléreux poissonnier Omar, le demi-frère de mon père. Son père s’appelait Ahmed et il était originaire d’une famille tunisienne du nom de « Mana ». Un jour, après avoir fait le marché, il entendit du vestibule, le chant des chikhate à l’étage : il déposa alors son couffin et revint sur ses pas au port où il embarqua vers une destinée inconnue. Des années plus tard il revint à Sidi Mogdoul, saint patron de la ville, et de là demanda à voir Omar son fils : on se refusa à se plier à sa volonté de peur qu’il n’enlève l’enfant. Depuis lors, on ne l’a plus revu, mais il nous a laissé le nom de famille « Mana » plus élégant à porter que celui de « Nass Talaâ » (Mi-pente).
Le transit de personnes et de biens de la Méditerranée et pour le pèlerinage à la Mecque était, à cette époque, affaire courante . Il prolangeait un commerce caravanier important qui reliait Mogador au Sahara jusqu’au bord du Sénégal et du Niger.
Deux ans après la défaite retentissante de la bataille d’Isly et des bombardements de Tanger et de Mogador,soit 1846, le caïd, El Haj Abdellah Ou Bihi qui commandait une grande partie de la confédération des Haha, et dominait la plaine du Sous au nom du Makhzen, aurait obtenu du sultan Moulay Abderrahman, l’autorisation d’effectuer le pèlerinage à la Mecque en embarquant du port de Mogador par où transitaient les pèlerins à l'allée comme au retour :
« Le 25 chaâbane 1271 de l’hégire (1846), El Haj Abdellah Ou Bihi embarqua dans un babbor (vaisseau) qui lui était propre. Il y transporta, à ses propres frais, toute une compagnie de gens d’Essaouira et de Haha. Après le pèlerinage, il effectua une tournée au Hidjaz, y achetant des propriétés, dont il fit couler les eaux, avant de les léguer toutes en main morte aux deux Lieux Saints. Dépensant des sommes considérables, il fit aumône aux pauvres et aux handicapés. Après une absence de près de trois années, il accosta à Essaouira, le lundi 14 rajeb1274/1849, avec sa nombreuse suite,. Le pèlerinage à la Mecque ayant agrandi son prestige et sa réputation. »
Porte de la Marine - Clichet Garaud, 1913
Barcasses reliant les navires au large à la porte de la Marine Clichet Garaud, 1913
C'est du port de Mogador que Ma el-Aynine s’est embarqué, le 17 novembre 1906 pour Cap Juby, avec une partie de sa suite, un chargement de madriers de thuya destiné à la toiture de sa mosquée de Smara, ainsi que ses bagages entiers, ses meilleurs mulets, chevaux, chameaux etc. Une véritable arch de Noé ! Un paquebot espagnol a amené les hommes bleus, au Cap Juby, où il les a débarqué. Ils ont regagné par mer Terfaya, puis delà à dos de chameau, la ville de Smara.
« Le fils de Ma el-Aynine est resté à Mogador avec 50 hommes, soulignent les renseignements coloniaux de 1906. Il attend le complément d’une somme de 85 000 francs que son père devait recevoir à Marrakech. On assure que le sorcier-marabout veut construire un fort à Smara pour se protéger contre une incursion possible des troupes sahariennes françaises... »
En 1906, les renseignements coloniaux rapportent que « les nègres de la suite de Ma el-Aïnin, ont molesté un certain nombre de boutiquiers marocains avant de quitter Mogador. Le passage du grand marabout saharien a ruiné Mogador, qui s’était astreinte, suivant les instructions formelles du sultan, à dépenser chaque jour 1500 pesetas pour subvenir à l’entretien des « hommes bleus ». Il est de plus en plus admis que les voyages annuels de Ma-el-Aïnine aux provinces du Nord ont un caractère purement commercial, auquel les tendances religieuses ne s’adjoignent que comme accessoire. Le vrai motif de ces déplacements réside dans un rôle de pourvoyeur de negresses à la cour du sultan et chez les grands du Makhzen. En fait Ma el-Aïnine remonte toutes les maisons des gros notables marocains, sans oublier la maison de Moulay Abd el-Aziz. »
Je viens d’avoir de ma tante maternelle toujours vivante, les précisions suivantes : en fait c’est le père d’Abdessalam — qui portait le nom de « Hajoub Nass Talaâ » (Hajoub « mi-pente ») qui était la véritable sentinelle du port. De sa femme Zahra, il avait deux garçons : Abdessalam le marchand de farine de la minoterie Sandillon qui a élevé sévèrement mon père — il l’interpellait uniquement du surnom de « carross » (bghel) — et son frère Si Mohamed qui avait un jour embarqué sur un voilier en partance de Mogador pour ne plus revenir.
Tante Fatima me raconte aujourd’hui :
- Jusqu’à sa mort, la mère du disparu avait scruté l’horizon sous le vieux figuier de la porte de la marine, en espérant son retour à en devenir folle. Elle consultait souvent à ce sujet les voyantes : pouvaient-elles lui dire si, un jour, son fils allait revenir avant sa propre mort ?
Ma grand-mère paternelle Mina serait morte en 1919 de la diphtérie, affection qu’on appelait « Hnicha » (serpentine), qui tue par étouffement au niveau de la gorge. Mon père n’avait alors que dix ans, quand sur son lit de mort elle le confia à Abdessalam, le fils aîné de sa sœur, en ces termes :
- Tahar, mon fils est orphelin du père et bientôt il le sera de mère : il n’a que faire du cléricalisme, il faut lui trouver un travail manuel pour vivre.
C’est ainsi qu’Abdessalam allait confier mon père à l’un des premiers marqueteurs d’Essaouira : c’était juste à la fin de la première guerre mondiale. Ce maître confectionnait service de thé et cross de fusils en bois de noyer incrustés d’ivoire, pourla Maisonroyale et les consuls de la ville, comme en témoigne mon père dans un enregistrement de 1980 :
« L’un des pionniers de la marqueterie fut le cheikh Brik. Il était le maître de Hâjj Mad, mon initiateur à ce métier. Le père de ce dernier le voyant un jour traverser l’artère des forgerons, au retour d’une partie de chasse, en compagnie d’un autre chasseur, avec leur tenue de chasse et leurs sloughis, s’exclama :
- Et dire que je voulais en faire un clerc ! Le voilà qui traîne maintenant des sloughis derrière lui ! Que faire ?
Haddada,l'artère des forgerons en 1912
Les caravanes arrivaient à Haddada
Quelques jours plus tard, il le retira de l’école coranique, et le confia à cheikh Brik, pour qu’il apprenne le métier. Le jeune apprenti qui avait vu auparavant, en passant devant l’atelier, cheikh Brik, en train d’administrer une fessée à un apprenti, sur le madrier, fit tout pour ne pas mériter le même châtiment. Mais il ne fut jamais puni, pour la simple raison, qu’en tant qu’ancien étudiant d’école coranique ; il s’était rendu indispensable, en déchiffrant les missives que son maître recevait dela Maisonroyale. Ce dernier confectionnait des coffrets ornés de nacre, des services de thé, et des crosses à fusils en bois de noyer, aussi bien pourla Maisonroyale que pour les consuls qui vivaient alors à Essaouira. Je me souviens d’une réception que m’avait accordée le pacha de la ville, dans les années 1930, pour me demander de reproduire en thuya, ces anciens modèles en noyer. Il me disait alors que ces ustensiles appartenaient au sultan Moulay Abdelaziz. Au début la marqueterie se faisait au feu qui laisse des traces noires — semblables à l’encre de Chine — qui restent pour toujours. »
Des traces qui restent pour toujours : épreuve du feu, traces indélébiles, tel est le désir d’éternité, qui habite tout créateur.C’est pour nous les vivants que cette mémoire est importante, si tant soit peu que le deuil soit possible… Je ne sais plus, pour ma part, quel penseur grec avait donné cette définition de la mort : quand je suis là, elle n’est pas là, et quand elle est là, je ne suis pas là. Une consolation ? Peut-être. Mais les blessures de l’âme, l’absence de l’aimé, qui peut les soigner ? Cette éternelle quête du sens ?
La barchla de Sidi Mogdoul le saint patron de la ville
Bien avant l’apparition de la marqueterie, ses fondateurs étaient ceux-là même qui ornaient les toits des mosquées et ceux des demeures caïdales, et qu’on appelait les Brachlia. Mon arrière-grand-père paternel était de ceux-là. Il avait effectué à au moins deux reprises le pèlerinage à La Mecque à pied. À son retour au pays Chiadmi, trouvant sa maison dévastée, il était allé se réfugier dans la tribu voisine où on lui accorda femme, bergerie et terre à labourer. C’est là que naquit mon grand – père paternel, qui sera cordonnier de son état et qui mourra assassiné sur une plage déserte entre Essaouira et Safi, attaqué probablement par des coupeurs de route, qui lui enviaient sa charge de babouches. Mais sa disparition demeure toujours un mystère. Son père Hâjj Thami le Marrakchi, aurait été non seulement un paysan et un pèlerin, mais aussi un Brachliade Marrakech, c’est-à-dire un décorateur des toitures en bois peint ; il aurait été le décorateur de la toiture de Sidi Mogdoul, le saint patron d’Essaouira.
Peinture sur bois du mokhazni Bentajer
Peinture sur bois du ferailleur,Asman Mustapha
L'apparition de la galerie Frederic Damgaard au début des années 1980,a favorisé l'éclosion de talents d'autodidactes qui font éclater les formes traditionnelles de l'esthétique, tout en s'en inspirant comme on le voit dans ce tableau
La peinture avait donc précèdé l’incrustation du bois. Alors que les dessins géométriques sont incontestablement d’inspiration islamique, le recours aux rinceaux (ou Tasjir) est d’inspration occidentale comme l’indique son autre nom Ârq Aâjam (racine chrétienne). Ce dernier modèle s’inspire de la nature dont l’Islam prohibe l’imitation. Quant aux motifs ornementeaux, ils résultent d’une créativité locale : la marqueterie est donc la synthèse obtenue par des générations d’artisans, à partir de la combinaison de modèle d’emprunts et de créativité locale.
Sur la table circulaire du marqueteur, comme dans la voûte intérieur d’une coupôle peinte par unBarchliya, tous les dessins sont organisés autour d’un noyau central et se basent essentiellement sur le principe de la symétrie. Une khotta (dessin géométrique) , rayonne à partir du centre et se caractérise par le nombre de rayons dits Isftown dans le jargon de la corporation des marquéteurs d’Essaouira, et l’espace entre deux rayons est dit Kandil (lanterne). On peut définir la Khotta – peinte par mon arrière grand père le Brachliya, puis incrustée par mon père le doyen des marquéteurs – comme étant un cercle formé de deux ou plusieurs carrés en rotation autour d’un même centre, dont chaque angle est traversé par deux rayons parallèles. Nous avons au total quatorze Khotta possible de la plus simple (l’hexagonale) à la plus complexe ( la Stinia) qui donne son nom au château du Glaoui à Marrakech. On retrouve là tous les chiffres magique rencontrés chez les Regraga : les quatre point cardinaux du carré magique, la forme circulaire du cycle temporel, comme me le disait souvent mon père :
Le temps tourne pour ceux qui obéissent comme pour ceux qui se révoltent
A lui, seuls les ignorants se fient,
Combien de peuples y ont vécu dans le bonheur et l’insouciance
Et un jour, il les a poignardés sans poignard !
C’était un véritable rite d’initiation que le passage du statut de compagnon à celui de maître. A cette occasion se réunissait un conseil : l’Amine avec ses deux conseillers, le compagnon candidat et son ex-maître. On ne se cotentait pas des jugements qu’émettait ce dernier à l’égard de son disciple, on procédait à un examen municieux des ouvrages fabriqués par le candidat. On se renseignait sur sa moralité, le fameux Maâkoul.Ce n’est que lorsque ces conditions étaient requises que le titre de MAÎTRE, qui confère en même temps le droit d’ouvrir un atelier autonaume, lui fût atribué. On pourrait penser que ce système rigoureux était lié à l’intérêt qu’avait la corporation de limiter les candidatures possibles. Il était plutôt choisi pour une grande part par la qualité des ouvrages qui se faisaient naguère. La conception mentale est toujours plus rapide que la maîtrise gestuelle et le maître est justement celui qui est parvenu à transmettre de l’intelligence à ses gestes. L’apprentissage avec ses rites d’initiation qui ponctuaient le passage du statut d’apprenti à celui de compagnon et, enfin, de maître, visait cette pleinitude du geste où la main devient « pensée ».
Le premier maître de mon père fut Abdelkader El Eulj, un originaire d’Andalousie : il aurait sauvegardé la clé de la maison de ses ancêtres de Cordoue. Celle-ci était transmise de génération en génération dans l’improbable espoir de retrouver un jour le paradis perdu de l’Andalousie musulmane ! Et l’on dit que si la progéniture d’Abdelkader El Eulj, était mulâtre, c’est parce que lui, l’Andalou au blanc immaculé, s’était marié avec une esclave du fait que sa femme blanche était stérile.
Abdessalam, le tuteur de mon père disait à son maître en marquetterie :
-- Vous avez droit de vie et de mort sur ce garçon : si vous le tuez, nous sommes là pour fournir le linceul !
Un jour qu’il était aller chercher de l’eau à la fontaine publique pour son maître, celui-ci lui fracassa la cruche remplie d’eau sur la tête pour cause de retard.
Après cet incident, mon père a dû rejoindre un autre maître du nom de Hâjj Mad, enterré à la zaouïa de Moulay Abdelkader Jilali, où avait eu lieu la cérémonie funéraire au quarantième jour du décès de mon père, et où le fils d’Allam -le nachâr (scieur de madriers à la coopérative des marqueteurs)- avait distribué en guise d’hommage à l’assistance, la fiche artisanale de mon père.
Hâjj Mad était à la fois marqueteur et marchand d’esclaves : sur les terrasses de la ville, on enduisait au henné le corps d’ébène des jeunes esclaves, pour les rendre « luisants » et « attrayants », afin de les vendre à un prix avantageux dans l’actuel marché aux grains (Rahba). Un jour Hâjj Mad voulu ausculter la dentition de l’un d’entre eux, et sans crier gare, celui-ci lui mordit la main jusqu’à l’os ! Maâlam Mahmoud Akherraz, le sacrificateur des Gnaoua qui vient de disparaître presque centenaire me confirmait ces faits :
« Un jour, je devais avoir entre huit et dix ans, je vis un esclave mordre le doigt d’un marchand qui l’avait introduit dans sa bouche pour examiner sa denture.Cela se passait vers 1920. Mon oncle maternel fut acheté au prix de soixante rials, à l’époque du caïd khobbane. Toutes les familles aisées de la ville avaient des servantes noires, les khdem, et des esclaves mâles, les abid. Dans ma jeunesse, les Noirs autour de moi parlaient un dialect africain que je ne comprenais pas. D’ailleurs, je ne comprends pas non plus certaines paroles des chants gnaoua. »
Mon père accompagnait son maître Hâjj Mad aux veillées religieuses, en tenant d’une main l’ampleur de son burnous et de l’autre une lampe à huile d’olive, pour éclairer les sombres et tortueuses ruelles d’Essaouira d’alors. Il l’escorta ainsi à un mariage qui se tenait au Riad du négociant Hâjj Fayri ; où des musiciennes femmes étaient accompagnées d’un luthiste aveugle : Le musicien devait être toujours aveugle pour ne pas être ébloui par le charme satanique des femmes !
L’atelier où travaillait mon père respire à la fois la forêt du mont Amsiten que nous avons aimé ensemble par d’innombrables balades philosophiques, où l’adolescent que j’étais assaillait de questions le maître à penser qu’il fut pour moi : un artisan capable d’évoquer à la fois Al Maârri, le poète aveugle, mais ô combien clairvoyant, Al Ghazali surnommé « preuve de l’Islam », et Socrate faisant face avec courage et dignité au breuvage à la ciguë… On avait aménagé les ateliers des marqueteurs dans ce qui tenait lieu de dépôt de canons et de munitions : devant chaque atelier, un anneau de fer où était attaché le cheval qui tirait le vieux canon jusqu’en haut de la rampe qui fait face à l’ennemi venu de l’océan des ténèbre.
De gauche à droite: Maâlem M'barek, le directeur français de la coopérative des marquéteurs d'Essaouira qui a pris la relève de Mr Dejardin à l'indépendance, maâlem omar Ould Moul L'fakher, Si Mohamed BEN M'barek, dit "lamine", l'un des marqueteurs les plus raffiné de la ville et maâlem Tahar Mana jaugeant un madrier (Gayza).Les années 1950
La porte d'accès à la Scala de la mer, Roman Lazarev
Dans mes souvenirs d’enfance, lorsque j’accompagnais mon père à la coopérative des marqueteurs, c’était toujours le père du sculpteur Allam, qui l’accueillait pour scier ses madriers de thuya sous les arcades et les bananiers. La coopérative est située au noyau primitif de la ville, là où résidaient les amines (contrôleurs) de la douane : à son entrée, on pouvait encore voir, il y a quelques années, les mangeoires où les amines du port attachaient leurs chevaux au retour de la porte de la marine, par où transitaient les marchandises de la terre à la mer et de la mar à la terre.
De la coopérative des marqueteurs me revient surtout le souvenir de la fête de mars, qu’organisait la corporation, avec comme vedette Abibou le chantre du Malhûn local, boulanger de son état, célèbre surtout par sa petite taille et son humour caustique : il ne pouvait pas ouvrir la bouche sans provoquer l’hilarité universelle.
Je vois encore « BaghiTagine » (désir- de – tagine), décédé récemment, interpeller de l’estrade maâlam Tahar Mana, en le surnommant le « rossignol de la corporation », probablement pour l’habileté de son art puisqu’il n’avait pas une voix de ténor.
Le légendaire maâlem Abdellah Abibou, grand ami de mon père devant l'éternel.Ce dessin a été réalisé à Casablanca, par un certain Albert(déssinateur de rue).le 25 décembre 1966, d'après une photo d'identité de l'interréssé, décédé à l'âge de 86 ans, en 1962, puisqu'il était né en 1876.«Li bgha ibarraâ hbibou, iâtih khobz Abibou ! »(Celui qui désire faire plaisir à son bien aimé qu’il lui offre le pain d’Abibou ) .Il possédait plusieurs fours publics de la médina : son pain était réputé parce qu’il le pétrissait de la farine émmaculée de Marrakech..De la coopérative des marqueteurs me revient surtout le souvenir de la fête de mars, qu'organisait la corporation, avec comme vedette Abibou le chantre du Malhûn local, boulanger de son état, célèbre surtout par sa petite taille et son humour caustique : il ne pouvait pas ouvrir la bouche sans provoquer l'hilarité universelle.Je vois encore « BaghiTagine » (désir- de - tagine), décédé récemment, interpeller de l'estrade maâlam Tahar Mana, en le surnommant le « rossignol de la corporation», probablement pour l'habileté de son art puisqu'il n'avait pas une voix de ténor. Maâlem Abdellah Abibou était l'un des plus grands connaisseurs du Malhun de la ville et du Maroc.Il était aussi connu par son humour costique. Son trésor de qasida demalhun (khazna), se trouvait caché dans une vieille valise, qui contenait 47 manuscrits de Malhun, ainsi que trois parchemins en cuire contenant chacun une qasida du genre malhun composé de son propre crû: l'une d'entre elle était dédiée à sa campgne Saâdia, la deuxième s'intitulait Sidi Yacine, le saint patron situé au bord de l'oued Ksob, non loin de Ghazoua. Et la troiième qasida , il l'avait composé en l'honneur du fils du tanneur Carel, à l'occasion de son anniversaire. Il avait tout le temps sur lui une taârija(tambourin) enduite de henné, dont il se servait pour déclamer les qasida du malhun. C'était un buveur impénitent, un bon vivant qui appréciait, la fine fleur du kif (on a sauvegarder sa pipe de kif jusqu'à une période récente), mais quand la "Sjia"(l'inspiration) était là, il n'écrivait pas lui-même la qasida, mais la dictait à son élève le bazariste et antiquaire Miloud Ben Ahmed Ben Miloud, dit "Ben Miloud " tout simplement.
Trace de marqueterie de mon père
Et maintenant le fils d’Allam me soumet une fiche technique sur mon père du temps du Protectorat. Cette fiche artisanale est établie par le directeur français de la coopérative le 15 juin 1951. Mon père avait alors 41 ans, ce qui veut dire qu’il était né, non pas en 1912, comme nous croyons jusqu’ici, mais en 1910. Il serait rentré à la corporation en 1920, à l’âge de 10 ans.Mon père fut d’abord apprenti, puis compagnon, avant de devenir lui-même maître artisan en 1936 avec son propre atelier — 24 m² . Il y disposait d’une caisse à gabaris (les Bratels) qu’il ressortait à l’occasion ; ce sont ses aides – mémoires techniques en quelque sorte.
Dessins floreaux de mon père
Les encouragement materiels et moreaux, le prestige dont jouissait maâlam Tahar, faisaient de lui un artiste. Sachant que son travail était apprécié à sa juste valeur il le faisait avec patience et amour. Il travaillait même la nuit, non pas comme aujourd’hui sous la pression du besoin, mais afin de retrouver l’isolement propice à l’inspiration. Il était, disait-il, à la recherche de sa Gana, l’état où l’esprit est possesseur de toutes ses facultés.Perfectionniste il l’était pour mériter de plein droit le titre de maâlam(maître) dont on l’affublait. Pour lui, la beauté n’était rien d’autre que l’équilibre parfait. Il s’opposait à l’artisan de la campagne qui n’était pas comme lui à la recherche de la finesse des formes, mais à celle de sa gourmandise et de sa vitalité naturelle.
Motif géométrique de mon père
Quand je me rendais, enfant, à l’atelier de mon père, j’étais surtout fasciné par l’odeur des bois que décrit avec minutie cette fiche artisanale de 1951 : il avait40 kgde loupe (racine de thuya) à 15 fr.le kg, 30 madriers de bois de thuya, à150 Fle madrier, trois morceaux de5 kgde citronnier en provenance de Chichaoua, cinq rondins d’ébène (Taddoute) à200 Fle rondin,1 litrevenant du pays haha ; 40 boites de colle forte, et2 litresd’alcool.
Telle est la matière première avec laquelle travaillait mon père. La fiche artisanale établie par Mr.Bouyou directeur de la coopérative des marqueteurs alors, précise aussi son outillage — avec la mention « insuffisant » : 4 établis, 2 varlopes, 4 marteaux, 4 ciseaux, 2 tenailles, 3 rabots, 3 serre-joints, 1 drille, 3 scies, 2 rabots à dents.
À partir de 1938 mon père était considéré comme maâlam (maître artisan), puisqu’il avait pour exécuter ses créations un « sanaâ » (compagnon) et un apprenti « matâllam » : son salaire hebdomadaire passait de20 F en 1938 à500 F en 1951. La fiche artisanale mentionne que le loyer de son atelier était de210 F le trimestre et qu’il payait annuellement une patente de570 F.
Louzani, l’entraîneur national souiri né en 1942, me dit aujourd’hui que pour évaluer le véritable revenu de ton père alors, il faut savoir qu’au début des années 1950 le prix d’un kilo de mouton valait un dirham, et la consommation du poisson était quasiment gratuite pour les habitants de la ville. Mon père pouvait alors non seulement prendre en charge ses enfants — en 1951, notre aîné Abdelhamid venait de naître, et nous autres ses frères et sœurs nous n’étions pas encore de ce monde — mais aussi ceux de son demi-frère aîné Omar le poissonnier coléreux. Dans les ruelles étroites de la ville, on pouvait alors entendre les enfants chanter :
S’il n’y a pas de koumira ? Al- sardila !
S’il n’y a pas de sardila ? Al-koumira !
Autrement dit ; s’il n’y a pas de koumira,(baguette de pain), il y aura toujours la sardila (sardine), et vise versa.
Marchand de baignés et marchandes de pain à khobbaza
L’intérêt des artisans était lié à la bonne réputation de leur marchandise, d’où la nécessité d’une réglementation décidée plutôt par le corps de métier, qu’imposée de l’extérieur. Entouré de deux conseillés, l’AMINE intervenait selon la coutume pour résoudre trois sortes de conflits :
-Le conflit entre les artisans (un artisan n’avait pas le droit de séduire par l’attrait du gain, les compagnons de ses confrères, bénéficiant ainsi d’une formation à laquelle il n’avait nullement contribué).
- Entre artisans et bazaristes (la contrefaçon de modèles était prohibée si bien que chaque atlier se distinguait par la nature de ses ouvrages).
- Entre artisans et clients (chaque artisan avait son garant : son ex-maître, au cas où il n’honorait pas un contrat).
L'atelier où Bungal avait réuni plusieurs marqueteurs dans les années 1930
Le témoignage de maâlem Mtirek,sur le samaâ judéo - musulman d'Essaouira : Le mercredi 13 janvier 2010, vers la mi-journée (journée brumeuse mais lumineuse) alors que je prenais un thé à la menthe à la terrasse du café Bachir qui donne sur la mer, je vois venir sur une chaise roulante, maâlem Mtirek, ami à mon père. Il est presque centenaire maintenant, mais sa mémoire reste vivace. Il se souvient de la veillée funèbre du 13 janvier 2003, organisée à la Zaouia de Moulay Abdelkader Jilali pour le quarantième jour du décès de mon père : « C'est là, me dit-il, qu'est enterré maâlem Mad, le maître artisan de ton père. Après avoir accompli son apprentissage auprès de lui, ton père était venu travailler chez Bungal dans les années 1930. Mon établi ( manjra), le sien et celui de Ba Antar étaient mitoyens. Un jour, je me suis mis à déclamer des mawal (oratorios) . Une fois apaisé de mon extase, ton père qui écoutait à l'entrée de l'atelier est venu vers moi pour me dire sur le ton de la plaisanterie :
- Maâlem ! Laisse les gens travailler au lieu de les extasier par ton mawal ! le chantier s'est arrêté à cause de tes mawal !
C'est ce mawal que je déclamais alors sur le mode de la Sika andalouse :
Ya Mawlay koun li wahdi,Li annani laka wahdaka
Wa biqalbika îndi,Min Jamâlikoum
la yandourou illa siwaakoum
Seigneur, soit pour moi tout seul
Parce que c'est à toi seul que je me suis dévoué !
Et mon cœur n'a plus de regards que pour ta splendeur !
A l'époque , poursuit maâlem Mtirek, tout le monde était mordu de mawal à Essaouira : le vendredi on allait animer des séances de samaâ, d'une zaouia, l'autre : la kettaniya, la darkaouiya, celle des Ghazaoua et celle de Moulay Abdelkader Jilali. Les Aïssaoua et les Hamadcha faisaient de même avec leur dhikr et leur hadhra à base de hautbois et d'instruments de percussion. On allait aussi chez les Gnaoua dont la zaouia était dirigée par El Kabrane (le caporal), un ancien militaire noir, qui parlait sénégalais et qui gardait l'hôpital du temps du docteur Bouvret. C'était un type très physique qui servait en même temps de videur lors des lila des Gnaoua : si quelqu'un sentait l'alcool en arrivant à la zaouia de Sidna Boulal ; il le prenait à bras le corps comme un simple poulet et le jetait au loin, hors de l'enceinte sacrée. Les gens étaient véritablement « Ahl Allah» (des hommes ivres de Dieu). Nous avions notre propre orchestre de la musique andalouse, dont faisait partie Si Boujamaâ Aït Chelh, El Mahi, El Mamoune et un barbier .
L’apparition du BAZARISTE, intermédiaire nécessaire à l’artisan en période de crise et en saison morte, est la cause indirecte de la dispartion du système corporatif.Sa main mise sur le circuit commercial et sa concurrence déloyale sont générateurs de déséquilibres rendant caduque la discipline corporative. Pour survivre l’artisan est contraint de prendre des « avances » auprès du bazariste, alors que le produit n’est pas encore fini, et donc de le vendre à vil prix, puisqu’il ne peut pas attendre l’arrivée du client potentiel. En effet, avec la crise et le tarissement de la clientèle touristique nombre d’artisans ont été contraints, durant les années 1930, de subir la tutelle des bazaristes. Pour la première fois, ils furent assemblés par dizaine, pour produire dans une même manufacture, celle de Bungal. Ce « bailleur de fonds » (chkâ’yrî), prenait les commandes auprès des européens et les faisait exécuter par les artisans réunis dans sa manufacture. C’est ainsi qu’il fit éxécuter à mon père une scala miniature, qui fut exposée des années durant au syndicat d’initiative, avant de finir en morceaux, aux fourrières de la ville.
Maâlem Tahar Mana avec la médaille du mérite de l'artisan
Mais, dés que la crise cessa, cette manufacture s’évanouit aussi promptement qu’elle était apparue, et chaque artisan retrouva son autonomie. Ainsi, si le bazariste peut contrôler durablement le circuit commercial, il ne peut en faire autant pour la production, puisque l’artisan tend à être soudé à ses moyens de production comme l’escargot à sa coquille. Lorsque l’artisan vendait lui-même son propre ouvrage, il savait que sa réputation tenait à la qualité de ce qu’il produisait. Mais lorsqu’il fut obligé de passer par le bazariste, sa créativité s’émoussa, car ce dernier pouvait transmettre son modèle à d’autres artisans qui alors en faisaient des contre-façons. Par ailleurs la transmission intergénérationnelle du savoir artisanal devient de plus en plus défaillante : la pression des besoins fait que l’appreti se détache le plutôt possible de son maître alors qu’il n’a pas encore accompli tout le cycle d’apprentissage. C’est ainsi qu’on trouve actuellement des ateliers qui produisent exclusivement un seul article. Le jeune artisan complètement dépendant du bazariste est souvent condamné à vivre dans la marginalité et le célibat, comme le vieil artisan est condamné à mourir sur son outil de travail, à moin que sa descendance ne lui assure sa retraite.
Maâlem Tahar Mana avec médaille et Simohamed Lamine(lunettes noires) lors d'une Nzaha (pique - nique rituel des artisans) à l'ombre des amendiers en fleurs de l'Ourika dans les années 1950
Les corporations d’artisans constituait une très forte communauté unie dans le travail, la fête et, plus encore, l’épreuve. Ces membres se retouvaient dans le cadre de confréries religieuses et cette communion spirituelle renforçait la cohésion professionnelle. Pour leurs loisirs ils organisaient desNzaha, sorte de piques – niques rituels, à l’ombre des mimosas de Diabet, aux environs immédiats d’Essaouira. C’est dire que la société traditionnelle maintenait l’équilibre entre les lieux duMaâkoul (honnêteté, sérieux) qu’étaient l’Atelier et la Mosquée et les lieux du Mzah (ludique), qu’était par exemple à Essaouira, Derb Laâzara (le quartier des célibataires). Avant l’avènement des moyens de transport moderne, ils se tenaient campagnie pour se rendre à Marrakech, souvent leur ville d’origine, comme le montre cette qasida du malhun de Ben Sghir intitulée « Bent el Ârâar » (la sculpture de thuya).
Au début des années cinquante, le souvenir était encore vivace du tournage d’Othello par Orson Welles à Mogador. Le soir on le voyait souvent méditer sur la grande place du syndicat d’initiative. Dans le film, on reconnaît surtout « Tik-Tik » avec son luth au pied des remparts de la Scala de la mer. « Tik-Tik » est mort récemment en ivrogne à la vieille impasse d’Adouar qu’évoque en ces termes le rzoun, vieux chant de la ville :
Ô toi qui s’en vas vers Adouar
Emporte avec toi le Nouar
La rime est un jeu de mot entre « Adouar » (le nom de la sombre impasse supposée cacher les belles filles de la ville) et le « Nouar » (le bouquet de géranium et de basilic).
Entre les deux, l'atelier de mon père, en face du cinéma Scala, ancien consulat d'Allemagne
Mon père me racontait qu’un jour Orson Welles se présenta à son atelier alors qu’il était en train de terminer une magnifique table en bois d’arar, décoré de dessins géométriques complexes et de rinceaux d’inspiration andalouse. Quand mon père dit à Orson Welles le prix de la table en question, le cinéaste américain en fut offusqué :
- À ce prix-là, lui dit-il, je briserais cette table sur ma tête plutôt que de la vendre !
Et certains soirs d’hiver, quand il rentrait à la maison sans le sou, mon père nous regroupait, nous, ses enfants, autour de lui, et nous conviait à lire en sa compagniela Naçiriaoù le maître de Tamgroute incitait, les Marocains à résister à l’envahisseur portugais :
Faibles, nous sommes, mais par la grâce de Dieu, nous serons innombrables et puissants…
Je me souviens d’une journée noire des années 1970, où l’on m’apprit que la police avait conduit mon père au commissariat pour le contraindre à payer ses impôts. Heureusement qu’on finit par le relâcher en fin de journée : c’est la seule fois de toute sa vie où il eut affaire au Makhzen. Omar son demi-frère, était aussi allergique au Makhzen. On raconte qu’il s’était installé un jour à Souk –Jdid en plein centre-ville, en désignant aux passants la notice d’impôt qu’il venait de recevoir :
- Ayez pitié, disait-il du Makhzen ; donnez-lui un peu de cet argent qu’il me réclame : ce n’est pas moi qui mendie, mais le Makhzen !
Les Marocains ont toujours été réticents à payer l’impôt au pouvoir central : on ne voyait pas en quoi cela était justifié. La fameuse coupure entre le pays du Makhzen et le pays de la Siba(l’anarchie), était due aux jacqueries paysannes contre le tertib, cet impôt que le Makhzen prélevait sur le bétail et les moissons sans offrir quoi que ce soit en contrepartie à part ses expéditions punitives et ses petits despotes de caïds qu’il désignait à la tête des tribus.
L'intérieur de l'atelier de mon père où Simohamed, notre frère cadet a pris la relève : au 18 ème siècle ,ces ateliers servaient aux canoniers (tabjia) à y entreposer leurs boulets et canons. En face de chaque atelier, existait un anneau de fer où on attachait les chevaux qui tiraient ces canons en haut de la rampe de la Scala de la mer.
Tout à l’heure le peintre Zouzaf m’a convié à rejoindre Abdessadeq, ami de mon père et l’un des derniers marqueteurs d’Essaouira. Au quarantième jour de la mort de mon père, il m’avait fait écouter des enregistrements radio de mon père effectués au début des années quatre-vingts,c’est-à-dire à un moment où il fréquentait encore son atelier de la Scala, juste en face du vieux cinéma de la ville, actuellement fermé. Quand je quittais à l’entracte la salle obscure, la première silhouette que je voyais, les yeux encore éblouis, était celle de mon père sciant inlassablement le bois. Et combien de fois ne lui arrivait-il pas de revenir travailler jusqu’à tard la nuit juste pour que nous ne puissions manquer de rien. L’atelier où travaillait mon père respire à la fois la forêt du mont Amsiten que nous avons aimé ensemble par d’innombrables balades philosophiques, où l’adolescent que j’étais assaillait de questions le maître à penser qu’il fut pour moi : un artisan capable d’évoquer à la fois Al Maârri, le poète aveugle, mais ô combien clairvoyant, Al Ghazali surnommé « preuve de l’Islam », et Socrate faisant face avec courage et dignité au breuvage à la ciguë… On avait aménagé les ateliers des marqueteurs dans ce qui tenait lieu de dépôt de canons et de munitions : devant chaque atelier, un anneau de fer où était attaché le cheval qui tirait le vieux canon jusqu’en haut de la rampe qui fait face à l’ennemi venu de l’océan des ténèbre.
Le Barzakh
De tous ceux qui sont passés
Hélas, tu te souviens,
Tu connaîtras que la vie n’est rien qu’un chemin…
Chant de trouveur
Vendredi 13 décembre 2002. Il pleut. Vers onze heures du soir, mon père est pris de malaise. Comme d’habitude, ma sœur accourt à son chevet. Personne ne pouvait imaginer encore qu’il s’agit là de la visite de la mort. Je m’assoupis. Le lendemain, samedi 14, vers trois heures du matin, ma sœur m’appelle au chevet de mon père. Le moment est grave. Très affaibli, il parvient dans un souffle à prononcer le prénom qu’il m’avait donné : entre l’instant et l’éternité, nos yeux se croisent pour la dernière fois. Il demande à ma sœur de le soulever — « gaâdini » — pour le maintenir en position assise. Je dois chercher d’urgence notre frère aîné pour d’ultimes à dieux. Dehors, il fait sombre. Des chiens errants aboient. Pleurs et solitude. Au retour, à quatre heures du matin, notre père a rendu l’âme : il ne pouvait plus répondre aux appels désespérés d’Abdelhamid. Dans ma tête se confond le geste que j’ai fait pour fermer les yeux du doyen des marqueteurs d’Essaouira — maâlam Tahar, que Dieu l’ait en sa miséricorde — et celui de l’antique fauconnier des Doukkala qui couvre d’un chaperon le faucon de l’île de Mogador, cet oiseau libre — ce « teir hor » — cet oiseau sacré qui symbolise à la fois le dieu Horus des hiéroglyphes égyptiens, et le dieu de la mort et de l’amour, tel que l’avait représenté dans une ultime peinture notre regretté Boujemaâ Lakhdar, avec son faucon huppé, frappant un Herraz mystique et allant au-devant du sacrifice et de la mort.
Le bohémien de Boujamaâ Lakhdar (détail)
Ce dernier mois de l’année 2002, je devais écrire à la demande de M. Retnani mon éditeur — rencontré à « la croisée des chemins » — ce préambule à la réédition des Regraga, en tant que piste de recherche féconde aussi bien pour l’auteur que pour tous ceux qui ont marché sur ses pas. Le destin en a décidé autrement, et c’est finalement d’une prière de l’absent qu’il s’agit. Mon seul mérite, était d’avoir accompagné les Regraga, en tenant un journal de route, rendant visible ce qui était jusque-là « invisible », donnant existence spatio-temporelle à ce qui n’était connu que sous la forme de légendes. Et Comme le dit si bien un vieux dicton marocain : « Allez aux pèlerinages, vous brillez comme des fleurs, restez chez vous, vous serez comme une terre en friche ». En ce 14 décembre 2002, j’accompagne donc mon père à sa dernière demeure, alors que les plaines côtières sont couvertes de verdure lumineuse et précoce, exactement comme à l’aube des années 1980, lorsqu’il m’avait accompagné jusqu’à la porte des Doukkala, d’où je devais me rendre pour la première fois chez les Regraga.
La légende des sept saints regraga s’inscrit dans une vielle tradition méditerranéenne dont la source serait celle des Sept Dormants d’Ephèse en Turquie comme le soulignait en 1957 Louis Massignon : « En Islam, il s’agit avant tout de « vivre » la sourate XVIII du Qora’n, qui lie les VII dormants à Elie (khadir), maître de la direction spirituelle - et la résurrection des corps dont ils sont les hérauts, avant coureur du Mehdi, au seuil du jugement, avec la transfiguration des âmes, dont les règles de vie érémitiques issues d’Elie sont la clé. Ce culte a donc persisté en Islam, à la fois chez les Chiites et les Sunnites mystiques. »
En Bretagne, par où les sept saints Regraga, auraient passé à leur retour de La Mecque avant d’accoster par leur nef au port d’Agoz à l’embouchure de l’oued Tensift, Massignon notait :
« En Bretagne spécialement, le nombre des Sept Dormants raviva une très ancienne dévotion celtique au septénaire, seul nombre virginal dans la décade (Pythagore), chiffre archétypique du serment. On est tenté de penser que c’est une dévotion locale aux sept d’Ephèse, qui a précédé et provoqué les cultes locaux aux VII saints en Bretagne. »
Par-delà l’ethnographie d’Essaouira et sa région, mon père a été finalement mon initiateur à l’écriture.
J’écris ces lignes le vendredi, jour de la visite aux morts en ayant une très intense pensée pour mon père, et à ce propos la lecture des « sept serments aux morts » de Carl-Gustav Jung, en date de 1916, m’apporte un certain réconfort, dans la mesure où il y considère le Néant identique à la Plénitude :
« Dans l’infini, le plein ne se distingue pas du vide. Le Néant est vide et plein. Le Néant et la Plénitude, nous l’appelons Plérôme. Nous nous distinguons du Plérôme en tant que créature limitée dans le temps et l’espace ».
Il me plaît beaucoup de penser que ce « Plérôme » de Carl-Gustav Jung est l’équivalent du « Barzakh », cette station stellaire où, selon les musulmans, les âmes mortes reposent en attendant leur résurrection au jour du Jugement dernier. Et à mon sens c’est le refus d’être livré à la dissolution dans le néant qui explique la philosophie profonde des Regraga, qui contribuent à la résurrection du printemps après la mort hivernale exactement comme les Sept Dormants ont ressuscité après une longue dormition. Long voyage des hommes autour du printemps, long voyage de l’âme après la mort. Les prières augmentent les lumières des étoiles, et jettent un pont par-dessus la mort.
Selon la tradition musulmane, le Barzakh, est ce monde intermédiaire dans lequel, les morts doivent séjourner pendant quarante jours avant de connaître le sort que leur reserve Nakîr et Mounkar , les anges chargés de les interroger et d’émettre un jugement sur leur vie .Le Barzakh serait l’isthme qui relie les deux mondes. Dans deux pasages du Coran, il est question de deux mers, ou vaste étendue d’eau, l’une douce, l’autre salée, entre lesquel il y a un Barzakh qui les empêche de se confondre :
« Les gens de l’Isthme sont entre l’ici-bas et l’au-delà. Derrière eux, cependant, il y a le monde intermédiaire, pour jusqu’au jour où il seront ressuscités. » (XXIII, 100).
« Il a lâché les deux mers pour se rejoindre, avec entre elles deux un seuil à ne pas enfreindre. » (55, 17-18).
En eschatologie, le mot Barzakh est employé pour déigner la limite du monde humain, et sa séparation d’avec le monde des esprits purs et de Dieu.
Juste après sa mort, je voulais écrire un livre sur la marqueterie d’Essaouira en hommage à mon père Un ouvrage qui en sauvegarderait la mémoire. Une fois à Essaouira, je me rends au complexe artisanal de Bab Marrakech, où je rencontre le marqueteur Abdelkader El Himri, ami de mon père. Il me dit que mon père était très préoccupé par le devenir de la corporation des marqueteurs, et que les œuvres des grands maâlam, comme lui disparaissent avec leur auteur. D’un autre côté, il me signale qu’au début des années 1980, toutes les archives de la coopérative des marqueteurs, fondée le 10 octobre 1949, ont été victimes d’un incendie. C’est dire que le devoir de mémoire était devenu une urgence. .
Le moussem des Hamadcha
La quête aumônière des Hamadcha, d'après Roman Lazarev
La magie de la nuit appelle le silence, la communion du groupe appelle la hadhra (présence divine). Dans la zaouïa, on boit le thé à l’écoute d’une lira (frêle pipeau de roseau) qu’accompagne une voix couverte comme d’un voile invisible :
Gloire à Dieu et à toi océan de lumière !
Ô patron d’Ouazzane ne m’oublie pas !
Le doux intermède de la lira prépare la phase chaude du hautbois. Les musiciens sont aussi des artisans, d’où la communauté du jargon aux deux espaces artisanal et musical. La partition musicale qui rend la présence du surnaturel possible s’appelle mramma, ou métier à tisser. C’est une juxtaposition de phrases musicales tissées par le hautbois sur la trame constante des instruments de percussion : la réussite de la partition musicale dépend du champ magnétique qui s’établit entre l’orchestre et les danseurs de la place sacrée.
Hamdouchi, tourneur sur bois de son état, rencontré à Sidi Mogdoul, me dit en préparant sa pipe de kif :« Tout ce qui brûle au feu n’est pas impur. Jadis, on cachait le kif dans le tambour.Lemoqadem disait : « Fumez où bon vous semble, sauf dans la salle de prière. ».Nous gens du hal, nous avons besoin de fumer jusqu’à ce que nos yeux soient hors des orbites pour pouvoir chanter et faire monter le saken (l’habitant surnaturel) ».
Larbi Slith
En 1983, j’avais assisté au moussem des Hamadcha, en notant son déroulement au jour le jour :
Le 31 août 1983, 17 heures.
Sadya Bayrou
Des rumeurs musicales me parviennent de loin : c’est la procession des Hamadcha à Souk – Jdid. À mesure qu’on s’approche de la zaouïa, la musique devient frénétique. Après avoir franchi la porte sur la place du sacrifice et des danseurs sacrés, l’animal est encensé avec du benjoin (jaoui). Le public l’entoure et la musique continue. On fait tomber l’animal pour l’égorger, le public s’agite, la musique devient frénétique et les femmes sur la terrasse poussent des appels au Prophète et des youyous. C’est la première dbiha. La seconde aura lieu lorsque les taïfa invités seront là. Le moqaddem des Hamadcha (boucher de son état) aiguise son couteau en adressant un regard lointain vers le ciel. Il ordonne qu’on oriente la tête du taureau vers La Mecque. Puis, pieusement, d’un geste circulaire, il bénit l’assistance. En ce moment la musique parvient au sommet de la passion ; c’est le mode « daoui hali » (guéris-moi de ma transe), le moqaddem tranche la gorge du taureau. Lorsque les entrailles de l’animal sacrifié sont vidées la musique cesse brutalement.C’est la vente aux enchères, de certaines parties de l’animal, qui commence. D’abord les pieds antérieurs puis postérieurs. Quelqu’un dans l’assistance demande un morceau du cœur. On lui rappelle que le cœur a été envoyé pour la baraka du gouverneur. L’un des sympathisants des Hamadcha s’approche du moqadem pour lui rappeler qu’il faut aussi envoyer un peu de baraka sacrificielle au nouveau conseil municipal (Union Constitutionnelle.) qui a contribué cette année à la subvention du moussem et supprimé les quêtes aumonières.
Sadya Bayrou
À ce moment-là, une femme descend de la terrasse et fait irruption parmi les hommes. Vieille et pauvre, elle propose timidement trois dirhams pour avoir sa part du barouk . Celui qui dirige les enchères la regarde avec dédain et continue son travail. La rate est vendue 5 DH, puis un morceau de gorge rapporte 13 DH. La queue 18,50 DH et le sexe de l’animal 10,50 DH. Pour ce dernier morceau l’un des participants aux enchères commente : « Je ne l’achète pas en été, c’est un aliment chaud, valable surtout en hiver ».
« Les enchères ne sont pas tellement brillantes cette année », me dit un habitué des Hamadcha.
- Pourquoi ? lui dis-je.
- Parce qu’on a supprimé les quêtes dans les rues qui servaient aussi comme publicité au moussem.
Il y a peut-être d’autres raisons à cette désaffection. Dans la zaouïa des Hamadcha, on constate pour la première fois une floraison inhabituelle de drapeaux, entourant le portrait de Sidi Mohamed Ben Abdellah (le fondateur de la ville) qui symbolise ici l’association portant son nom et qui a donné naissance récemment à la section locale du nouveau parti (Union Constitutionnelle).
Un peu plus tard, le hautboïste Dabachi m’explique :
- La musique un peu triste qu’on a jouée tout à l’heure, c’est la Nouba du Rasd puis on a joué Qoddam Ârqâjam.
Khalili intervient pour préciser :
- Les paroles qui accompagnent la mise à mort du taureau commencent ainsi :
Ah que ma patience est limitée !
Et que mon corps et mon cœur sont épuisés !
Sadya Bayrou
Au moment de sortir les entrailles de l’animal, on avait joué Qoddam El Maya. Et à la fin de la Dbiha, les musiciens avaient entamé l’air joyeux du Haddari. Ce morceau de musique rituelle fait aussi partie du Saken des Aïssaoua où il accompagne le moment de la frissa (consommation rituelle de la viande crue chez les Aïssaoua).
On me dit que les quatre morceaux de musique andalouse qui accompagnent le sacrifice chez les Hamadcha sont joués dans d’autres rites de passage tels que ceux de la circoncision ou de la défloraison qui fait passer la mariée du statut de jeunes filles à celui de femme. Dans les trois rites de passage (moussem, circoncision, mariage) cette musique rituelle accompagne l’apparition dangereuse du sang.
1er septembre 1983 à 10 h 30.
Ce matin, je passe par hasard près de la rue Ibn – Khaldoun. Les Hamadcha d’Essaouira sont devant la porte de la zaouïa ; ils se préparent à accueillir la taïfa de Safi qui doit arriver par le car Chkouri à Bab Doukkala. La taïfa d’Essaouira marche maintenant vers Bab-Doukkala.En tête le drapeau rouge des Dghoughiine et l’étendard vert des Allaliyne ; à cet étendard sont accrochés deux serviettes blanches ; quelqu’un me dit que des femmes ont apporté ces serviettes qui représentent leur âar (leur demande de protection adressée au wali Sidi Ali Ben Hamdouch). Mais selon un autre informateur ces serviettes blanches appartiennent à la moqadima de la zaouïa ; elles symbolisent la paix et la fraternité entre les deux taïfas qui vont se rencontrer.
J’ai interrogé tout à l’heure un Hamdouchi sur le pourquoi de la présence hier, dans le cortège, du drapeau bleu de Sidi Mohamed Ben Aïssa (de la confrérie des Aïssaoua). Il m’a répondu ceci :
« Sidi Mohamed Ben Aïssa est le cousin de Sidi Ali Ben Hamdouch ; et celui qui les séparerait aurait la chair dissociée de ses os ».
Ce lien est en réalité à interpréter à partir de la silsila (chaîne) mystique, pôle de l’Occident soufi auquel sont rattachées les deux confréries.
Les Dghoughiine disciples de Sidi Ahmed Dghoughi constituent la partie la plus violente de la confrérie et du rituel des Hamadcha. Ils se frappent et se mutilent avec des hachettes nomméesChakrya, avec des baguettes de bois fixées sur un cerceau de fer formant le h’mal et avec des boulets de canon nommés zerzbana. Ils sont, dans l’orchestre, ceux qui frappent le herraz. Leur étendard est rouge, couleur sang.
Le drapeau vert appartient aux Allaliyne disciples plus directs de Sidi Ali Ben Hamdouch. Ils sont, dans l’orchestre, les musiciens du hautbois (ghaïta) et dans la jedba, danse sacrée, les danseurs qui ne se frappent pas, ne se mutilent pas. Les Dghoughiyne se caractérisent ainsi par le fait de frapper (frapper sa tête ou le herraz) tandis que les Allaliyne se caractérisent par le souffle (souffler dans la ghaïta, souffler en dansant).
Au moment où les deux taïfas se rencontrent à Bab Doukkala elles jouent ensemble dans le modegharbaoui…
Les portes étendards d’Essaouira inclinent leurs drapeaux en signe de bienvenue. Puis les deux taïfa se dirigent vers la zaouïa. Quand ils sont proches de la zaouïa, ils commencent à jouer ce qu’ils appellent le zouak : c’est une phase intermédiaire où l’orchestre cherche un passage entre deux modes. En rentrant dans la zaouïa on joue Maâboud Allah (prière à Dieu). L’accueil se fait chaleureux, avec des embrassades fraternelles ; on offre aux invités les dattes et le lait traditionnels.
Nuit du 1er septembre.
Les membres de la taïfa accueillis durant la journée dorment dans la zaouïa sur la place sacrée et les pièces adjacentes à celle de la prière. D’autres chuchotent… On attend l’arrivée imminente d’agents d’autorité… Dans la salle de prière, au milieu de l’encens, les madihin et les notables lisent maintenant, silencieusement le Coran. La salle de prière est entièrement recouverte de tapis rouges. On voit à la qualité des coussins que tout un côté est réservé aux invités d’honneur […].
Vendredi 2 septembre.
À 9 heures, ce matin, le cortège des Hamadcha se dirige par Bab Doukkala vers la résidence du gouverneur de la province d’Essaouira. En tête les quatre étendards. La taïfa d’Essaouira est suivie des taïfas de Taroudant, Safi,Marrakech,Tamazt, et Demnate. Ils avancent en dansant. Devant l’entrée de la résidence une taïfa danse en attendant la sortie de la taïfa d’Essaouira qui est reçue par le gouverneur.
La taïfa d’Essaouira sort un peu plus tard avec un taureau noir et un mouton pour un sacrifice. Vient ensuite le conseil municipal en tenue de cérémonie. L’atmosphère est vite surchauffée : youyous des femmes et musique de plus en plus accélérée des Hamadcha. Mais d’un signe cette musique cesse, et le silence succède au bruit. On récite publiquement avec le public, une prière.
À 10 h 15 le cortège s’ébranle en direction de la médina. En tête du cortège, un Gnaoui de Marrakech joue avec des couteaux qu’il passe sur sa langue et ses bras sans se blesser. Derrière ce Gnaoui vient le taureau noir, tenu à la corde par un Hamdouchi. Puis le mouton. Et les étendards. Suit le groupe des femmes Haddarate avec, à leur tête, la moqadma des Hamadcha portant un bol de henné dans lequel elle trompe son doigt de temps en temps pour mettre une marque au henné dans la paume de la main des croyants. Suivent les Dghoughiyne de Demnate. Leur moqadem m’explique qu’ils sont pour la plupart des forgerons et des fellahs :
- « Pour devenir Dghoughi me dit-il, il faut apporter à la zaouïa de Zerhoun une galette de seigle et une galette d’orge, puis dormir dans le sous-sol de cette zaouïa ». Durant cette séance d’incubation paraît dans le rêve soit Aïcha Qandicha démente de la mer soit le marabout en personne pour vous ordonner de vous fracasser la tête avec tel ou tel instrument rituel sans risque pour votre santé.
Au centre de la médina, au moment où la musique rituelle atteint son comble, l’un des Dghoughiest brusquement atteint d’une crise. Il se tord par terre en implorant qu’on lui donne immédiatement sa Chakriya (hachette). Le boucher qui porte dans son couffin ces instruments redoutables, lui en offre deux. Alors, il se lève, jette son turban par terre et sautillant – comme s’il a les deux pieds liés par une corde imaginaire – il se met au rytme musical à frapper le sommet de son crâne. Les yeux hagards, le visage ensanglanté ; il laisse sur son passage une traînée de gouttes de sang. Le public fasciné s’écarte sur son passage. Ses confrères lui arrachent ces instruments d’automutilation rituelle en déversent du jus de citron sur ses blessures. Les musiciens devancés par la course folle de tout à l’heure, s’approchent à nouveau et leur saken enflamme un autre Dghoughi. Il a l’air d’un vieux boucher de campagne : la barbiche blanche mais la tête forte. Il a le corps trapu et fort des montagnards berbères. Tenant deux h’mal – une dizaine de baguettes de bois, autour d’un cerceau de fer – il frappe le sol et menace le public pour qu’il s’écarte. Il tend l’oreille pour saisir le meilleur moment musical inducteur du surnaturel et de la transe.
2 septembre (suite). À 19 heures le soir.
Dans la zaouïa, le groupe d’Essaouira s’est mêlé en partie à celui de Marrakech. Cela forme maintenant un cortège de 18 musiciens. C’est plus que nécessaire pour créer l’atmosphère enflammée du saken. Pour la première fois une jeune fille de 15 ans tombe en transe. On la transporte alors de la terrasse jusqu’à la place où jusqu’ici se trouvaient les hommes seulement.
Le ciel est encore du bleu du jour agonisant. On allume des bols de terre contenant de l’huile d’olive, des mèches, qui se trouvent au milieu de la place. Le Dghoughi de Demnnate se frappe la tête. Pour la première fois des gens du public tombent en transe. Un jeune homme de 18 ans perd le contrôle de ses gestes. Une autre jeune fille se roule par terre en pleurant. Elle retire son peignoir que prend sa sœur qui l’accompagne et qui paraît plus étonnée d’être parmi les hommes que de l’état de sa sœur. Un boucher me dit plus tard que la possession de cette fille cessera avec le mariage. Le public l’observe avec sympathie et compréhension. Non pas en tant que cas pathologique, mais en tant que personne en contact avec le surnaturel. La jeune fille s’effondre dès que la musique cesse. Le public se précipite autour d’elle. Dakki, le jeune hautboïste d’Essaouira leur dit :
« Eloignez-vous, elle n’a rien, c’est seulement le hal, apportez le brasero et l’encens… »
Après avoir respiré ce parfum, elle sort de sa transe et va se reposer.
Le 3 septembre 1983, 7 heures du soir.
Au centre du rituel : la démente de la mer. Déjà, hier soir, j’ai remarqué au milieu de la place sacrée plusieurs bols de poterie autour de l’égout. Ils contiennent de l’huile d’olive, du sucre, des œufs et autres produits magiques. Le soir on les allume.
- De quoi s’agit-il ?
Le Hamdouchi auquel je m’adresse me répond rapidement comme pour cacher une vérité honteuse :
- Ce sont les femmes qui déposent ces bols-là.
Je m’approche d’un groupe de Hamadcha et je leur demande des précisions sur le même sujet. J’obtiens successivement les réponses suivantes :
- On se sert des cendres qui restent pour les maladies de la peau.
- La personne qui a subi une injustice allume un bol pour que son ennemi se consume de la même manière.
- Ces lumières sont en offrande à Aïcha Qandicha qui habite l’égout et s’assouvit du sang sacrificiel. On lui fait cette offrande lumineuse pour l’empêcher de nuire aux danseurs de la place sacrée.
Je demande à un Marrakchi :
- Pourquoi dans votre taïfa il existe deux personnages qui se mutilent l’un au couteau l’autre au feu ?
- Tous deux sont des Gnaoua venus chez les Hamadcha par ordre d’Aïcha Qandicha. C’est elle qui les protège des métaux et du feu.
Il faut remarquer que par leur métier, les Gnaoua et les Hamadcha qui se mutilent ont tous des rapports avec les métaux et le feu : forgerons, bouchers et coiffeurs pratiquant la circoncision. Pour plus de précision, je demande au même Hamdouchi :
- Est-ce que dans votre répertoire il existe des paroles qui font allusion à Aïcha Qandicha ?
- Elle apparaît dans la phase chaude du rituel. Et habite l’individu en état de transe. Dans lahadhra, on chante :
Aïcha la folle met le henné
Tant que dureront les jours
Elle se livrera pour boire
La part de Dieu et de son Prophète.
Les bols qu’on apporte au crépuscule sont appelés Sabhya (la matinale) parce qu’ils restent allumés jusqu’à l’heure du sort. Cette lumière offerte au saint devrait illuminer l’obscurité de la tombe :
Vieillard comme le blé déjà mûr,
Voilà le temps des moissons qui arrive !
Dieu ! Que faire la dernière nuit de la solitude ?
Lorsque toute lumière s’éteint sauf la tienne !
Le 4 septembre 1983
Sadya Bayrou
Le moment du saken le plus intense de ce moussem s’est produit durant la visite du président du conseil municipal. Comme si chaque participant au rituel voulait être regardé par l’homme charismatique. Il y a là une sorte de jeu de séduction et une collusion entre le pouvoir, la musique et le sacré. Mais cette affectation a cassé la transe. La musique pourtant intense n’a pas induit la transe comme d’habitude.C’est au cours de ce moussem des Hamadcha que j’ai compris que la musique populaire est surtout une musique sacrée. Le mythe fondateur lui-même est musical. Sidi Ali Ben Hamdouch est allé avec son herraz dans un mariage. Il a joué et chanté un air de musique sacrée. Les gens séduits le suivirent jusqu’à la zaouïa et c’est ainsi qu’est née la confrérie.
5 septembre 1983
Après le moussem des Hamadcha, au cours de ma dérive dans la ville, je demandais à ceux qui ne participent pas leur opinion sur le moussem qui vient de se dérouler. Les réticences des vieux citadins proviennent d’un changement dans le rituel. Alors que chez les jeunes modernistes on assiste à une attitude de rejet. À titre d’exemple nous reproduisons les quatre réactions suivantes :
R1 (ancien citadin menuisier) :
« Je n’ai pas assisté au moussem car les gens du hal –de la transe- sont tous morts. À l’époque de Si Omar le hautboïste que Dieu ait son âme il n’y avait pas de failles dans le flux musical. Maintenant les musiciens essouflés se font remplacés par d’autres, ce qui fait que des « trous » cassent l’élan musical. Jadis les femmes en transe tombaient de la terrasse. Maintenant, à peine à t-on commencé un chant de dhikr que déjà on entame la partie musicale de la hadhra. : c’est comme un film de karaté où la bagarre se déclenche dès la première scène sans raison. Le rituel est désordonné parce que les gens du hal ne sont plus là ».
R2 (ancien citadin, écrivain public) :
« Je n’ai pas assisté cette année, parce qu’il y a trop de tapage et de foule qui ne permettent plus de savourer dans le calme les morceaux de saken ».
Les réactions des jeunes sont différentes :
R3 (jeune fonctionnaire) :
« Moi, je ne vais jamais au moussem ; je préfère la plage et le bar ».
R4 (jeune fonctionnaire) :
« Ce moussem est une résurrection de la mythologie qui nous replonge au Moyen-Âge ».
..Abdelkader MANA
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Le temps des caïds et du protectorat
Le temps des caïds et du Protectorat
« Le temps de la Siba, le temps où les caïds étalaient le burnous sur la djellaba et faisaient parler le baroud. » Fellah marocain
Vers 1840, un seul grand caïd, El Haj Abdellah Ou Bihi commandait une grande partie de la confédération des Haha, et dominait la plaine du Sous au nom du Makhzen, grâce à l’influence dont il jouissait auprès de Moulay Abderrahmane, a une grande énergie et surtout a une justice intransigeante.Il fit construire la Kasbahd’Azaghar avec ses deux tours rondes et son magasin voûté. Il avait le contrôle de tout le commerce transsaharien qui transitait par le pays Haha. C’était un seigneur tout puissant. Même les Zaouias lui versaient la dîme. En plus, il levait des Toufrît (impôt extraordinaire) de 30 à 40 ouqiya par feu. Il installait partout des Chioukhs et des Oumana. Son commandemant unifia les tribus pendant 20 ans. Mais à sa mort survenue à Marrakech, discordes et déchirements se réveillèrent. Des vers du reis Belaïd, qui vivait aux Ida Ou Bâkil, près de Tiznit, rappellent sa domination sur les Haha et le Sous :
Les Haha ont fait du mal aux Soussis
Ils s’en sont fait entre eux aussi
Aghennaj est mort et passé.
On nous a compté sa puissance
On n’habite jamais les châteaux qu’il a démolis
Et Moulay Idriss où es – t – il ? On l’a remplacé, lui aussi.
El Haj Abdellah Ou Bihi, on nous a dit
Que nul ne fut semblable à lui
Puis est venu Guellouli
Il commanda jusqu’à Oussa, en s’en allant, il emporta
Esclaves, chevaux et chameaux, les chioukhs qu’ils nous ont imposé
Ont mangé ce qu’il a laissé, personne n’y a échappé...
Vers 1814, Aghnnaj, caïd des Haha, rayonnait au nom du Makhzen dans le Sous et tenait la Maisond’Illigh sous la menace de son expédition. Le caïd Aghnnaj, était khalifa du Sous pour Moulay Sliman entre 1802 et 1816. Voici encore deux vers qui le concernent :
Aghennaj, nous a tordu la laine et la peau
Aghnnaj en ce temps là, mangeait les Chtouka
Plus tard, on voit, dans le Sous une autre famille de gouverneurs Haha, originaire des Aït Zelten. Le plus connu, El Haj Abdellah Ou Bihi, et son khalifa Moulay Idriss, sont nommés dans la chanson :
El haj Abdellah Ou Bihi, on nous a dit
Que nul ne fut semblable à lui.
Et Moulay Idriss, où est-il ? On l’a remplacé, lui aussi.
Abdellah Ou Bihi, fils de négresse, eut l’autorité sur les douze tribus Haha et sur tout le Sous, jusqu’à l’oued Oulghas. Au sud du fleuve, c’était à Illigh, le royaume de Sidi Lhoucin Ou Hachem, le contemporain et l’ami d’Abdellah Ou Bihi. Les relations du caïd Haha avec le chérif de Tazerwalt étaient à la fois politiques et commerciales. Mogador était le port de Sous, Illigh l’entrepôt du Soudan. Les trois moussems annuels de Sidi Ahmad Ou Moussa, étaient très fréquentés par les caravanes des Haha. Elles apportaient à Illigh des produits d’Europe avec du blé, des chevaux. Elles remportaient l’ambre, l’encens, des étoffes du Soudan, des plumes d’autruche, des esclaves. Tous ces produits du Soudan arrivaient à Illigh, par Tindouf et Tizounin.
Le maqâm d'El Jazouli, sur le piton rocheux de tazrout chez les Neknafa
Un échange entre deux poétesses du pays Hahî atteste que ce grand caïd était un noir. Elles se sont rencontrées au moussem des femmes au maqâm d’El Jazouli, qui a lieu le 21 mars julien. Il s’agit de Rqiya N’barek, des Aït Zelten qui fait l’éloge du caïd en tant que noir et d’Aïcha N’taleb des Neknafa qui en fait la satire :
Rqiya M’barek a dit :
Femme blanche, tu as donné naissance à la laideur et tu l’as porté
Femme noire, tu as donné naissance au seigneur de tous les Haha
Sidi El Haj Abdellah Ou Bihit ô mes frères:
Il est l’homme le plus courageux de tous les Haha
Ce à quoi Aïcha N’taleb a répondu :
On n’a jamais vu chez les noirs de taleb, de sidi, ou de Moulay El Haj
Ils ne sont connus que des noms de Boujamaâ, Salem et Barka
Abella, prends ta tunique d’esclave et rentre dans la paille !
Prends ton tambour et reviens à tes origines !
On rapporta cet échange à El Haj Abdellah, qui convoqua aussitôt Aïcha N’taleb. Celle-ci le trouvant au seuil de sa demeure, lui demande :
- Isamguinou (mon noiraud), le caïd est-il là ?
- Où vas-tu ? Qui t’a envoyé ma vieille ? L’interroge-t-il à son tour.
- C’est ma mauvaise langue qui m’a condamné à venir jusqu’ici.
- Qu’est ce qu’elle t’a fait ?
- On s’est rencontrées au moussem des femmes moi et Rqiya M’barek, la poétesse des Aït Zelten. Elle faisait l’éloge des noirs, et moi leur satire Elle mit son mari dans la confidence, qui rapporta tout au caïd d’Azaghar qui m’a convoqué.
Elle ne savait pas qu’elle s’adressait au caïd en personne. Celui-ci s’est mis alors à rire sous cape, surtout quand elle l’a affublé du sobriquet d’« Isamguinou » (mon noiraud). Il était en effet métis, de mère noire et de père blanc, Oumoulid qu’il s’appelait, proclamé caïd lui aussi un vendredi, au moussem du miel de thym à Sidi Abdenaïm d’ Aït Daoud.
En l’an de grâce 2003, nous avons assisté à une fête donnée par Bouhaddoun (littéralement « le porteur de burnous »), le grand notable des Aït Zelten, qui y possède quelques mille hectares, domaine appartenant jadis au caïd El Haj Abdellah ou Bihi, mort pour avoir nouer au 19ème siècle des alliances douteuses avec la Maison d’Illigh dans le Sous. Bouhaddoun est centenaire mais toujours bien portant se réveillant avant que le soleil ne se lève sur la vieille citadelle qu’il avait héritée du grand caïd des douze tribus Haha :
« Le jardin que vous voyez derrière moi appartenait jadis au caïd el haj Abdellah Ou Bihi. Il l’avait entouré d’un rempart en pisée . Dans ce jardin pousse un oranger vieux de cent cinquante ans qui continue pourtant à donner des fruits. Dieu a voulu que j’hérite de ce jardin où coule des sources et de cette Maison de ce grand caïd. Au départ les parents de ce dernier étaient des bédouins venus du Sahara. Ils nomadisaient avec leur tente. Leur arrivée à Azaghar avait coïncidé avec lemaârouf d’un agourram (saint berbère) dénommé Sidi Lahcen Bouchta. Ils ont demandé l’hospitalité de Dieu et on les a conduit au lieu dit Bifaren. C’est là qu’ils se sont établis. L’une de leurs femmes, en allant puiser de l’eau, en ramena plutôt de l’or. Son mari, le fqih Moulid a connu à partir de là une grande notoriété au pays Haha, en tant que mage capable de transformer les grains de maïs et de blé en louis d’or. On a alors voulu mettre à l’épreuve ses pouvoirs surnaturels et son courage d’homme de guerre avant de lui confier le pouvoir suprême sur toutes les tribus . A l’époque, le pays connaissait les troubles de la siba . Les tribus qui se disputaient depuis fort longtempd se rencontrérent à Aït Daoud au moussem annuel de Sidi Saïd Ou Abdennaïm. Celui – ci leur avait dit que c’est celui qui domptera la jument rebelle qui deviendra le chef de toutes les tribus. Il l’enfourcha aussitôt et parvint effectivement à la maîtriser. En voyant qu’il était parvenu à ses fin on ordonna auBerrah (crieur public) d’annoncer sa proclamation en tant que caïd de toutes les tribus, mettant ainsi fin à leurs dissensions incessantes . C’est ainsi que le choix du fqih Moulid, le mage des tribus, fut arrêté puis consacré par la suite par décret Royal . Son fils Abdellah Ou Bihi qui lui succéda a pu commandé aux douze tribus Haha et aux trente six tribus de Sous. »
La légende du caïd Haj Abdellah Ou Bihi a débordé le 19ème siècle, où il a vécu. Tout ce pays des Haha et du Sous où il faisait régner une paix qu’on savait apprécier, malgré la dureté de sa poigne. Voici ce que m’en disait Mohammad mon oncle maternel un lundi des années 1970 au retour du souk hebdomadaire d’Imin Tlit :
« Caïd El Haj Abdellah Ou Bihi était un devin qui métamorphosait des sacs de blé, en louis or. Il était tellement craint qu’il vint rapidement à bout des voleurs et autres pillards, de sorte qu’on pouvait laisser sa vache ou sa brebis au milieu des chemins, sans que personne n’ose y toucher. En ce temps là, deux hommes passant en un lieu désert, dans la forêt d’arganiers, rencontrèrent deux bœufs paissant en liberté et en toute sécurité. L’un de ces hommes leur fit la révérence en disant : Que Dieu donne longue vie à El Haj Abdellah. Sa domination ayant débordé le pays Hahî au Sous extrême, il fut convoqué par le sultan au palais où on lui tendit un breuvage empoisonné, don’t il mourut lentement à Marrakech. »
Navires au large d'Essaouira
Deux ans après la défaite retentissante de la bataille d’Isly et des bombardements de Tanger et de Mogador, ce grand caïd aurait obtenu du sultan Moulay Abderrahman, l’autorisation d’effectuer le pèlerinage àla Mecque : « Le 25 chaâbane 1271 de l’hégire (1846), El Haj Abdellah Ou Bihi embarqua dans un babbor (vaisseau) qui lui était propre. Il y transporta, à ses propres frais, toute une compagnie de gens d’Essaouira et de Haha. Après le pèlerinage, il effectua une tournée auHidjaz, y achetant des propriétés, don’t il fit couler les eaux, avant de les léguer toutes en main morte aux deux Lieux Saints. Dépensant des sommes considérables, il fit aumône aux pauvres et aux handicapés. Après une absence de près de trois années, il accosta à Essaouira, le lundi 14rajeb1274/1849, avec sa nombreuse suite,. Le pèlerinage à la Mecque ayant agrandi son prestige et sa réputation. »
Il mourut vers 1868, empoisonné dit-on, par le Makhzen inquiet de sa puissance Voici maintenant dans quelles circonstances, d’après la version recueillie par Justinard vers 1930 :
« Le chérif Sidi Lhaoussin Ou Hachem s’en vint un jour, à la tête de tout son lef des Guezoula, faire « tarzift » à son ami haj Abdellah Ou Bihi, sans doute quand celui-ci revint du pèlerinage. A partir de oued Oulghas, on trouve partout la mouna préparée par les soins d’Ould Bhi. On s’arrêta chez les Guellouli à l’assif Ighezoulen, puis dans l’azaghar n’Aït Zelten. El Haj Abdellah Ou Bih vint recevoir Sidi Lhaoussin et l’emmena chez lui. Après quelques jours de réjouissances, il lui dit :
- Je ne suis qu’un esclave, dans la main du sultan. Que pourrais-je faire s’il arrivait ici mille cavaliers du sultan, m’ordonnant de t’envoyer à Marrakech ? Mieux vaut que tu partes sans plus tarder.
Sidi Lhaoussin Ou Hachem s’en fut d’abord à Mogador, où il reçut la hdia de tous : Musulmans, Chrétiens, et Juifs. Puis, il reprit le chemin de Sous. Beaucoup de ses gens avaient fait des achats à Mogador sans les payer. La note arriva à Tazerwalt au moussem suivant, et le chérif paya tout.
El Haj Abdellah Ou Bihi écrit une lettre compromettante à Sidi Lhaoussin, lui demandant aide éventuelle contre le Makhzen. Le reqqas aurait perdu cette lettre en passant chez les Chtouka. Un juif aurait trouvé cette lettre et l’aurait portée à un ami des Mtougga, qui aurait été heureux de perdre le chef des Haha et aurait envoyé la lettre au sultan. Sidi Mohamed fit venir à Marrakech le caïd Abdellah Ou Bihi :
- Es-tu un Roi pour recevoir telles visites ? Choisis. Entre le siaf qui va te couper la tête ou ce verre de thé qui va te faire mourir.
Le caïd s’en alla après avoir bu le thé et mourut en rentrant dans sa maison du quartier de Mouassin, à Marrakech. A sa mort Abdellah Ou Bihi fut enterré (vers 1870-71) au hurmde Sidi Abdeaziz Tabaâ, l’un des sept saints de Marrakech. Plusieurs caïds se disputèrent alors les diverses fractions des Haha et en dernier lieu le caïd Hadj Saïd el-Guellouli qui les réunit en les jetant contre le Sous, dont il fit la soumission, quand il mourut lui-même
. Le manuscrit de Timsouriîne
Et voici la version que donne de ces évènements le manuscrit que nous venons de découvrir en ce mois d’août 2008,lors de notre récente dérive chez les Neknafa. Il est gauchement écrit par le dernier des Anflous, qui vit toujours au milieu des ruines de ses ancêtres à Timsouriîne :
« Notre histoire se déroula au pays Haha connu pour ses hautes montagnes, ses puits, ses sources intarissables, ses cours d’eau et ses nombreux arbres.Son territoire est sanctifié par le maqâm (mansion) d’El Jazouli ainsi que par d’autres zaouia telle celle de Sidi Saïd Ou Abdenaïm qui se trouve à Aït Daoud. Dans les temps anciens, un homme de pouvoir gouvernait ce pays. Il s’agit du caïd El Haj Abdellah Ou Bihi Ou Moulid d’Azaghar, qui reçut ses pouvoirs de Sidi Mohamed ben Abderrahman (1859-1873). Il lui a délégué tous les pouvoirs sur les douze tribus Haha, dont celle des Naknafa, connus par leurs Oulémas (docteurs de la lois) et leurs fuqahas (docteurs de la foi).Mais aussi par le courage et la bravoure de leurs guerriers, héros de ces temps, qui n’admettaient ni affront à leur honneur, ni humiliation.
Le caïd El Haj Abdellah Ou Bihi avait comme cheikh (auxiliaire, adjoint), un homme sage et expérimenté, le dénommé cheikh Mohamed Anflous, un originaire de la tribu des Aït Oussa au Sahara. »
Selon l’auteur du manuscrit les Anflous seraient originaire du Sahara et plus précisément de Zag :
- La plupart des hameaux de Timsouriîne où se trouve Dar Anflous chez les Neknafa sont originaires du Sahara : Aït Oussa, Assa-Zag, Aguelmim. Ils sont venus s’établir en pays Haha au 19ème siècle, du temps de Moulay Abderrahman, de Mohamed Ben Abderrahman et de Hassan 1er .L’ancêtre des Anflous était pasteur nomade venu jadis avec ses troupeaux de camelins et de caprins à la recherche de pâturages à Timsouriîne.Tous les hameaux que vous voyez ici sont originaires soit du Sous soit du Sahara. Ils s’étaient établis avec leurs troupeaux dans ces arganeraies en période de sécheresse.
Poursuivons la lecture de notre manuscrit :
« Si M’barek et son frère Ahmed Anflous étaient des subordonnés du grand caïd El Haj Abdellah Ou Bihi : M’barek faisait office de secrétaire particulier et Ahmed de garde .Par ordre du sultan Mohamed Ben Abderrahman, le caïd gouvernait tout ce pays avec justice et équité. Il a mi fin aux causes du mal et aux fauteurs de troubles. Un jour, Ahmed Anflous démissionna de sa fonction de garde. Craignant qu’il n’attise la sédition au sein de sa tribu, le caïd lui envoya une « bague d’aman » (gage de vie sauve) par l’entremise de son propre frère. Celui-ci en avertit aussitôt leur mère qui eut peur pour ses fils, mais consentit néomoins à ce qu’ils se rendent à Azaghar auprès du caïd. Les esclaves et la garde noire avertirent ce dernier de l’arrivée du cheikh Ahmed Anflous. Et le caïd de se lever pour l’accueillir, le plaçant à ses côtés, avec tous les égards et l’hospitalité d’usage. Mais une fois mis en confiance, il le désarma illico presto et lui assenât un coup de poignard mortel.
La citadelle du caïd el haj Abdellah Ou Bihi chez les Aït Zelten
« El Haj Abdellah Ou Bihi continua encore pour longtemps à gouverner les tribus Haha jusqu’à en extirper les causes du mal et les fauteurs de troubles de son temps. Il mourut à son tour en l’an 1293 de l’hégire, et son fils Mohamed lui succéda comme caïd des Haha.Il prit à son tour pour secrétaire particulier, M’barek Anflous. Ce dernier, pour se venger de l’assassinat de son frère Ahmed, ne tarda pas à discréditer le nouveau caïd auprès des tribus Haha, en lui conseillant de les mater les unes après les autres, sous prétexte d’insubordination, suscitant l’opprobre de tous, en particulier celui des Neknafa. Il l’affubla en plus du sobriquet d’ Amaâdour (le loufoque en berbère). Ne se doutant pas des manipulations dont il faisait l’objet Amaâdourfinit par céder tous ses pouvoirs à M’barek Anflous proclamé caïd des Haha en l’an 1295 de l’hégire. »
Le nom d’Anflous, est donc celui d’une famille des Neknafa qui, après avoir contribué à la chute de la famille Abdellah Ou Bihi des Aït Zelten, conquit à sa place, non sans lutte et grâce à l’appui des Mtougga, la prédominance chez les Haha au temps du sultan Moulay Lhassan. Foucauld dit :
« Anflous, serviteur d’Ould Bihi usurpa le pouvoir après que ce dernier eût été empoisonné par le sultan. »
Le manuscrit de Timsouriîne relate la suite des évènements en ces termes :
« Après avoir destituer Amaâdour, M’barek Anflous se met à soumettre les tribus qui se refusèrent à son pouvoir jusqu’à ce qu’il se heurta chez les Ida Ou Isarne en bord de mer,à la forte résistance d’El Haj Ali L’Qadi, qui aspirait lui aussi à devenir caïd des Haha. Les feux de la discorde s’allumèrent entre les deux prétendants, et leur guerre se poursuivit sans relâche avec son lot de destructions et de malheurs, au point que les tribus se plaignirent au sultan des massacres don’t étaient victimes des musulmans innocents. Ayant appris la destruction de la citadelle d’El Haj Abdellah Ou Bihi à Azaghar, Hassan 1erenvoya son émissaire à M’barek Anflous lui demandant de se rendre à la cour. Mais ce dernier craignant pour sa vie refusa d’obtempérer aux injonctions royales. »
Les ruines de la citadelle du caïd Ould Bihi à Azaghar
Les Mtougga ne laissèrent pas passer l’occasion de prendre leur revanche des luttes antérieures et de deux pillages de la kasbah du caïd des Mtougga à Bouaboud. Ils mirent la division chez les Haha, s’appuyèrent sur Anflous, tombèrent sur Ould Bihi et pillèrent sa maison. Une mehella makhzen se rendit alors sur place pour faire rendre gorge aux Haha et aux Mtougga, auteur du pillage. A la colère du sultan reprochant au Mtouggui d’avoir piller la maison du Makhzen, le caïd Abdel Malek des Mtougga aurait répondu :
- Et la mienne, étais-ce celle du forgeron ? « Outinou, tin oumzîl ? »
Le chef de l’expédition punitive n’était autre que le jeune Moulay Hassan, fils du sultan Sidi Mohamed. Il campa à Bouriki, où un karkour marque l’emplacement de sa mehella, quand il apprit la nouvelle de la mort de son père et reçut la bay’â qui l’élevait au trône chérifien (1873). Il rentra de suite à Marrakech.
Le manuscrit de Timsouriîne nous dit à ce propos :
« Lors de son expédition au sud du Maroc et dans le Sous, qui eut lieu en 1299 de l’hégire (1874-75), le sultan est venu inspecter en personne le pays Hahî. Il s’est arrêté au lieudit Bouriki où il édifia un rempart. De là, il s’est rendu au maqâm de Sidi M’hand Ou Sliman El Jazouli, où l’accueillirent le caïd M’barek Anflous et son neveu. Se présenta également devant le sultan leur adversaire El Haj Ali L’Qadi. Tout ce beau monde fut conduit à Marrakech où Hassan 1erdéchargea M’barek Anflous de sa fonction de caïd pour la confier à Addi Ben Ali M’barek. Mais ce dernier s’avéra incapable de mettre fin au désordre et de gouverner les douze tribus Haha. Après leur reddition, M’barek Anflous, son neveux et El Haj Ali L’Qadi furent jeté en prison, et leurs descendants condamnés à verser annuellement un kharaj (redevance annuelle) en compensation des pillages auxquels il s’étaient livrés contre la citadelle d’ Azaghar. » Sibâ’î note ainsi dans son Boustân :les Haha, ayant assiéger leur gouverneur, le pouvoir « doit réparer ce qu’ils ont disloqué, rassembler ce qu’ils ont divisé, recoudre ce qu’ils ont déchiré ».
Ce qui reste des silots de la citadelle d'Azaghae
Dans tous les cas, l’objectif affiché est de ramener les populations au respect du système, et, si elle persévère dans le refus, de les écraser pour la saine doctrine et la commune édification, nous dit Jacques Berque, analysant ces tournées qu’effectuait Hassan 1er à travers le pays :
« Se porter dans le Sous extrême pour y rétablir l’infrastructure du pouvoir central, c’est décourager l’insoumission tribale par un système répressif, lequel comporte pédagogiquement dirait-on plusieurs degrés. Le pur et simple passage de la meh’alla, qui exige son « ravitaillement »,mûna, éponge les ressources du groupe récalcitrant. Si ce dernier résiste, s’il a mis à mal le gouverneur makhzénien, comme c’est souvent le cas, il perdra quelques têtes et acquittera une contribution. En cas de récidive, ou d’insolence marquée, on détruira ses campements, on mangera ses troupeaux, on pillera ses silos, on lui fera des prisonniers qui partiront enchaînés vers l’une ou l’autre des geôles de l’Empire. »
À la mort de Hassan 1er le pays connaîtra partout éclatement et dispersion :
« Rébellion au nord avec le rogui Bouhmara, au nord-ouest avec Raïssouli, le « brigand », pénétration française par Oujda et les Beni Snassen d’une part, Casablanca etla Chaouia d’autre part, grossissement des grands caïds, et pour finir invasion du pays par le sud, avec les « Hommes Bleus » de Ma’el-Aynin puis d’El Hiba. Corrélativement, la réserve hiératique de Moulay Hassan aura fait place aux psychologies cruellement anecdotiques de Moulay Abdel Aziz et de Moulay Hafid, juste avant que la monarchie, dés lors assujettie à l’étranger, ne sombre, pour plusieurs décennies, dans l’impotence ».
Les troupes du nouveau sultan Moulay Hafid se préparent à marcher sur Casablancales
Chez Haha, la nouvelle de la mort de Hassan 1er en 1894, plongea à nouveau le pays dans le désordre et la siba d’après la relation du manuscrit de Timsouriîne : « La confiance entre gouvernants et gouvernés en fut profondément ébranlée. Les Neknafa se divisèrent sur le postulant au pouvoir.Chaque fraction choisit son propre chef et veut étendre sa domination sur les autres. Il s’en suivit désordre et siba. Les Neknafa s’opposèrent aux Mtougga, aux Chiadma et aux Ida Guilloul. Le caïd des Mtougga tua d’une balle d’argent le caïd M’barek Anflous qui avait pourtant la réputation d’être immunisé contre l’impact des balles. Lui succède alors Ahmed Anflous qui doit faire face au caïd Abdel-Malek des Mtougga au nord, au caïd Khobbane à l’Est, et au caïd Guellouli au sud.
« Aidés du caïd Guellouli, les Mtougga s’attaquèrent aux Neknafa, au lieu dit tamjjout Chez les Aït Zelten. Parmi les victimes de cette embuscade, Si Mohamed M’barek Anflous qui succomba à ses blessures. Les hommes sont venus de toutes part à Timsouriîne pour présenter leurs condoléances au caïd Ahmed Anflous pour la mort de son frère.
« A la mort de Hassan 1er, son ministre, le célèbre Ba Hmad avait envoyé Mohamed Anflous comme représentant du Makhzen à Melilla. Puis à la demande des siens, Moulay Abdel Aziz le nomma par Dahir comme caïd sur quatre tribus Haha : Neknafa, Ida Ou Gord, Ida Ou Bouzia, et Aït Aïssi. Ceci est arrivé en l’an 1318 de l’hégire. Il se rendit chez les Neknafa accompagné d’un détachement armé que lui avait accordé le jeune sultan. En 1904, il reçut à Timsouriîne le cheikh Ma’el-Aynine et l’accompagna dans ses expéditions guerrière dans le Sous..»
El Hiba et son père le Cheikh Ma el-Aïnine fréquentaient Essaouira au tout début du 20èmesiècle et formaient avec le caïd Anflous, le parti de l’indépendance face àla France. Mon père me disait que la maison à la tourelle conique qui surplombe les remparts du côté de la mer et qu’on remarque nettement depuis le port, appartenait à El Hiba et à son père le Cheikh Ma el-Aïnine . Et je viens de découvrir, grâce au sculpteur Alam que les Ma el-Aïnine disposaient également d’un très beau Riad au quartier des Bouakher. Chaque année, au mois d’août, leurs descendants y séjournent encore aujourd’hui, lors du moussem de Tidrarine qui à lieu à Tafetacht à soixante dix kilomètres d’Essaouira sur la route de Marrakech.
C’est du port de Mogador que Ma el-Aynine s’est embarqué, le 17 novembre 1906 pour Cap Juby, avec une partie de sa suite, un chargement de madriers de thuya destiné à la toiture de sa mosquée de Smara, ainsi que ses bagages entiers, ses meilleurs mulets, chevaux, chameaux etc. Une véritable arch de Noé ! Un paquebot espagnol a amené les hommes bleus, au Cap Juby, où il les a débarqué. Ils ont regagné par mer Terfaya, puis delà à dos de chameau, la ville de Smara.
« Le fils de Ma el-Aynine est resté à Mogador avec 50 hommes, soulignent les renseignements coloniaux de 1906. Il attend le complément d’une somme de 85 000 francs que son père devait recevoir à Marrakech. On assure que le sorcier-marabout veut construire un fort à Smara pour se protéger contre une incursion possible des troupes sahariennes françaises... »
En 1906, les renseignements coloniaux rapportent que « les nègres de la suite de Ma el-Aïnin, ont molesté un certain nombre de boutiquiers marocains avant de quitter Mogador. Le passage du grand marabout saharien a ruiné Mogador, qui s’était astreinte, suivant les instructions formelles du sultan, à dépenser chaque jour 1500 pesetas pour subvenir à l’entretien des « hommes bleus ». Il est de plus en plus admis que les voyages annuels de Ma-el-Aïnine aux provinces du Nord ont un caractère purement commercial, auquel les tendances religieuses ne s’adjoignent que comme accessoire. Le vrai motif de ces déplacements réside dans un rôle de pourvoyeur de negresses à la cour du sultan et chez les grands du Makhzen. En fait Ma el-Aïnine remonte toutes les maisons des gros notables marocains, sans oublier la maison de Moulay Abd el-Aziz. »
. Les troubles qu’avait connus la région commencèrent en 1904. Le caïd el-Guellouli et Abdelmalek el – Mtougui, s’allièrent contre Ahmed Anflous, mais ils furent battus ; le premier fut obligé de demander la paix pour sauver une centaine de cavaliers de sa tribu cernés dans la maison d’Azaghar, ancienne demeurre du caïd Hadj Abdellah Ou Bihi à Aït Zelten. Le second fut presque bloqué chez lui et les Haha ayant refusé d’assiéger la maison d’un caïd du Sultan de crainte de représailles, la paix fut conclue, paix qui confirmait à Ahmed Anflous la possession des Ida Ou Isarne et des Ida Ou Gord et par conséquent enclavait Mogador dans son territoire
. Mogador à l'aurée du XXème siècle
Les Amines du port, Roman Lazarev
Ces faits se passaient en 1906. Le caïd Mohamed Anflous des Neknafa et protégé de Menebhi fut désigner pour remplacer dans le commandement du Sous, le caïd Guellouli tombé en disgrâce, mais il ne jouit pas longtemps de cette faveur, surpris par une mort subite. Son frère Ahmed Anflous et caïd des Neknafa fut chargé de recueillir sa fortune pour la verser, selon la coutume, au trésor chérifien : mais loin d’exécuter ces ordres, il trouva qu’elle serait aussi bien entre ses mains, commença à fortifier sa maison de Timsouriine et fit l’acquisition de quantité de fusils Gras, qui lui furent fournis, dit-on, par un Européen de Mogador et qui le rendaient terrible pour ses voisins.
Quelques temps après, le caïd Ahmed Anflous, ayant su que les oumanas de Mogador avaient à livrer, par ordre chérifien, au caïd Abdel Malek el-Mtougui des armes et des munitions, vint à Mogador même, en pleine douane et força les oumana à lui remettre lesdits armes et cartouches. Deux mois après, les oumanas reçurent l’ordre de faire une nouvelle livraison à Abdel Malek ; ils devaient cette fois, opérer aussi secrètement que possible. Cette recommandation n’était pas inutile, car Anflous, en ayant eu vent, fit attaquer le convoi aux portes – même de la ville et l’enleva. Ce convoi était de 16 chameaux chargés de cartouches.
Pour affirmer sa domination sur les Ida Ou Gord et les Ida Ou Isarn, Ahmed Anflous multiplie lesnzala et fit payer des droits exorbitants : 5 pesetas par chameau de passage. Il en établi une aux portes même de la ville, sur la route de Safi, malgré les protestations du caïd de Mogador, comme le soulignaient les renseignements coloniaux de 1906 :
« Mogador est complètement dégarnie des ses troupes. Un des deux tabors a été embarqué pour Casablanca, à la suite de troubles fomentés, par un chérif qui cherche à jouer le rôle d’un nouveau prétendant. L’autre Tabor a été renvoyé à Tanger. Dés maintenant, les conséquences de ces différents départs se font sentir. Les nzala d’Anflous paralysent tout commerce en exigeant des caravanes une série de contributions arbitraires. L’insécurité des routes recommence de plus belle, et on ne peut même pas circuler aux environs de la ville, à ses risques et périls, sans avoir obtenu l’assentiment des gens du caïd. »
Ces faits ayant provoqué des plaintes de la part des oumanas, du caïd de Mogador et du caïd el-Guellouli, le Makhzen, sous la pression du caïd Abde el-Malek el-Mtougui, ordonna à tous les caïds de la région : Haha, Mtougga, Chiadma, Oulad Be-Sbaâ, Hmar, de marcher contre AhmedAnflous. Après un premier combat où fut tué son frère, le caïd Ahmed Anflous se retira dans la partie montagneuse de son territoire et là, il fut cerné.
Le caïd Ahmed Anflous disposait, outre ses Neknafa, de contingents venus des Aït Zelten, Ida Ou Bouzia et Ida Ou Tanane, c’est-à-dire des montagnards, qui penchaient par sentiment pour Ahmed Anflous qui représentait l’indépendance. Durant un mois les caïds réunis le cernaient, sans oser l’attaquer, dans ces montagnes inexpugnables avec les troupes don’t il disposait. AhmedAnflous n’avait pas cessé de harceler ces caïds par de nombreuses attaques de nuit. Finalement la paix a été conclue entre les deux parties dans les conditions suivantes :
Campement du caïd Anflous à l'éxtérieur de la ville
Le caïd Ahmed Anflous ajoute à ses Neknafa les Ida Ou Gord, abandonnant les Ida Ou Isarne à El-Guellouli. Le caïd Gourma blessé grièvement, disparaît de la scène et ses deux fractions, les Ida Ou zemzem et Aït Ouadil sont données à Iguidir, protégé d’Anflous. De plus, Ahmed Anflouss’engage à ne percevoir que 50 pesetas dans les nzala ; il doit également supprimer la nzala qu’il avait créée à la porte de Mogador sur la route de Safi. C’est la Makhzen qui a ordonné lui-même à ses contingents de traiter de la paix afin de pouvoir s’emparer d’Ahmed Anflous, par surprise et sans effusion de sang.
Porteur d'eau, Roman Lazarev
Et c’est ce qui allait arriver effectivement grâce à un tueur à gage : le caid Guellouli chargea un de ses esclaves de liquider Ahmed Anflous en se mettant à son service. Durant de nombreux mois l’esclave a fait montre d’une telle abnégation et savoir faire qu’il finit par obtenir la confiance de son nouveau maître. Celui-ci était constamment armé et sur ses gardes et ne vivait parmi les siens qu’au cours de la journée, le soir venu il s’isolait dans un pavillon à part. L’esclave noir avait l’habitude de le masser, pour l’aider à s’endormir. Mais quand l’heure de passer à l’acte est arrivée, à peine le caid s’est-il endormi que l’esclave le poignarda à mort. Il se faufila discrètement dehors et s’enfuit au milieu de l’arganeraie, pour rejoindre ses maîtres et leurs alliés qui ont commandité le meurtre. Après avoir couru toute la nuit, l’aube le surprit à Imgrad. Pour éviter de mauvaises rencontres, à un moment où la forêt commence à grouiller de bûcherons et de bergers, il se cacha dans un cimetière.
Le mont Amsiten en pays Haha
Le lendemain comme le caïd ne se présenta pas comme d’habitude à la prière de l’aube, on accouru vers sa loge. Un filet de sang filtrait du bas de sa porte. En ouvrant celle-ci on le découvrit déjà mort gisant au milieu d’une marre de son propre sang. Ne voyant plus de traces de l’esclave, tout le monde avait compris que la coalition qui s’est liguée contre Ahmed Anflous avait finalement réussi son coup, malgré le retranchement de ce dernier à Timsouriîne et malgré les milles précautions qu’il prenait pour se protéger contre d’éventuel tueur à gage.
Au levé du jour, celui-ci ayant faim et soif, décida de sortir du cimetière pour demander à boire et à manger à une paysanne qui passait par là :
- Suis-je toujours au commandement d’Anflous ?
La paysanne le rassura en lui disant qu’il est désormais hors de portée des Anflous. Mais la question souleva ses soupçons que renforçait son regard hagard de bête traquée, avec son fusil au dos. Elle en avertit aussitôt son mari, qui invita le fugitif à la maison. Tout en faisant semblant de lui préparer à manger on envoya un éclaireur à Timsouriine pour vérifier ce qui s’était vraiment passé là-bas. Une fois sur les lieux, celui-ci découvre tout un hallali en entendant s’élever au loin les lamentations et les pleurs.Connaissant la menace qui pesait de partout sur le caïd Ahmed Anflous, il comprit ce qui s’est passé et revint alerter les siens aux pas de course. Les soupçons confirmés, les habitants du hameau d’Imgrad se mirent à faire semblant de poser des questions au meurtier sur le fonctionnement de son fusil. Une fois désarmé, ils l’attachèrent à la queue du cheval par ses mains liées, et le conduisirent à Timsouriîn, où le fils du disparu est déjà proclamé caïd à l’âge de 23 ans. Contre l’avis même des Oulémas, il ordonna le châtiment du bûcher pour le tueur à gage de son père :
- Il doit brûler exactement comme il a brûlé mon cœur. Leur dit-il
On raconte que le bûcher avait éclairé plusieurs nuits de suite, tellement le corps du noir était rempli de graisse ! Et c’est finalement ce jeune caïd qui va devoir mener le parti de l’indépendance à la confrontation avec la France. Mais sans avoir ni les moyens ni les hommes pour se faire .Le clan des Neknafa étant déjà divisé, se fissurera davantage . Il n’y aura pas de bloc Haha autour d’Anflous, comme il y eut un bloc rifain autour d’Abd el krim.
Aymé d'Aquin , agent consulaire de l'époque, dénonce dés 1868 "la protection exclusive et injuste" qu'on offrait aux israélites au détriment de l'intérêt des musulmans. Les plus exploités dans ce système étaient les ruraux, comme le soulignait Letourneaux : "Le berbère est un perpetuel emprunteur, l'argent est à la ville." La ville , par le système de crédit abusif et l'échange inégal, "pompait" en quelque sorte les richesses de la campagne; d'où l'hostilité latente des caïds de la région. En particulier celle du caïd Anflous. A la veille du protectorat, Ahmed Anflous aurait en effet investi la ville en exigeant manu militari à ce que tous les juifs réintègrent le Mellah. Ces exactions n’étaient pas étrangères au soulagement de la communauté juive de Mogador, lors de la prise de la ville par l’armée française.IL faut dire qu’Ahmed Anflousen voulait aux négociants juifs de la ville, don’t les entrepôts regorgeaient de marchandises, quand la compagne environnante souffrait de famine et de spéculations usuraires.
Sur cette famille d'anciens mogadoriens Mr.Omar Lakhdar nous apporte les précisions suivantes (in : Mogador, mémoire d’une ville, éd. Géographique 2009): Nicolas Damonté, Vice Consul d’Angleterre et du Portugal, avait construit en 1923 à ghazoua, à une dizaine de kilomètres au sud d’Essaouira, sur la route d’Agadir, une belle villa aux arcades en pierres de taille qui prit le nom de « villa Damonté ». D’origine de Gênes, les Damonté étaient une riche famille de Mogador. Elle serait arrivée en même temps que les Ratto. Le grand père Jean Damonté fut assassiné par un fanatique, dans une ruelle de Mogador, dite derb Cotor. Son fils Nicolas, prit la relève et continua à gérer la fortune de la famille et le négoce de son père.Les Damonté étaient unies par les affaires et les liens de mariage au Gibraltarien Pépé Ratto , ou tajer Bibi,pour les berbères, qui tenait l’hôtellerie dite des « trois palmiers », située sur une colline à 8 kilomètres au Sud de Mogador, sur la piste qu’empreint aient jadis les caravanes allant ou venant du grand Sud. Il est né à Mogador en 1853. Naturalisé Anglais après un voyage en Angleterre au mois de mars 1879. Une lettre du Sultan Hassan 1er en date du 29 mai 1892 envoyé au chargé des biens publics de Mogador et sa région parle de cette hôtellerie des « trois palmiers » , comme étant « la maison du makhzen » et désigne Pépé Ratto sous l’appellation de « cet Anglais » :
« Nous avons reçu ta lettre concernant la maison du Makhzen, sis à Tagouidirt dans la tribu des Ida ou Gord et qui avait été hypothéquée par les familles Machouch à l’Anglais que tu as mentionné, et ce au temps du caïd Anflous. Lorsque ce dernier a appris cette transaction, il récupéra le bien et le garda pour lui, jusqu’à son arrestation. L’Anglais tenta de récupérer le bien mais le caïd Addi Neknafi, s’y opposa. En proposant d’utiliser ce terrain, comme un sanatorium, un accord fut signé à cet effet au consulat de son pays. En remplaçant son père, son fils Lahucine, conserva les choses telles qu’elles étaient jusqu’à son arrestation. Les gens de l’autorité de la tribu étaient venus pour évaluer les biens du caïd déchu et l’un d’eux, Bihi Ben Ali, s’empara de l’acte concernant le terrain susmentionné et le céda à l’Anglais qui ne perdit pas un instant pour y construire, de jour comme de nuit, une maison qui acquis une grande renommée. Nous avons donné nos directives à notre gouverneur pour faire une enquête et remettre les choses telles qu’elles étaient ».
La veille du protectorat
On peut lire sur ce cliché: "Fête du Mouloud, le caïd en 1912 à Mogador
A la veille du protectorat, Ahmed Anflous aurait en effet investi la ville en exigeant manu militari à ce que tous les juifs réintègrent le Mellah. Ces exactions n’étaient pas étrangères au soulagement de la communauté juive de Mogador, lors de la prise de la ville par l’armée française.IL faut dire qu’Ahmed Anflous en voulait aux négociants juifs de la ville, don’t les entrepôts regorgeaient de marchandises, quand la compagne environnante souffrait de famine et de spéculations usuraires.
Mon père me disait que les juifs du Maroc n’ont jamais accepté au fond leur statut de minorité dominée politiquement par la majorité musulmane : cela explique pourquoi en 1912, lorsque les Français ont débarqué à Essaouira avec le navire Du Chayla, et que les soldats se sont rendu au nord de la ville, où ils ont fermé le fuseau à Bab – Doukkala, l’un des juifs qui sortaient du mellah pour observer la prise de la ville demanda surpris à un congénère :
- Que se passe-t-il ?
Et l’autre de lui répondre :
- Ce que le bon Dieu fasse durer pour nous !
Il émettait ainsi le vœu que la domination française se perpétue au Maroc. D’ailleurs, bien avant l’arrivée des Français, de pauvres juifs du mellah étaient protégés français tandis que de riches négociants dela Kasbahétaient protégés anglais. Ils jouaient de leur statut d’intermédiaires entre le Makhzen et les puissances étrangères.
A la fin de l’année 1912, une petite colonne française, sous les ordres du commandant Massoutier, avait été assaillie, à une journée de marche de Mogador, par les contingents du caïd Anflous, l’obligeant à s’enfermer dans le Dar el Cadi en attendant l’arrivée d’un secours. Quelques jours plus tard le général Brulard, vint délivrer les assiégés. L’évènement avait fait grand bruit dans toute la région.Voici la version qu’en donne le manuscrit de Timsouriine :
« C’est le caïd Mohamed Anflous qui fut le premier à attiser les hostilités contre le colonialisme, en s’attaquant à une colonne française l’obligeant à se réfugier à la maison d’El Haj Ali El Qadi qui se trouve dans la tribu des Ida ou Isarn. Anflous et ses hommes encerclèrent les militaires français durant quarante jours les obligeant à se désaltérer aux urines de leurs propres chevaux.Les français ont voulu négocier mais Anflous refusa. Il demanda à sa tribu de choisir entre la paix ou la guerre. Celle-ci opta pour la guerre. Après mûre réflexion Anflous s’est dit :
- Si je choisi la paix avec les colonisateurs, j’aurai trahi mon pays.
Et il finit lui aussi par choisir la guerre. Face au colonialisme et pour l’indépendance du pays Anflous avait pris tous les risques pour lui-même, sa famille et ses biens.
La terre brûlée
Il y eut un premier accrochage avec le général Brulard qui venait d’Essaouira, au lieudit Boutazartdans la tribu des Ida Ou Gord. C’est là que le caid Anflous et ses hommes ouvrirent le feu. La violence de la confrontation obligea le général français à ordonner le repli momentané sur Essaouira, en attendant l’assaut final.
Pour diviser le clan Anflous, le général français décide de recourir à la corruption en distribuant abondamment d’argent aux différentes fractions. Ainsi nombreuses furent les fractions Neknafa qui choisirent la désertion et l’argent à la confrontation et au sacrifice. De sorte, qu’avant même que ne commence la guerre, le caïd Mohamed Anflous s’est trouvé complètement isolé avec son dernier carré d’irréductibles, quelques fidèles et proches de sa propre famille et amis. »
- Seulement 150 à 200 cavaliers étaient restés fidèles à Anflous, les autres ont été conrompu par M’barek N’Id Addi et ont déserté avant même que n’éclate la bataille en 1912. Raconte le dernier des Anflous qui vit toujours à Timsouriîne.
Le général Brulard quitte Mogador avec une colonne de 5000 hommes et prend pour objectif la destruction de la kasbah d’Anflous, nid d’aigle qui était le centre de la résistance et que les habitants considéraient comme imprenable. IL s’agissait de prendre à rebours les farouches Neknafa à partir du territoire limitrophe des Meskala qui étaient alors sous domination du caïd Khobbane, un adversaire d’Anflous. Les troupes françaises, me racontait mon père, étaient guidées par le future caïd M’barek, un cousin d’Anflous, qui s’était réfugié quelques années auparavant chez les Mtougga..Les canons étaient péniblement traînés dans un terrain chaotique viaBouriki jusqu’au sommet de la colline où se trouve zaouite Ou Hassan qui fait face à la citadelle du caïd rebelle, et d’où on pouvait facilement la viser : « Une fois l’argent distribué, le général français s’avança avec ses troupes vers Neknafa au lieu dit Zaouite Ou Hassan. De là ils commencèrent à bombarder Dar Anflous, durant 36 heures d’affilée : commencés le jeudi les bombardements n’ont pris fin que le samedi. » précise le manuscrit .
Arrivée des cerceuils de l'armée coloniale à Mogador
L’armée française a dû traverser le défilée montagneux de Taqandout où elle était prise sous les feux nourris et croisés des guerriers d’Anflous :
- La situation était si périlleuse, me racontait mon père, qu’une fois parvenu la haut, la main que tendait le général français pour descendre de son cheval, tremblotait de peur.
Dépouilles de soldats français arrivant à Mogador sur dos de chameau
La kasbah fut enlevée le 23 janvier 1913. Mohamed Anflous s’enfuit précipitamment pour aller se réfugier chez les Aït Aïssi, lassant à l’ennemi de gros approvisionnements en vivres, en armes, en munitions Mauser et Martini. Un vieillard qui avait participé au baroud d’honneur d’Anflous raconte :
- Le samedi, dernier jour de la bataille, j’avais encore 12 000 balles stockées au fond de la grotte d’Imin Taqandout. Je m’en suis servi moi et les derniers soldats d’Anflous, de sorte qu’en arrivant à Tagoulla Ou Argan, je n’avais plus une seule balle...
Et voici maintenant l’épilogue de la bataille selon le manuscrit de Timsouriîne :
« Voyant que la situation empirait, que ses troupes diminuaient, le caïd Anflous qui avait obstrué le défilé de Taqandout, ordonna le repli sur les hauteurs de Timsouriîne où se trouve sa maison.Il s’enfuit alors vers la tribu des Aït Aïssi avec sa famille et ses derniers fidèles. Les français avec les traîtres à la nation qui les accompagnaient remontèrent vers la maison d’Anflous et la transformèrent en champ de ruines où on n’entend plus que le sinistre ululement des hiboux et des corbeaux. Ils rasèrent les oliviers, brûlèrent les magasins, et portèrent même atteinte au maqâm de Sidi Mohamed Ben Sliman El Jazouli.Ceci était arrivé en l’an 1330 de l’hégire correspondant à l’année 1913. »
Le bien nommé général brulard pratiqua alors la terre brûlée ; rasant et brûlant, des centaines d’oliviers qui entouraient la demeure caïdale.Depuis lors la résidence de ce dernier n’est plus habitée que par les pigeons, les chouettes et les chacals, attestant que le temps du caïdalisme appartenait désormais aux oubliettes de l’histoire.Cependant qu’au sud de Mogador, le caïd el Haj Lahcen, successeur de Guellouli avait levé une Harka et s’était dirigé sur Agadir. IL s’empare d’une partie de la ville et, devant un retour offensif des gens d’El Hiba, doit se replier à 12 kilomètresau Nord, sur la côte. Mais le croiseur français Du Chayla, envoyé de Mogador, vient le ravitailler en cartouches et accompagne sa marche le long de la côte : le 31 mai 1913 el Hadj Lahcen enlevait la citadelle d’Agadir. Ben Dahan, pacha de Tiznit, et Haïda Ou Mouiz, pacha de Taroudant, continuaient à mener contre les derniers dissidents d’El Hiba. Les différentes factions se neutralisant, les français se contentaient d’aider les uns contre les autres.La soumission du caïdAnflous, dés le début de l’année1913, a porté un rude coup à ce qu’El Hiba pouvait conserver de prestige et de force. A Essaouira, on confisqua les belles demeures d’ Anflous : l’actuelle « Dar Souiri », transformée en « Cercle » (administration des affaires indigènes), et leur belle demeure de derb Ahl Agadir donnant sur les jardins de l’hôtel des îles, transformée en résidence du contrôleur civil du protectorat.
Les caïds de la région avaient tous une maison à Essaouira : celles du caïd M’barek, du caïd Khoubban et du Caïd Tigzirine, se trouvaient au clan Est des Chébanates, du côté de la terre. Alors que les seigneurs de guerre et du désert, avaient leurs demeures et leurs entrepôts commerciaux au clan Ouest des Béni Antar, du côté de la mer.Expression d’une société segmentaire, cette opposition entre clan Est des Chebanates et clan Ouest des Béni Antar, se manifestait symboliquement chaque année lors du rituel de l’Achoura par une compétition chantée entre les deux clans de la ville.
Un subtile mélange
« Il est des villes secrètes auxquelles conviennent les banales arrivées, ménagères de lentes découvertes. D’autres réclament la soudaine révélation : Florence des collines de Fiesole ou des jardins de Boboli. Tanger du détroit. Ainsi de Mogador. En manquer le premier contact, c’est s’interdire, sans doute à jamais, d’en déceler certaines harmoniques. Aussi faut-il la saisir aux matins de printemps, lorsque, des bois de mimosas plaqués au sol par le vent et qui étendent à hauteur d’yeux leur masse jaune, une déchirure la révèle brusquement à la vue. Elle apparaît d’un coup, blanche au bord de l’eau, mirage suspendu entre ciel et grève. Midi l’écrase d’une lumière sans ombre et ses murs blanchoient dans un ciel pâli, dévoré par l’erg éblouissant. Comme les matins roses , le crépuscule lui sied. Et sans doute faudrait – il ainsi, aux saisons et aux heures, venir à la rencontre de la ville, se laisser imprégner de ses images opposées, avant que d’aller, franchissant ses murailles, chercher au long de ses rues ses visages plus secrets. Car Mogador – née de l’alliance la plus rare, celle des génies contraires unis aux lieux où l’histoire se ait légende- s’est gonflée de suc humain plus riche. Berbères et Juifs, Arabes et Européens. L e Maroc a conflué ici en subtils mélanges. »
Ce beau texte m'avait été remi par Jean Louis Miège lorsque je rédigeais à la fin des années 1980 ce qui deviendra mon beau livre "le Temps d’une ville," .Jean Louis Miège avait reçu en 1952 un prix pour cet article sur Mogador
Les jardins de Mogador
Sous le protectorat(1912-1956), Mogador était une ville-jardin : les plantations allaient tout le long de l'axe principal depuis le port jusqu'à Bab Doukkala! Ces jardins et plantations seront pour l'essentiel rasés à l'indépendance!...
L'axe principal qui relie le port au Sud à Bab Doukkala au Nord
Les jardins étaient fort bien entretenus et celui -ci comprenait même un aquarium!
Le même jardin entouré maintenant de marchands de grillades de poisson, et de parc automobiles : plus d'aquarium ni du joli édifice du syndicat d'initiative en pierre de taille rasé ...
Jardins du Mechouar et mosquée Ben Youssef
Deux axes traversent la ville et permettent ainsi de déplacer rapidement des forces militaires. Ces axes ont trois autres fonctions. l'une politique, la seconde économique et la troisième hygiènique /
- économique : à l'endroit où se croisent les deux axes majeurs, les souks se greffent de part et d'autre.
- politique : sur l'axe politique se trouve le méchouar et la mosquée; le pouvoir étant à la fois politique et religieux.
- hygiènique : La direction de l'axe est celle du vent dominant. Les vents soufflent durant la période d'été et peuvent ainsi pénétrer dans la ville pour la néttoyer et la rafraîchir. Depuis la fixation des dunes par les mimosas , genêts et tamaris, le climat s'est rafraîchi et l'action bienfaisante du vent s'est minimisée. Cependant aux XVIII è et XIX ème siècles , il avait limité les dégâts des épidémies qui sévissaient alors.
Des images qui accusent : Le méchouar contenait de très beaux jardins rasés depuis...
S'il y a un mérite à reconnaître à la gestion urbaine du temps du protectorat, c'est bien son grand intérêt pour les espaces verts : toute une armada de jardiniers proffessionnels s'affairaient jour et nuit et sept jours sur sept à l'entretien des espaces verts. Le derniers des jardiniers professionnels est Monssieur JOUAY, qu'enfants nous voyons sur sa byciclette courir du jardin ombragée de Bab Marrakech - aujourd'hui disparu - aux jardins du Méchouar et de la kasbah qui contenait un aquarium. Après l'indépendance tous les jardins de la ville ont péréclité d'une manière irrémédiable et n'ont plus retrouvé leur éclat d'antan, faute de soins, d'entretiens et surtout de goût pour l'esthétique: les équipes d'illétrés qui se sont succéder au conseil municipale ont favorisé l'anarchie urbain, le mauvais goût patent et l'incompétence criarde enfonçant la ville dans la ruraliusation et la laideur, détruisant le patrimoine bâti par les grands maâlem comme en témoigne la situation lamentables des marchés du centre ville actuelles qui n'ont plus rien à voir avec ce qu'ils étaient jadis tous plantés d'arbres: ce qui traduit une baisse de niveau catastrophique de la gestion urbaine d'après l'indépendance....
Mogador - Jardin du Mechouar
Depuis le départ des Français, jamais plus aucun jardin public n'a retrouvé une telle variété, une telle richesse et une telle densité de plantations: quand je me promenais en ville avec Georges Lapassade celui-ci me disait souvent: "Nous autres Français nous avons planté de beaux jardins et vous autres marocains, vous n'êtes même pas foutu de les arroser!"
Lyautey accordait le plus grand intérêt aux jardins publics: c'est lui qui avait imprté d'Amérique Latine les fameux arrocarias en les plantant dans toutes les villes côtières du Maroc. Malheureusement à chaque fois qu'un arbre de cette époque meurt on ne le remplace jamais par un autre et quand ces arbres sont malades; personne ne les soigne : on les laisse mourir dans l'abondon comme si les "responsables" municipaux n'avaient aucune conscience de la beauté d'un arbre dans la cité....
Le temps est passé et la ville s'est enlaidie : c'est triste de constater combien ces mêmes artères sont moins beaux à voire...L'esthétique urbaine est fondamentalement une affaire de démocratie locale et malheureusement ce n'est pas pour demain...
Ce n'était pas beau celà?! Malheureusement, depuis l'indépendance du Maroc, en matière de gestion urbaine, la "chaâwada"(le charlatanisme) l'a emporté sur les vrais compétences: il y avait pourtant de grand maâleme artisans à Essaouira qui souffraient en silence parce qu'on les a jamais associé aux affaires de leur cité. Pourtant Dieu sait qu'ils étaient un milliard de fois plus cultivés et plus civilisés que les soi-disant interlocuteurs des autorités de "tutelles" comme ils disent...Au Maroc l'urbanisme a souffert de l'arrivée aux affaires d'élus sans projet, sans vision, sans la moindre once de connaissances esthétique: résultat, des villes comme Csablanca avec son architecture Art Déco ou Essaouira avec ses beaux jardins se sont clochardisés depuis, offrant le visage dégligué de bourgades rurales dont on ne peut plus dissimuler la laideur et la saleté à coup de propagande : Lyautey associait les meilleurs savants pour mieux connaitre la civilisation marocaine en la respectant et en tirant le meilleurs d'elle-même et non comme maintenant en offrant les meilleurs poste de responsabilité à une horde de pillards hilaliens...
Le souk et la mosquée Sidi Hmad ou Mohamad
Souk Jdid était tout planté d'arbres !
On pouvait s'abriter du soleil au souk Jdid-photo de 1924
Quelle qualité de vie! Quelle clareté urbaine! Rien avoir avec la catastrophe urbaine sans tête ni queue qui s'est développée à partir des années années 1960, dans ces quartiers de la périphérie qui ont supplantés les anciens jardins potagers, ni avec cet habitat produit à "l'industriel" dans ce qui était le village de Ghazoua....
Maintenant, non seulement aucun arbre ne pousse plus à souk Jdid, mais on a défiguré ses arcades en les affublant de tuiles vertes unifornisantes et surtout en détruisant l'harmonie et la symétrie des quatre places qui faisaient le charme du centre ville(le marché au poissons, le marché de la laine d'un côté, le marché aux grains et le marché de la criée de l'autre): au début des années 1980, le buldozer est entrée en action pour mélanger laine et poissons avec une architecture en béton d'une laideur indescriptible et dire qu'on ne pouvait même pas lever le petit doigt pour dénoncer une atteinte évidante au patrimoine urbain : les destructeurs prenaient le silence pour de l'aprobation à leur forfait et à leur ignorance.On a été non seulement réduits au silence, mais ce qui est plus grave on s'est retiré de toute vie concernant la cité: les plus brillants d'entre nous se fondaient dans la masse silencieuse et anonyme : quel progrés que l'indépendance du Maroc...Les gestionnaires de la chose public n'ont de compte à rendre à personne...
Même "khoddara"(le marché aux légumes) était ombragé d'arbres! Au premier plan les pilliers en pierre de taille qui abritaient la rangée des bouchers d'un côté et celle des marchands d'abats de l'autre: on les a détruit au début des années 1980 pour les remplacer par de lugubres arcades en béton armé surmontées de tuiles vertes uniformisantes, qui gomment et les spécificités locales en matière d'architecture et son ésthétique et cachent surtout les arrivages des quatre saisons! A l'origine le marché était ordonné par profession: les fleuristes avec les fleuristes, les bouchers avec les bouchers et les maraichers avec les maraichers: maintenant c'est du n'importe quoi: un marchand de pacotille vient élire domicile au milieu des bouchers et une téléboutique ouvre au milieu des marchands de volailles!. C'est tout simplement révoltant à force de ridicule et de mauvais goût! Non seulement les jardins allaient jusqu'à Bab Doukkala, mais donnaient en plus sur d'autres jardins : les fameux jardins potagers rasés à l'indépendance!
Khobbaza : le souk au pain
Couope transversale de l'artère principale
En quittant le méchouar; les trois portes qui donnent accès àla médina et à ses marchés
Les caravanes de Tombouctou arrivaient jusqu'au coeur de la médina
"Haddada"(le quartier des forgerons) en 1912
Il est claire que les jardins datent du Protectorat et ont disparus avec lui.
En 1910, on avait commencé les travaux du tramway qui devait relier à travers l'axe central de la médina, le port à l'embryon de la zone industriel au nord de la ville avec la tannerie Carel
Travaux du tramway à Souk Jdid en 1910
Arbres plantés en 1913, rasés en 1956
Traversée de l'axe principal de la médina en images: le méchouar, haddada, souk Jdid et khoddara; Sous le Protectorat, les arbres étaient plantés tout le long de l'axe principal de la médina.Ils ont tous été rasé à l'indépendance et malheureusement jusqu'à aujourd'hui encore, on continue de raser cette horloge biologique, ce témoins de l'écoulement des saisons que sont les plantes et les arbres..Le temps est passé et du coeur de la ville les arbres ont disparu
Les marchés
Au croisement des deux principeaux axes de la Médina
De part et d'autre de l'axe principal au niveau de souk Jdid, quatre petites places parfaitement symétrique: le marché au grain(la Rahba) et le marché de la criée(la Joutia) d'un côté et le marché de la laine (souk laghzel) et le marché au poisson de l'autre. Le marché au poisson se subdivisait en marchands de poissons et en marchands de fruits de mer(moules et oursins en particulier).Tout autour, il y avait les marchands de poteries et les écrivains publics pour la rédaction des actes notariés, les actes de mariage et de divorce.
De part et d'autre de l'axe vertical, les deux axes horizontaux débouchant à l'Est sur Bab Marrakech et à l'Ouest sur Bab Labhar donnant accès à la mer
Non loin des arcades de Souk Jdid, à l’entrée de la Joutia (le marché à la criée) vivait le tailleur traditionnel dénommé Abdellah Majjout (le chauve) célèbre dans tout le pays par son humour : il serait né à Essaouira à la fin du XIXesiècle, et mort assez vieux au milieu des années soixante. Il élevait deux rossignols déplumés qu’il chérissait tant et auxquels il ouvrait la cage pour qu’ils puissent bénéficier du soleil : les oisillons sortaient et rentraient à leur guise. Et voilà qu’un chat déroba l’un d’eux. Furieux Abdellah le chauve attira par des morceaux de viande le félin fautif et l’assomma d’un violent coup de bâton sur la tête. On lui dit alors selon la croyance qui accorde aux chats sept vies :
- Vous venez de tuer sept âmes !
Ce à quoi il répondit :
- Je n’ai tué qu’une seule âme : dites lui alors de vivre grâce aux six autres âmes que vous lui accordez!
Souk Laghzel : le marché de la laine
Une autre fois un client se présente à lui avec un magnifique tissu pour lui demander de confectionner une djellaba à nulle autre pareille. Il confectionna ladite djellaba avec un manche trop court et un manche trop long. Le client alla se plaindre au pacha borgne, et quand celui-ci le convoqua, Abdellah le chauve se justifia en ces termes :
- J’ai confectionné cette djellaba de la sorte parce que le vœu de ce client était d’avoir une djellaba qui n’a jamais existé…
L’un des apprentis d’Abdellah le chauve, dénommé « Kih », qui a fini sa vie ses dernières années à l’alimentation des goélands — dès qu’il paraît à l’horizon, une nuée d’« Aylal » comme on les appelle en berbère (c’est-à-dire ceux qui volent de leurs ailes) vient à sa rencontre — était un amateur de beaux garçons, notoire dans les années soixante. C’est à cause de lui que je tiens à raconter cette blague salace et significative, qu’on rapporte à propos d’Abdellah le chauve et que j’ai omis de rapporter par autocensure :
« Une fois, vers le coup de dix heures du matin un blédard est venu lui demander dans sa boutique de la Joutia :
- Combien coûte cette chemise ?
- 400, lui répond Abdellah le chauve.
- Et ce pantalon ?
- 1 000 réaux.
Le blédard fit le tour de la Joutia et revint à la charge :
- Combien coûte ce pantalon ?
- 400, répond Abdellah le chauve.
- Et la chemise ?
- 1 000 réaux
Le campagnard lui dit alors :
- Comment se fait-il qu’entre deux tours, vous avez fait monter la chemise et baisser le pantalon ?
- C’est pour t’enculer ! Lui rétorqua Abdellah le chauve.
Blessé dans sa virilité, le blédard alla se plaindre au pacha borgne, qui gouvernait la municipalité de Mogador à l’aube des années 1950 et à la veille de l’indépendance. Le coursier du pacha fit venir Abdellah au Pachalik sis à Derb- Laâlouj, dans l’actuel Musée d’Essaouira.
- Je sais pourquoi vous m’avez convoqué, dit Abdellah le chauve au Pacha borgne : s’il mérite d’être enculé, enculez-le vous-même !
La Joutia (le marché de la criée): l'une des quatre places qui ornent de part et d'autre Souk Jdid
Abdellah le chauve qui vivait en célibataire dans sa boutique de la Joutia est venu un jour demander au pacha borgne le droit de s’abriter dans l’ancien logis du canonnier au-dessus de Bab – Doukkala. Une requête auquel le pacha borgne répondit favorablement. Mais voilà qu’à l’approche du Ramadan, une délégation de notables se présenta au pachalik, réclamant l’expulsion d’Abdellah le chauve de l’ancien logis de canonnier, sous prétexte qu’il y reçoit des personnes à la moralité douteuse, et qu’à l’approche du Ramadan on doit préparer le canon qui annonce la rupture du jeûne.Abdellah le chauve qui voyait venir le complot et les comploteurs, s’empressa de se photographier sur les lieux : il avait la taille trapue, les jambes arquées, et les bras ballants et démesurés comme ceux d’un gorille. Impression renforcée par son teint foncé et ses petits yeux pétillant de malice.En voyant venir à lui, le Chaouch démesurément grand du pacha borgne précédé de son propre apprenti, à la fois chétif et de petite taille, Abdellah le chauve s’exclama :
- Voici venir le chameau guidé par une allumette ! (Ouqida)
C’est de là que vient le surnom d’« allumette » qu’on donnera à son apprenti, sa vie durant.
Quand le pacha fit part à Abdellah des recommandations des notables le concernant, il retira sa propre photo qu’il avait en poche et la remit au pacha en lui disant :
- Je sais que c’est mon célibat qui fait problème, mais si jamais vous trouvez une femme qui accepterait de se marier avec un tel individu, faites-moi signe !
Rahba : marché aux grain
Il était convaincu que ses disgrâces physiques lui interdisaient le mariage. En fait la plupart des hommes de sa génération, non seulement n’avaient pas accès à la maison close deJraïfiya, en raison de leur statut social et de leur pauvreté, mais avaient peu de chance de séduire une beauté locale en raison de la règle d’exogamie qui avait cours dans la ville. Les habitants se considéraient comme une même famille, si bien que les mariages intra-muros étaient considérés comme de l’endogamie : à Mogador, le mari idéal doit nécessairement venir de loin. Le mariage avec le voisin immédiat fait si peu rêver les jeunes filles, comme j’en ai fait moi-même l’expérience au début des années quatre-vingts. Je venais de terminer mes études en France, et j’enseignais la littérature au lycée de la ville. Un médecin interne de l’hôpital me pria alors de rédiger sa thèse sur les maladies vénériennes de la région. Un samedi après – midi je me rendis chez ce médecin interne pour lui rendre un chapitre. Une fois à l’internat, je dus traverser un immense couloir jonché de bouteilles de bières vides, où les internes qui se sentent exilés trompaient leur ennui. Il y avait là quatre ou cinq médecins, et surtout quatre jeunes filles dans la fleur de l’âge, avec des corps dorés de nymphe. L’une d’entre elles entraîna dans la cuisine le médecin qui m’accompagnait. Au bout d’un moment il vint vers moi et m’entraîna dehors en m’expliquant que la jeune fille m’ayant reconnu comme enfant du pays lui avait dit :
- Si jamais tu ramènes encore une fois parmi nous un type d’ici, c’est la dernière fois que tu nous verras parmi vous !
Tous les médecins étaient en effet des étrangers : or pour préserver leur réputation du qu’en-dira-t-on, l’amant doit être nécessairement un étranger ! Encore aujourd’hui, les plus belles filles de la ville partent maintenant à l’étranger avec le prince qu’elles ont choisi et qui est venu de loin. Comme pour les oranges ; les plus beaux fruits sont destinés à l’exportation !
« Le Marrakchi qui n’a pas d’amant n’est pas de Marrakech, et le Souiri qui n’a pas de maîtresse n’est pas d’Essaouira », me disait récemment un ami. La formule me rappelle le début d’Anna Karenine, mais elle n’est pas juste. Le point commun entre les deux médinas traditionnelles était le phénomène de « Liwate » : les artisans efféminaient les beaux garçons, selon la tradition du poète Abou Nuwâs, parce que la femme était recluse et voilée, et ne pouvait donc être accessible que dans le cadre légal du mariage. Conséquence ceux qui ne pouvaient pas se marier n’avaient de choix qu’entre la transe rituelle et le transfert sur les beaux « ghoulam », pour décharger leur bioénergie. C’était une société de mystification absolue refusant de nommer l’innommable, en dehors de cadre strictement codifié par la tradition. Une société de souffrance silencieuse instituée.
Rahba : marché au grain
Un Souiri invita un jour à Adellah le chauve à Casablanca et lui confia les clés de son appartement situé au quatrième étage d’un immeuble. Alors qu’il était seul dans l’appartement tout d’un coup la sonnette retentit. De la fenêtre il vit quelqu’un qui lui fit signe de descendre. Une fois en bas, le personnage s’avèra être un mendiant demandant l’aumône au nom de Dieu. Pour toute réponse Abdellah le chauve l’invita à monter : une fois là-haut il lui dit en lui claquant la porte au nez : « Que Dieu facilite les choses ! » (la formule rituelle qu’on adresse aux mendiants quand on n’a rien à leur offrir). Mais comme le disait Bergson le rire est difficilement traduisible.
Gravée sur pierre de taille, « Baraka de Mohamed », qui appelle la bénédiction du Prophète sur la cité, qu’on trouve sur les donjons de la Scala du port et de la mer, que les artisans utilisèrent comme devise d’Essaouira en l’ incrustant sur de petites plaques de thuya.
Femmes en haïk à souk laghzel, Roman Lazarev
Le voile blanc dénommé haïk était alors l’emblème vestimentaire des femmes de la ville, mais aussi des hommes. Le haïk que portaient ces derniers était muni d’un turban, comme l’atteste cette vieille comptine, que chantaient les jeunes filles et qui fait également allusion au commerce transsaharien, d’où venaient l’or et les pierres précieuses :
Haïki, n’a pas de turban
Haïki, est allé au Soudan
Haïki en a rapporté des pierres précieuses
Haïki, je lui en ai demandé une
Haïki, me l’a offerte.
Femmes voilées au marché,Roman Lazarev
Femmes voilées au marché, Roman Lazarev
Femmes voilées au marché de la laine, Roman Lazarev
Poteries à souk Laghzel
A souk Laghzel, on vendait aussi le bois pour cuisiner et pour se chauffer l'hiver
Mon frère Majid vient de recueillir, auprès de notre tante maternelle – que nous appelons affectueusement Lalla– le récit de son arrivée ainsi que de celle de ma mère Zahra Yahya à Essaouira, au cours de la grande famine, dite de l’année hégirienne de 1344, correspondant à l’année 1926, qui vit la fin de la guerre du Rif, et la reddition d’Abd el Krim face à l’offensive franco-espagnole. La-dite famine avait duré sept ans, soit de 1926 à 1933.
Ma mère était née en 1928, en pleine période de famine, et aurait quitté son pays natal au pays hahî à l’âge de cinq ans pour se rendre en compagnie de sa mère à Essaouira, en 1933. Sa grand-mère, originaire de la tribu des Semlala dans le Sous, était elle-même venue au pays hahî, lors d’une précédente famine qui avait frappé le Maroc à la fin du XIXe siècle. Dans un rapport rédigé à l’été 1878, le consul des Etats-Unis à Tanger Felix Mathews, decrit de manière saisissante cette famine survenue en 1877 après trois années de mauvaises récoltes :
« Des centaines de femmes, d’enfants et d’hommes affamés se deversent à Mogador et à Safi. Bon nombre de campagnards meurent en chemin. Des squelettes vivants, des formes émaciées apparaissent dans les rues. La famine et la maladie, déjà terribles chez les pauvres, s’étendent. Avec l’automne et l’hiver, la detresse des gens va encore empirer.Le gouvernement ne fait absolument rien pour eux...alors que les silots regorgent de céréales. Les juifs sont un peu soulagés par leurs coreligionnaires. »
Il est vraiment paradoxal de voir ce pays agricole à la merci de la disette par suite de la moindre sécheresse, souffrir de la faim devant une mer qui compte parmi les plus riches de l’Atlantique...
C’est Lalla, l’aînée des filles de Yahya qui partit la première avec sa mère rejoindre, au début de la famine de 1926, son oncle maternel qui était policier à Essaouira au début du Protectorat français sur le Maroc. Affaiblies par la famine, elles ont effectué le trajet en vingt-quatre heures plus exactement de deux heures du matin, pour éviter l’insolation et la soif, à vingt-trois heures, au lieu d’une demi-journée en temps normal. Pour avancer, Lallas’accrochait à la queue de l’âne qui transportait sa grand-mère, se nourrissant en cours de route, des racines d’une plante grasse dénommée Guernina , et croisant de nombreuses caravanes, transportant vers Essaouira du charbon de bois d’arganier, cette coupe est l’une des causes de la diminution de cette espèce d’arbre unique au monde , des amendes et de la gomme de sardanaque.
Arrivée d'une caravane à Souk Jdid, le 23 déc.1912
C’étaient les dernières caravanes qui reliaient Mogador à son arrière-pays et à Tombouctou, avant qu’Agadir au Sud et Casablanca au Nord ne supplantent la ville des Gnaoua en tant que principal port du Maroc. Avec la découverte de la machine à vapeur, l’Europe était désormais directement reliée par voix maritime au Sahara et à la boucle du Niger sans avoir à passer par l’ancien « port de Tombouctou », qu’était Mogador. En cours de route, la jeune fille et sa grand-mère, croisaient aussi, mais plus rarement les « boutefeux » (ces autocars qui fonctionnaient au charbon, et qui transportaient les voyageurs sur leur toit). Une fois la ville en vue, elle devait leur paraître « comme un panier d’œufs au bord d’un lac bleu »
Seven Arch, Mogador, Septembre 1912
Souk Jdid au début du Protectorat : on venait d'y planter les premiers arbres
On voit clairement que les arcades étaient d'un seul côté.Mon père me disait que les arcades de Souk Jdid ont été édifiée en deux étapes comme en témoignent les gravures en pierre de taille : la partie Ouest d’abord, édifiée en 1858 a servi de modèle pour les arcades de la façade Est, édifiées en 1945 par Abdellah Ben Tahar, alias « Jmal » (le chameau). Soit à 87 ans d’intervalle.Ce qui veut dire qu’une fois le cadre général mis en place, à savoir les quatre portes et les remparts qui structurent l’ensemble autour d’un axe sous forme de croix, l’espace a été progressivement occupé par les nouveaux arrivants : arrivée des « Ahl Agadir », en 1773, construction de la nouvelle Kasbah en 1876, mise en place de Souk Jdid en 1858, etc
Année 1364 hégire, soit 1945 J.C.par Abdellah Ben Tahar
Juifs en noir et femmes en blanc à souk Jdid
On pouvait s'abriter du soleil au souk Jdid - photo de 1924
Marchand de sel à Mogador : pas de plat sans sel à moins qu'il ne soit destiné aux djinns!
Une pesée de sel saharien valait deux pesées de céréales.
Le sel chasse les mauvais esprits des champs. Les Regraga crurent d’abord au Paraclet qui leur annonça au bord de la saline de Zima l’avènement du sceau des Prophètes : Mohammed. Et leur sultan Sidi ouasmine leur ordonna de se diriger vers Zima la sainte (saline située au pied de la montagne de fer où eut lieu chaque année le sacrifice des trois taureaux pour inaugurer le périple du printemps).Et au sud d'Essaouira, la saline d'Ida Ou Azza, alimente en sel le haut Atlas et même le Sahara.Les tribus nomades au sud de l'oued Noun troquaient le sel de leurs salines en contrepartie des céréales des tribus sédentaires situées plus au nord. Au marché de Tiznit ou à celui de Tlat Lakhssas, dans le Sous extrême, une pesée de sel saharien valait deux pesées de céréales. Outre les salines côtières, il y a les Sabkha de l'intérieur telles celles de Teghazza et de Taoudenni dont le contrôle fut l'une des causes de la célèbre expédition saâdienne d'Ahmed El Mansour Dahbi vers l'Afrique. De là ce sel est transporté à Tombouctou. Ce troc de l'or contre du sel est à l'origine même du commerce transsaharien.
Marchand d'orge à Mogador
Du fait que mon père a des racines en pays chiadma arabophones au nord d'Essaouira et que ma mère est originaire du pays haha berbèrophone au sud de la ville, nous recevions souvent la visite de cette parentèle rurale surtout en période des moissons et au temps des raisins et des figues comme me le raconta un jour Mohamed, un neuveu de mon père:
- Du temps de Mohamed V, fin des années cinquante, début des années soixante — ton frère aîné Abdelhamid avait à peine quatorze ans- je suis arrivé dans votre ancienne maison, avec un sac de blé, et votre oncle berbère Mohammad est arrivé en même temps, avec sa grosse moustache et son gros turban, avec un autre sac de blé. Une fois les deux sacs de blé à la terrasse, votre mère consulta leur contenu. Le blé ramené par l’oncle berbère était net et propre, par contre le blé que j’ai ramené était mélangé avec de la paille et de la poussière de l’aire à battre. Votre mère me dit alors :
- Où devons-nous vanner ce blé ? À la lisière de la forêt ou au bord de la mer ? Ici, en ville, on ne peut le vanner à la maison sans que la poussière parvienne chez les voisins.
Le lendemain de notre arrivée, un aigle est tombé dans le patio de votre maison. Ton cousin Ahmed l’a capturé en jetant une couverture sur lui"
.Le rapace était vraiment impressionnant et tous les enfants du quartier allaient lui chercher de la viande, pour le nourrir.Quelques jours plus tard, mon père avait remis l’aigle à Moulay Kébir, chasseur à ses heures et antiquaire distingué originaire de Fès
Marchand de sauterelles à Mogador
Ce simple mot, « Jrada » (sauterelle en arabe), produit en moi, comme « une déflagration du souvenir » . Il me rappelle étrangement cette vieille comptine dont jadis nos grands – mères berçaient en nous l’enfant qui rêve :
« Â Jrada Maalha !
Fiin kounti saarha ? »
O sauterelle bien salée !
Vers quelle prairie t’en es-tu allée ?
C’était au temps des disettes et des vaches maigres, où des nuées de sauterelles décimaient les champs, et où il ne restait aux hommes affamés qu’à se gaver de grillades de sauterelles salées!
Poteries, rue du marché avant qu'il ne soit planté d'arbres en 1913
Arrivée de la procession des Hamadcha à Bab Doukkala, Roman LAZAREV
Bab Doukkala
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Forteresses à Mogador et vieux cimetière marin
Les tombes qu'on voit au premier plan sont celles du vieux cimetières marin où on vient d'ênterrer l'écrivain marocain Edmond Amran El Maleh à sa demande (il avait réclamé aussi que son épitaphe soit rédigée en Hébreu, en Arabe, en Amazigh et en Français, les quatre idiomes utilisés au niveau national).David Bouhaddana m'écrit à propos de ce vieux cimetière marin : "c'est l'ancien cimetiere de mogador, qui est maintenant entouré d'un mur et qui est à ce jour bien mieux entretenu. C'est dans ce cimetiere que repose notre Rabbin Rabbi Haim pinto qui recois chaque annee par avion des centaines d'anciens mogadoriens.........ils viennent de France , des Etats Unis et d'Israel.....sous la reponsabilité de Rabbi david pinto "arriere petit fils du saint" pour quelques jours juste avant le debut de l'annee juive "roch hachana" (tête de l'annee ). Ce saint etait mort 3 jours avant la nouvelle annee."
Les Rabbins de Mogador au tout début du 20 ème siècle
David Bouhaddana m'apprend maintenant que ce cimetière marin a plus de 900 ans et qu'il était déjà complet après 400 ans.Il y a deux couches de tombes. C'est ce que m'a raconté Lahcen, le gardien mort il y a 15 ans. Cette histoire, il la tient de son grand père, qui la tient de son grand père...C'est une histoire de gardiens de cimetière de père en fils....
C'est dans ce cimetière que Rabbi Haïm Pinto est enterré sous la coupole
L'eau douce
Photo du pont de Diabet prise par l'artiste Hucein Miloudi en 1990
Mogador : femmes chleuh à la fontaine
Pour alimenter la ville en eau potable et irriguer les jardins potagers qui l'entouraient,des aqueducs acheminaient l’eau de l’oued ksob depuis le niveau du village de Diabet .Outre les citernes à l'intérieur des maisons, il y avait les fontaines publics et la ville tendait à développer une certaine autonomie, en disposant d’une citerne collective en son enceinte plus précisément sous l’actuel marché aux poissons.La seguia arrivait de Diabet, traversait les artères de la médina pour ensuite alimenter les citernes à l’intérieur des maisons comme ce fut le cas pour la médina de Fès..
On voit sur cette image prise à Mellah Qdim(ancien Mellah) un porteur d'eau avec sur l’épaule un tonneau en bois d’une contenance de 15 à 20 litres d’eau . En contre partie de menus pécules, les porteurs d’eau remplissaient les gargoulettes des ménages : de cette profession il y en avait d'excentriques personnages aussi bien parmi les juifs que parmi les musulmans; tel ce porteur d’eau de confession juive devenu moqadam à l'indépendance se livrant à des beuveries pour ne rentrer chez lui que tard la nuit, ou encore ce porteur d'eau aveugle qui s'orientait au bruits de la ville autour de lui.Quand l’eau courante est arrivée, on avait obligé les gens à condamner leurs puits, parce que c’était une source de maladies et de microbes.Dans un rapport écrit en 1932, le docteur Bouveret, disait que Mogador est une ville réputée pour l’abondance de son alimentation en eau potable. Mais cette eau est exposée à plusieurs facteurs de pollution qui représente un danger pour la santé de la population avec les risques d’épidémies qu’elle peut engendrer. .
La Peste
Les caravanes passaient à côté de l'aqueduc(séguia) qui alimentait en eau les jardins potagers qui entouraient Mogador: on les appelait "Bin Laârassi"(d'entre les jardins).Je me souviens qu'enfant je m'y suis rendu avec la bande de notre quartier pour chasser "Mouqnin", oiseau des champs aux plumages tachetées jaune,rouge, maron et noire.Mon père me disait que lorsqu’on a voulu creuser des aqueducs pour acheminer l’eau de l’oued ksob du niveau du village de Diabet pour irriguer les jardins potagers qui entouraaient la ville, on avait découvert des fosses communes où étaient enterrées collectivement les dépouilles mortelles qui remontent à l'épidémie de peste de1799.
Avec le début du XIXème siècle, les négociants juifs prennent une place prépondérante à cause de la peste comme le relate David Corcos : « l’épidémie de peste de 1799 qui fit tant de ravages au Maroc, frappa durement Mogador, où, d’après Jacksen, 4500 personnes moururent. Par la force des choses, les chrétiens partaient. Le commerce passa alors entre les mains des « Toujar Sultan »...Les juifs jouissaient d’une liberté exceptionnelle pour l’époque et dans le pays. »
Le 29 juin 1799, Broussonet, premier vice-consul français à Mogador, annonce que la peste a fait son apparition à Safi où, le premier jour, on a compté vingt huit décès. Il faut attendre, écrit-il, à ce qu’elle apparaisse incessamment à Mogador. Dans ces conditions, il avise le ministre des Relations extérieures qu’il se propose de quitter le Maroc, où d’ailleurs sa présence n’a plus de raison d’être car les relations commerciales avec l’Europe ont pratiquement cessé. Un petit navire des îles Canaries vient précisemment de mouiller dans le port ; il va en profiter et partir avec sa femme et sa fille, en même temps que le consul d’Espagne, dés que le Sultan lui en aura donné l’autorisation. En conséquence, il charge le marchand La Barraque, que ces affaires commerciales retiennent à Mogador, de tenir le rôle de vice-consulat et lui recommande surtout, si des bâtiments français se présentent en rade, de veiller à ce que personne ne descende à terre. Quelques jours plus tard, le 8 juillet 1799, Broussart s’embarque avec sa famille. Il avait raison de fuir Mogador ; en effet, la peste s’y manifesta dans le courant du mois et fit près de 5000 victimes avant la fin de l’année. Médecin – Major, le Dr. Renaud écrit au sujet de cette épidémie : « A Mogador, où s’étaient réfugiées des familles musulmanes errantes fuyant l’épédémie, la peste a fait 5000 victimes. Des familles juives à qui l’entrée fut interdite, moururent de misère dans les sables. Jackson rapporte les ravages du fléau dans le petit village de Diabet, voisin de Mogador qui, pendant plus d’un mois, alors que l’épédémie faisait rage en ville resta indemne, puis perdit dans la durée du mois suivant 100 habitants sur les 133 qu’il contenait, après quoi la maladie continua mais personne ne mourut « ceux qui furent infectés se rétablirent, quelques uns perdant l’usage d’un membre ou d’un œil. ».De nombreux cas semblables furent observés dans les villages dispersés dans toute l’étendue de la province de Haha. Certains qui comptaient 500 habitants n’en n’avaient plus que 7 ou 8. Un cas singulier de reviviscence de l’épedimie est celui d’un corps de troupe qui, au moment où à Mogador la mortalité était tombée à rien, arriva de Taroudant où la peste avait sévi puis diminuée. Au bout de trois jours de séjour à Mogador, ces troupes furent atteintes de la peste, qui, en un mois, en empota les 2/3, c’est à dre 100 hommes, alors que les citadins demeuraient indemnes, et bien que ces troupes n’eussent pas été confinées dans un quartier spécial mais logés pour la plupart chez l’habitant. On remarqua d’ailleurs que lorsque les familles s’étaient retirées à la campagne pour éviter l’infection, et une fois celle-ci terminée, selon toute apparence étaient retournés à la ville, elles furent généralement atteintes par le fléau et moururent. ».En 1799, le vice-consul de France, à Essaouira, Auguste Broussonet était en poste aussi comme médecin.Le docteur Thévenin est arrivé à Mogador en 1862 à l’époque où plusieurs épidémies sévissaient au Maroc : l’épidémie de la peste qui exista surtout à la fin du XVIIIe siècle, l’épidémie de choléra en 1868, l’épidémie de typhus et de variole en 1878 et 1879. Il s’était investi totalement dans la lutte contre le choléra. Il créa un centre d’isolement, le « lazaret » sur l’île d’Essaouira pour la mise en quarantaine des malades contagieux.
Le lazaret de la petite île
Le lazaret de la grande île
L'arrivée en 1913, du Dr.Charles Bouveret constitue un tournant pour la santé public à Mogador : durant le Protectorat, il allait devenir le patron du fameux hôpital de Derb El Laâlouj où étaient soignés les habitants de la ville et de sa région.
La consultation quotidienne du Docteur Henri Routhier à l’hôpital de Mogador.L’hôpital civil mixte de Derb Laâlouj, construit à l’emplacement de la maison du Caïd Abdallah ou Bihi et de maisons mitoyennes expropriées pour l’occasion,
Les docteurs Routhier et Bouveret.Dispensaire de Mogador.
Pour Lyautey le médecin autant que le soldat avait un rôle "pacificateur" :
« Si l’expansion coloniale n’est ni sans reproche ni sans tares, c’est l’action du médecin qui l’ennoblit et la justifie ». Ce qui revient à dire que la violence de la conquête, cachée sous le terme de « pacification », ne se justifie que si elle est un moyen pour assurer un progrès civilisateur accepté finalement par tous. Sans cet idéal, s’il n’est que simple rapport de forces, le Protectorat n’a aucun sens. Le docteur Gaud, à l’occasion de l’inauguration de l’Institut d’Hygiène du Maroc, rappelle ce que furent les principes de la politique sanitaire du général Lyautey : « Cette population hostile témoignait à l'étranger une méfiance difficile à vaincre. Aussi le premier rôle de nos médecins fut-il un rôle d'attirance, d'apprivoisement.J'ai eu le privilège de vivre cette époque où le médecin de colonne pansait, le lendemain du combat, les ennemis blessés qui, d'abord inquiets et fermés, se laissaient peu à peu vaincre par la confiance. Ce n'est pas sans émotion que je me souviens des longues tournées dans les régions dissidentes la veille, où avec une escorte bien faible, nous parcourions les tribus, donnant des consultations, distribuant des médicaments, vaccinant les enfants. Et au cours des longues soirées, assis au foyer de ces gens qui nous combattaient quelques jours auparavant, c'était notre joie de sentir s'atténuer l'hostilité, se dissiper la méfiance."
Le docteur Routhier lors d’un repas dans la campagne.
Le docteur Routhier raconte sa participation à la pacification des Idi Ou Tanan :
« - Docteur, êtes-vous prêt à partir dans deux jours pour Doumelt, vous savez, la kasbah du cheik Said Tigzirin ? Nous y rencontrerons, je crois, quelques-uns des fameux Ida-ou-Tanan qui font mine de vouloir entrer en conversation sérieuse avec nous. Venez, vous m'aiderez à dégeler des gens et à les persuader que nous n'avons pas de très mauvaises intentions à leur égard » J'acceptai avec plaisir l'offre du capitaine V… que me valait mon titre de médecin-chef du groupe sanitaire mobile de la région. C’est en ces termes que commence les récit du docteur Routhier concernant sa participation à ce u’on appelait alors l’entreprise de « pacification » du Protectorat. Chez les Ida Ou Tanan il rencontra le cheikh Saîd Tigzirin ( pluriel de Tagzirt, l’île . Il s’agit donc du nom « Des îles » - le français connaît ce nom sous la forme « Desiles ») Ce Tigzirin sera connu sous le Protectorat comme caïd à Tamanar( il était marié à une française et disposait d’une résidence à Essaouira, à souk Akka, non loin de celle de caïd M’barek des Neknafa à Derb Ahl Agadir . C’est à la complicité de ce dernier que les français ont obtenu la reddition du caïd Anflous qui était son rival et son propre cousin..
Le capitaine Rousselle au centre, le cheikh Tigzirin (celui qui ne porte pas une simple rezza) et les notables des Ida ou Tanan lors de la deuxième visite du capitaine (cette fois en uniforme). On constate que le groupe des négociateurs comportait 16 personnes(Archives familiales : Nine Routhier). cette photo,est accompagnée de ce commentaire manuscrit d’un parent d’Henri Routhier : « Le groupe des Ida ou Tanan venus pour la 2e fois chez le cheick Tigzirine rencontrer le Capitaine Rousselle en tenue cette fois et Henri pour fixer la date où ils doivent signer leur soumission à Marrakech chez le Général ».
Charles Bouveret, son épouse et son fils dans son appartement dela Casbahde Mogador (cette maison située dans l’actuelle rue Ibn Rochd, ex-Charles Bouveret, est devenue l’Hôtel des Remparts).
Il habitait donc dans cette "European Street" de Mogador ou "derb kotoul"
Le docteur Charles Bouveret décrit en ces termes, les effets du microclimat de Mogador sur la santé : « L’été 1920 a déjà amené à Mogador de nombreuses familles fuyant la chaleur, attirées par la fraîcheur de notre climat. Il est probable que l’influence serait considérable encore si l’industrie hôtelière offrait aux étrangers de passage le confort indispensable à la vie moderne. La réputation du climat de Mogador parmi les Européens vivant au Maroc n’est plus à faire. Tous connaissent la douceur exceptionnelle de température hivernale et la fraîcheur si agréable de ses étés.
À Mogador, le thermomètre ne s’élève qu’exceptionnellement de 8 heures du matin à 10 heures du soir au-dessus de plus de 28° et ne descend guère au-dessous de 14. Les observations de M. Beaumier, consul de France durant 14 ans dans cette ville, ainsi que celles de Von Maur, consul d’Allemagne, observateur non moins attentif, font foi à ce sujet.
L’hiver est caractérisé par des pluies abondantes, mais de courte durée, tombant sous forme d’averses et durant parfois six à huit jours. Elles se produisent sous l’influence des vents d’O. et S.-O. de la fin novembre au début d’avril. Il est très rare de voir la pluie pendant le reste de l’année.
Durant l’été, les vents alizés soufflent avec régularité et même parfois avec violence de 9 heures du matin à 7 heures du soir. Les soirées et les nuits sont généralement calmes, mais très fraîches. Le sirocco ne se fait sentir que de façon tout à fait exceptionnelle et durant peu de temps. Nous n’avons eu à le supporter que 4 fois en 8 années, et durant une demi-journée. Les caractéristiques de notre climat sont donc les suivantes :
1) Température exceptionnellement douce pendant l’hiver et fraîche durant l’été.
2) Vents alizés violents pendant la saison d’été.
3) Pression barométrique maxima à variations comme celles de la chaleur, les unes et les autres états solidaires.
4) Grande isolation parce que s’ajoutent aux rayons solaires directs, ceux qui sont réfléchis par la surface du sable et par celle de la mer. Une plage de sable magnifique est située à proximité de la ville.
5) Richesse de l’air en oxygène, surabondance d’ozone, présence dans l’air de substances minérales dues au « sel marin ».
6) Pureté atmosphérique.
7) État hygrométrique élevé.
De ces caractéristiques climatiques, il nous est possible de déduire leur effet sur l’organisme.
1° Effet excitant et tonique dû aux vents, à la luminosité intense, à la pureté de l’air, effet se traduisant par une augmentation notable des échanges respiratoires et des oxydations du taux de l’hémoglobine et des globules rouges du sang.
2° Effet antiseptique, attribuable à l’intensité de la lumière, en particulier aux rayons solaires chimiques, à la richesse de l’air en oxygène, à la surabondance d’ozone.
3° Effet congestif dû aux vents violents saturés d’émanations salines.
Indications et contre-indications
Indications
A) Rachitisme
« Pour le rachitisme, écrit Galot, plus encore peut-être que pour la tuberculose osseuse, le grand guérisseur c’est l’océan ». Dans cette affection, le séjour dans notre plage joint à une bonne alimentation et au repos vaudra mieux que tout autre traitement, le jeune âge étant évidemment considéré comme une condition indispensable au succès.
B) Lymphatisme
Les lymphatiques, surtout les enfants éprouveront une amélioration notable après un séjour dans un climat aussi excitant et tonique.
C) Tuberculose locale et prétuberculose.
Qu’il s’agisse de tuberculoses osseuses, ganglionnaires, cutanées, de scrofulo, de tuberculose, de prétuberculose, la vie sur notre plage, sera le traitement de choix.
D) Tous les déprimés
Les surmenés nerveux, les convalescents de maladies aiguës trouveront ici le stimulant nécessaire au rétablissement de leur santé. Dans ce rapide schéma, nous n’avons nullement songé à faire l’étude complète de cette question qui nécessiterait de longs développements, nous n’avons voulu qu’en esquisser le plan. Nous avons pensé être ainsi utile à notre Direction en lui donnant quelques indications qu’il lui serait possible de diffuser parmi les médecins du Maroc. Ceux-ci sont consultés souvent sur l’opportunité d’un « changement d’air ». Toutes ces familles surtout par ces temps de vie chère, ne pouvant se rendre en France, ils pourront également envisager la possibilité de créer, ici, un Centre de convalescence à l’exclusion des paludéens.
Contre-indications
A) Tuberculose pulmonaire
Les professeurs A. Robin et E. Sergent dont l’autorité fait foi en la matière, recommandent avant tout, dans cette affection qui tend à diminuer les échanges respiratoires et les oxydations organiques déjà exagérées.
Le premier effet de séjour sur notre plage étant de les augmenter, il en résulte que les bacillaires pulmonaires doivent être soigneusement écartés.
B) Les asthmatiques.
On leur déconseillera le séjour dans notre ville puisqu’ils doivent être mis à l’abri de toute cause de congestion et de refroidissement « choc ».
C) Les catarrheux.
Pour les mêmes raisons que précédents.
D) Les cardiopathies.
À la rigueur les cardiopathies valvulaires bien compensées ne seraient pas une contre-indication absolue, mais les cardiaques asystoliques ou préasystoliques doivent être écartés de même que toutes les cardiopathies artérielles, en raison des à-coups circulaires, des changements brusques de tension et de l’éréthisme cardiaque qui se produisent.
E) Les neurasthéniques.
Le séjour à Mogador aura en général une influence dynamogénique sur le système nerveux en raison de la stimulation même qu’il détermine, il ne saurait être conseillé qu’aux nerveux, affaissés, asthéniques, et formellement contre-indiqué aux neurasthéniques excités, qui s’en trouveraient fort mal. À écarter également toutes les neurasthénies séniles ou présénilités en raison des troubles circulatoires du cerveau auxquelles elles sont souvent associées.
F) les arthritiques et les rhumatisants.
En raison de l’humidité et du refroidissement possible.
G) les paludéens
Pendant la saison estivale qui aurait à souffrir des variations brusques de la température et de la fraîcheur des soirées et de la nuit ». .
Vue générale
Au fond à droite, le Chalet de la Plage entre remparts et vagues
Il y a des souvenirs qui marquent d’une manière indélébile, comme des fers à cheval ardent sur le pelage d’un chameau, du fait de leur forte charge émotionnelle et parce qu’ils sont liés à des évènements tragiques qui nous rappellent la fragilité de la vie et le tragique de la mort. Au tout début des années 1960, le bruit couru dans toute la ville que Joseph Hoisnard, le corpulent propriétaire du Chalet de la Plage, aurait écrasé sous les roues de sa grosse cylindrée, le crâne même du petit Biza, un copain de classe ! À la sortie des classes de l’Alliance Israélite, en pleine allée des araucarias ! Télescopage des évènements dans la mémoire : sans discontinuer, toute la ville s’est mise à bruire à nouveau de la disparition brutale du même corpulent propriétaire du Chalet de la Plage : il se serait ouvert une veine dans la cuisse en tentant de forcer l’entrée de son restaurant à coups de pieds vers trois heures du matin ! Sa disparition survenait ainsi prématurément à l’âge d’une cinquantaine d’année, alors que Bizat continue toujours d’officier à la pharmacie de la kasbah, avec une balafre qui rapelle toujours cet accident survenu à l’allée des araucarias que traversaient les autocars il y a déjà si longtemps de cela!...
Le Chalet du temps de "Babbaz"(le gros Hoisnard)
Dans une ville où la rumeur tenait lieu de journaux, tout le monde s'est ému en apprenant un jour que "Babaz"(le sobriquet qu'on donnait à Hoisnard et qui signifie "obèse"), ayant perdu le contrôle de sa fameuse machine, se serait précipité corps et âme dans le bassin du port: heureusement, qu'il savait nager et qu'il s'en est sorti cette fois ci indemne quoique mouillé jusqu'aux os! On a du faire appel à une vieille grue pour repêcher sa vieille moto du milieux des flots. ....
Juste à côté de la porte de la marine, il y avait en effet une grue aujourd’hui disparue qui servait à remettre à flot les barcasses. C’est du haut de cette grue qu’Ali Warsas serait tombé en se brisant irrémédiablement une jambe. Depuis lors, il ne se déplaça plus que sur son âne au point de devenir l’objet d’un fameux couplet du Rzoun le chant disparu de la ville. Le clan des Chebanate, le quartier Est de la ville chantait :
Qui est votre chef ô les Béni- Antar ?
Ali Warsas, toujours sur son âne suivi de son chien !
Ce à quoi le clan Ouest des Béni- Antar répond :
Et qui est votre chef, ô les Chebanate ?
Osman à la tête bossue et qui avait en guise de ceinture, une cordelette !
Ali Warsas qui avait émigré en Angleterre, en était revenu marié avec une Anglaise. À sa mort cette dernière l’avait enterré au cimetière chrétien de Bab Doukkala. Si bien qu’il est le seul musulman enterré parmi les chrétiens ! À l’époque, l’Eglise anglicane était très active à Essaouira, au point que les juifs de la ville avaient organisé une manifestation au quartier des forgerons — manifestation immortalisée par une vieille photo en noir et blanc — pour exiger le départ du chef de l’Eglise anglicane accusé de vouloir convertir les juifs au protestantisme.
Du temps de "Babbaz", le Chalet donnait directement sur la plage
Quand au retour d’une partie de foot – les équipes s’affrontaient par quartiers jusqu’à ne plus distinguer le ballon ni les silhouettes furtives dans la nuit qui tombe sur la plage – nos narines se dilataient en humant l’odeur d’algues et de fruits de mer qui émanait des mets raffinés du Chalet de la Plage. On enviait les privilégiés qui étaient les hôtes du gros bonhomme circulant toujours sur sa grosse cylindrée, comme s’il aurait perdu l’usage de ses jambes!. Le seuil infranchissable de son prestigieux restaurant est ce qui distinguait la communauté européenne de la population musulmane…D’après une note qui lui est consacré, il semble que sa cuisine à la française était internationalement reconnue :
Le parapet ceinturait la ville en fer à cheval d'un seul tenant depuis le port jusqu'à la séguia de l'oued ksob à la sortie d'Agadir
L'Aconage,établissement douanier qui se transformait parfois en salle de bal-photo de 1910
Lorsque hôtel Beaux Rivage qui surplombe café de France s'appelait ROUSSILLON
Hoisnard dit "Babbaz"(le gros)sur sa moto dans les années 1950
Mogador (Maroc)-place du Chayla- 15/12/20
Sous le protectorat la place centrale de la kasbah portait le nom de "du Chayla", le navire de guerre français qui a bombardé Casablanca en 1907 et qui a pris Essaouira en 1913.Café de France allait devenir le lieu où se déroulaient les bals dansés du réveillon, où se retrouvait la jeunesse européenne et juive occidentalisée pour partager des libations interdites en principe aux musulmans. Ce qui n'empêchait pas ces derniers d'être de fougeux amateurs de "Ma hya"(eau de vie), en particulier celle qu'on appelait "arche de Noé" émanant du dépot de vin du Mellah. À force de boire de cette "arche de Noé," pour faire face au froid glacial du Gulf stream et des vents alizés, les marins étaient toujours ivres en montant à bord!
Magasin Brami : Nouveautés Bonneterie
Non loin de Café de France, se trouvait la bonneterie des Brami : le magasin huppé par excellence où s'habillaient tous les enfants de Mogador, le jour des fêtes! Brami est le père de katya, auteur de "Mogador, parfum d'enfance", et le beau père d'André Azoulay, qui reviendra au début des années 1990 à "Essaouira-Mogador", sa ville natale, en tant que conseiller royal d'abord sous Hassan II et maintenant sous Mohamed VI.
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L'oued ksob et les îles purpuraires
Jour de pluie à l'embouchure de l'oued ksob
Le mercredi 3 mars 2010
6h.Je quitte très tôt la ville alors qu'il fait encore sombre. La ville est entièrement inondée par les pluies déluviennes d'hier soir. J'ai du faire un long détour pour éviter les vastes marres qui relient maintenant le front de mer à l'ancienne lagune : entourant la ville de toute part, les eaux transforment la ville en un véritable îlot, ce qu'elle fut d'ailleurs à l'origine. J'ai du donc faire un long détour pour rejoindre la baie : le fameux « taghart » de notre enfance est entièrement jonché de branchages rejetés par la mer la nuit précédente. Entre de lourds nuages, la lune me fait signe. La rivière doit être en crue. Je dois y aller pour prendre quelques images au levé du jour.
Au niveau de l'embouchure de l'oued ksob, une très violente pluie me fouette au visage. Les fines gouttelettes d'eau me font l'effet d'une tempête de sable. Un vent violent les porte d'Ouest en Est semble les arracher de la surface de la rivière en crue. Je me réfugie au milieu des dunes recouvertes de genêts : impossible de rejoindre en ligne droite le pont de Diabet qui semble pourtant si proche à vol d'oiseau. : des étangs emplissent la cuvettes, noyant le champs de genêts et de joncs noircis, brûlés, desséchés par le soleil brûlant de la saison d'été précédente. Cela me rappelle les virées de notre enfance lorsque sous des pluies battantes nous récoltions des escargots dans ces mêmes parages...Dans notre enfance et notre adolescence, après le vieux pont éfondré , on passait par l'allée ombragée d'eucaliptus où nous récoltions les escargots sous la pluie battante, juste en face de Diabet, là même où j'avais écrit un poème étrange et beau, inspiré du Lac de Lamartine! Puis nous traversions sous l'autre pont rose de Tangaro, avant de rejoindre à une encablure delà les fameux " trois palmiers", notre paradis secrêt, le lieu de nos pique-nique. Je ne sais pas pourquoi, à des années lumières de cette période heureuse de ma vie, je me suis retrouvé là en rêve, en présence de mes amis d'enfance et d'adolescence, pourtant disparus de ma vie depuis fort longtemps
Du nouveau pont de Diabet ; je découvre une image incroyable de l'île vue de l'embouchure.
Le Ksob coule au pied du vieux village de Diabet sous la pluie
Le nouveau pont est en plein traveaux pour relier la ville au nouveau golf : il est édifié en lieu et place du pont de Diabet qui s'est éfondré lors d'une violente crue du début des années 1920
Le soir de cette même journée , je prends ces deux dernères images du coeur de la ville
La ville semblait flotter dans l’air, nager dans l’eau.
Sous le pont de Diabet, d'après Roman Lazarev
De tout ce parcourt on n'allait guère plus loin que "les trois palmiers": au sud de la baie d'Essaouira on remontait l'amont de l'oued en passant par le chateau ensablé au milieu des tamaris(Dar Sultan el Mahdouma : le chateau en ruine du sultan), . Puis on allait s'amuser au Kow-boy sous le vieux pont de Diabet qui,à peine édifié en 1926 qu'il fut emporté une année plus tard par les innondations impétueuses de l'oued:.le lendemain on retrouva l'architecte Français qui l'avait édifié suspendu sous le pont, une corde au cou! Il s'était donné la mort parce qu'il n'avait pas supporté que son oeuvre s'effondra si rapidement! Pourtant son bon vieux pont fut le décor de nos plus beaux souvenirs.....
Les Trois Palmiers et les dunes de sable
palais ensablé au sud de la baie avant le reboisement du début du Protectorat.Le vent et le sable ont ruiné "Dar sultan": Faute de bois protecteur ses tuiles et ses arcades ont vite fait de s'éeffriter au grè des tempêtes de sable..
Autour de la ville, il n'y avait que du sable et du vent comme a pu le constater en 1804, un aventurier espagnole qui se faisait passer pour un turc au nom d'Ali Bey Al Abbassi :«… Le sable est d’une finesse tellement subtile, qu’il forme sur le terrain des vagues entièrement semblables à celles de la mer. Ces vagues sont si considérables qu’en peu d’heures, une colline de 20 ou 30 pieds de hauteur peut être transportée d’un endroit à l’autre. C’est une chose qui me paraissait incroyable, et à laquelle je n’ai pu ajouter foi que lorsque j’en ai été le témoin… ». Il fallait des matinées entières pour déblayer les portes de la ville du sable déposé durant la nuit pour pouvoir donner accès aux commerçants venus d‘un peu partout. Dans les années 1914, la situation décrite par les chroniqueurs de l’époque est alarmante. Rien ne paraît arrêter la progression de ce sable en mouvement continu et l’accès à la ville est devenu pratiquement impossible. La fixation des dunes et le reboisement ont commencé en 1918.
Encore de nos jour, on procède régulièrement à la fixation des dunes par des plantations de genêts transportées à dos de chameaux : L'indispensable reboisement pour fixer les dunes de sable..
Les dunes de sable menaçaient d'envahir la ville à chaque tempête.Il fallait attendre le début du XXème siècle pour voire fixer ces dunes par des plantations de genêt (connu sous le nom vernaculaire de "Rtem"), de mimosas et de tamaris...et de jeter par dessus l'oued ksob le pont rose de Tangaro qui permit enfin d'éviter l'isolements que connaissait la ville à chaque crue hivernale .
La ville était entourée de partout de dunes de sable
En ce Sud – Ouest marocain , l’oued Noun est un terrain de pâturage particulièrement favorable aux chameaux. La légende prétend que son nom primitif était l’oued Nouq(la rivière des chamelles). L’introduction du chameau au Sahara fut un évènement majeur pour la survie de l’homme dans un milieu hostile. Sans les troupeaux, l’homme ne peut se maintenir au Sahara. Le dromadaire y joue le premier rôle. La grande histoire désertique commence avec lui. Le dromadaire a donné à l’homme la faculté d’exploiter des végétations sur des étendues de plus en plus vastes et variées.
O troupeau de chameaux sans guide ni bride !
Presses le pas vers la bien aimée
Suit le zéphire qui souffle d’Est en Ouest
Va au devant des brumes maritimes
Et de leurs drus pâturages !
L'architecte Marie, maître d'ouvrage du pont de Diabet dans sa résidence à "Aïn Lahjar"(la source de pierre): pour défendre son honneur il s'était pendu sous le pont qu'il a édifié le lendemain de son écroulement lors de la crue du 21 nov. 1927 .L'architecte Marie était le maître d'oeuvre des bâtiments importants de la ville : l'horloge inauguré par Lyautey en personne, le pont de Diabet, la poste, la C.T.M
La poste édifiée par l'architecte Marie , digne continuateur de l'oeuvre de Théodore Cornut qui établi le plan de la ville.
Construction de la C.T.M. à Mogador par Marie
Les ouvriers employés étaient uniquement des femmes qui seraient payées par leur alimentation quotidienne en raison de la famine. En haut à gauche, Marie avec un chapeau supervise les travaux.
Et il est bien évidamment l'auteur de l'emblèmatique horloge des deux kasbahs....
Vue de l'oued ksob et de la ville depuis Tangaro, avec le pont de Diabet enjambant l'oued
Après la destruction du pont de Diabet en 1927,"un pont rose" fut construit près du lieu dit "Tangaro"
L'auberge Tangaro au sud de Mogador
Le matin du vendredi 15 Rabiî II 1272, correspondant au 4 Janvier 1856, le ciel s'était couvert d'épais nuages noirs. Une violente tempête accompagnée d'averses s'était abattue sur la ville. La mer déchaînée, avait causé la perte du navire "le Prophète" chargé de marchandises appartenant au négociant Ahmed Bouhlal el Fassi. Le jour suivant, l'oued ksob était entré à son tour en crue. La mer devenue plus violente causa la perte de cinq autres bateaux appartenant aux négociants : Ratto dit Pepe ou Bibi, consul du Brésil à Mogador, l'anglais Akrich, les israeliens Corcos le Marrakchi et Naftali, enfin Ben Mchich.
Les trois palmiers : The Palm Tree Hotel - Mogador
Pépé Ratto avait en effet entamé la construction de l’hôtellerie des « trois palmiers » vers 1890. Elle fut connue de tous les touristes qui faisaient escale à Essaouira. A la suite du siège de la colonne Massoutier à Dar ElCadi dans la localité de Smimou par les troupes du caïd Anflous et Guellouli ,les colonnes Ruef et Bellanger occupèrent successivement l’hôtellerie du 27 décembre 1912 jusqu’au matin du 20 janvier 1913, date du départ de la colonne du Général Brulard de Mogador pour délivrer les soldats français et châtier les caïds qui avaient participer au siège. L’utilisation par les français de cette hôtellerie comme fort militaire, fut interprétée par les habitants comme la collaboration de Pépé Ratto avec les troupes d’occupation. Devant la gravité de la situation, le propriétaire des lieux dut évacuer l’hôtellerie le 18 décembre 1913 pour retourner à Mogador. C’était ainsi que la Palméra ferma ses portes, et tomba dans l’oubli après avoir connu pendant plusieurs années, une grande renommée dans les annales de la presse européenne. Profondément déprimé, Pépé Ratto décéda en 1917 à Essaouira, la ville qui l’avait vu naître, grandir et s’épanouir.
Parente de ce Ratto, cité plus haut, Michèle Gaudon m’écrit maintenant depuis Toulouse : "Je suis très attachée à Mogador, ville qui a accueilli ma famille dès 1845 - Elle venait d'Andalousie pour certains, et de Gênes pour d'autres;Ma famille maternelle : RATTO - DAMONTE et BENITEZ et moi y compris, y avons vécu de 1845 à 1959. Mogador est dans notre cœur depuis toujours.Je suis, de loin, son évolution.son devenir...Les Souiris sont chers à mon cœur - tous, sans exception.J'ai connu l'époque où juifs, arabes et chrétiens s'entendaient -MM Desjacques et Koeberlé étaient mes professeurs... et j'étais là lors de leur découverte sur Juba II. Nostalgie.Cordialement."
Landing Passengers - Mogador
Jadis , les touristes anglais débarquaient à Mogador puis se rendaient au sanatorium à dix kilomètres au sud d'Essaouira avant de poursuivre leur chemince vers Marrakech comme a pu en témoigner Eugène Aubin au mois de novembre 1902 : "Un Gibraltarien, très en avance sur son temps, a établi un sanatorium à dix kilomètres de la ville, sur un plateau rocheux recouvert de buissons, de genêts, de lentisques et d'arganiers qui s'étend entre la mer et les premiers contreforts de l'Atlas.Afin de se rendre à Palm Tree House, on quitte Mogador par la route du Sous pour suivre la longue plage circulaire qui entoure la rade et forme la promenade favorite des habitants. Une fois l'oued kseb passé à gué la piste longe le petit village de Diabet, tout enclos de murs qui s'élèvent sur de hautes dunes de sable pour trouver une ligne droite tracée à travers les genêts et conduisant directement au sanatorium.C'est une maison rouge sans étage, installée avec un confort précieux dans ces solitudes; les malades n'y viennent point encore mais elle reçoit de temps à autre, quelques hôtes anglais, en route pour visiter Marrakech ou en quête d'un bon terrain de chasse.Ceux qui recherchent ce sport sont servis à souhait, le plateau abonde en perdrix, lièvres, sangliers et porcs-épics."
Une piste romaine reliait Tangaro sur les hauteurs Sud de Diabet à « Karkora » au bord de lamer via une magnifique forêt de thuya, de mimosa grouillant de perdrix, de lièvres et de sangliers : aujourd'hui toute cette faune et toute cette flore a disparu sous le green du nouveau golfe qui occupe une superficie supérieure en hectares à celle de la ville. Cet immense espace aujourd'hui entièrement grillagé et interdit d'accès , était sauvage et servait depuis le XVIème siècle comme pâquis où venaient brouter librement les troupeaux de Diabet et où les gens de la ville organisaient leurs « Nzaha » (pique - nique rituel) à l'ombre des ruine de Dar Sultan ensablée. Les marins de Diabet, avec leurs filets de pêche pour rejoindre le front de mer empruntaient jusqu'à une période récente cette lumineuse et sauvage piste blanche disparue sous le green. Cette ancienne piste romaine aboutissait à « Karkora », là où sont établies, sur le récif, les huttes des récolteurs d'algues. Cette piste blanche, disparue sous le green, reliait jadis l'antique puits de TANGARO aux digues de KARKORA , ces bassins de pierres dont se servaient jadis les Romains pour y piéger les poissons quand lamer se retire à marrée basse. C'est une technique qui est encore utilisée de nos jours, là où il y a de fortes marées : en se retirant , la mer laisse derrière elle les poissons, qui sont ainsi pris au piège par ces anciens bassins de pierres, dénommés ici « KARKORA », le féminin de « KARKOR », le tas de pierres sacrées en langage vernaculaire.
Cet immense site des îles purpuraires abritait en effet deux fabriques romaines : l'une sur la plage de l'île au niveau du tertre produisait la pourpre à base du gland du Murex, coquillage auquel les romains donnaient le nom de Purpura Haemastom (d'où le nom des îles purpuraires que portait Mogador de Juba II). La seconde fabrique est celle du garum. Elle était située sur le continent à l'emplacement actuel du lieu - dit « KARKORA », des récolteurs d'algues, soit à mis - chemin entre la Tour de Feu Phénicienne ;le « Borj El Baroud » des Saâdiens et Cap Sim.
L'éolienne de Tangaro
Le garum est une sauce de poisson - pourri , dont les romains étaient friands, qui était concocté à la manière du Nyak -Nyam Vietnamien. Une fois pris au piège au bassin de pierre de KARKORA, les romains transportaient ce poisson à dos de mulets et de chameau,à travers la piste blanche disparue sous le green, jusqu'aux hauteurs de Diabet où se trouvait le puits de « Tan - garum », devenu plus tard « TANGARO » où se situe l'auberge du même nom. Les romains puisaient là, l'eau douce dont ils avaient besoin pour se désaltérer et pour fabriquer le garum.Or en berbère le puits se dit « Tanout » : Imin - Tanout signifie la margelle du puits chez les sédentaires Masmoda dont font partie les Haha au Sud d'Essaouira et « Anou Ou Kchod » qui a donné Nouakchott, l'actuelle capital de Mauritanie, signifie le « puits du bois » en langue Sanhaja,
les premiers nomades berbères du Sahara. Le toponyme de « TANGARO » dérive donc d'un mot composé du nom du puits en berbère Haha « Tan » et du poisson - pourri romain « Garum » ; ce qui donnera plus tard le toponyme de « TANGARO », lieu - dit situé à l'emplacement de l'auberge du même nom où trône d'ailleurs au milieu des cactus et autres genêt, une vieille éolienne dont les pales métalliques bruissent perpétuellement sous la fureur des vents alizés.
DEUXIEME PARTIE
LES ÎLES
PURPURAIRES
Goéland cendré et faucon d'Eléonore
Le citoyen Broussonet est le premier vice-consul français à Mogador Ce fut seulement en 1798, qu’il partit de Montpellier pour rejoindre son poste à Mogador : « je serais au comble de mes vœux , écrit-il si je pouvais être envoyé à Mogador ; c’est le lieu de passage des oiseaux qui viennent d’Europe, et la quantité de volaille qu’on y trouve est réellement prodigieuse. »En y arrivant il découvre « d’immenses argans, dont on recueillait alors les fruits » ainsi que le thuia, dont on tire la résine de sardanaque ; « le thuia sandaraque ; le gommier, arbre important du genre de mimosa, dont on tire une gomme qui est un des objets du commerce du pays, que les arabes emploient en onguent dans les maladies cutanées ; un stapélia, leur sert d’aliment et grand nombre d’autres végétaux rares et inconnus. »
Autour de l’île, les eaux sont si poissonneuses qu’on y pêche avec les algues, par nuit sombre, comme au clair de lune. Sans cesse un vent impitoyable balaie tout sur son passage. Quand souffle le vent du nord, il faut pêcher sur l’îlot de « firaoune », mais quand souffle le vent du Sud, il faut aller jusqu’à la grande île. Les goélands y forment une véritable voie lactée aux milliers d’ailes qui vibrent avec douceur, comme des prières bercées par les vagues.
Le faucon Eléonore niche ici du mois d’avril au mois d’octobre, loin des bruits et des fauves, au sommet des montagnes...L’hiver, les étourneaux , ces oiseaux solaires qu’on appelle zerzour, forment un immense « boa volant », qui orne le ciel et se confond avec lui. Calligraphie céleste, noria tournoyante au crépuscule. Ces oiseaux sont les gardiens de l’île, ou peut être la réincarnation des âmes qui la hantent encore.
A Essaouira, à l’embouchure de l’oued ksob et sur les parois des îles pupuraires Afalkay, le faucon d’Éléonore vient nicher du mois d’avril au mois d’octobre;On trouve des faucons sauvages dans les Doukkala mais c’est surtout en allant vers le Sud, à partir de Safi qu’on les trouve en abondance. Déjà, il y a cinq siècles, Diégo de Torres signalait les monts clairs, c'est-à-dire le Haut Atlas comme un pays où on trouvait des faucons réputés.
Les Doukkala distinguent deux espèces de faucons : le Bahri et le Nabli. Quand ils ont jeunes, ils se ressemblent tous les deux. Le Nabli devient plus grand et plus beau. Ses yeux sont grands et noirs et sa poitrine devient avec l’âge toute tigrée. Le Bahri chasse de la Ânsra, le 24 juin, jusqu’à mars. Et le Nabli d’octobre à la Ânsra. Le reste du temps, on les tient à l’attache. Aucun d’eux ne chasse la grosse outarde, ou l’Ahbara.
La chasse est un sport à l’honneur chez les Doukkala. Ils ont poussé assez loin, l’art de dresser les oiseaux, et c’est chez les Doukkala que se trouvent les plus célèbres fauconniers du Maroc. « la chasse au faucon rajeunit » disent les adeptes, en raison du plaisir intense qu’elle donne. En même temps qu’elle pousse au maximum toutes les facultés locomotives. Les fauconniers , ou Biaza au Maroc, forment une sorte de corporation placée sous le patronage de Sidi Ali Ben Qacem. Ce saint homme vivait à Marrakech où il mourut. Son sanctuaire se trouve actuellement derrière laKoutoubia. Les fauconniers qui prétendent aujourd’hui descendre du saint s’appellent , en son souvenir, Qouacem.
A l’époque de la domination portugaise les faucons figuraient au nombre des redevances féodales des petites villes berbères comme Agouz. De même lorsque les espagnoles traitaient avec les rois de Tlemcen ; ils obligeaient ceux – ci à leur livrer annuellement un nombre déterminé de ces oiseaux.Cette descendance maraboutique des fauconniers, leur organisation en une corporation d’ailleurs aristocratique et religieuse, peuvent sans doute être considéré comme des vestiges d’une époque antique à laquelle le faucon avait un caractère sacré.
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Sculpture des vagues et du vent
Depuis la haute antiquité le site est fréquenté, d'abord par les Phéniciens comme en témoigne la bétyle dressée au ciel qu'on a découvert sur l'île, ensuite par les Romains dont on a retrouvé, toujours sur l'île, entre autre les vestiges d'une villa, d'une mosaïque représentant un paon et d'une pièce de monnaie à l'effigie de Juba II. Et il y a encore peu de temps de cela, des marins ont remonté dans leurs filet deux amphores romaines entièrement intactes, recouvertes seulement de coquillages et d'algues. Et non loin des récifs de la Scala de la mer, où les anciens entrepôts de canons et de poudre sont actuellement occupés par les ateliers des marqueteurs, d'autres marins ont de leur barque entrevue au fond de l'eau, par temps calme et eau transparente, ce qui ressemble à une autre mosaïque romaine que celle déjà répertoriée sur l'île.
Tête romaine découverte en novembre 2006 à proximité d’Essaouira
Bronze représentant Juba II trouvé à Volubilis.
Analysant cette découverte, Jean François Clément écrit :Provisoirement, nous pouvons conclure que la principale arrivée d’eau du canal d’adduction des maisons qui bordaient la plage d’Essaouira avait reçu du roi de Maurétanie, au cours du siècle qui précède notre ère ou du premier siècle de notre ère, un décor de marbre, donc un objet d’un très grand luxe. Le matériau et le modèle sont grecs. Il est possible que cet objet soit contemporain du roi hellénisé Juba II plutôt que de son père. Il pourrait aussi appartenir à l’époque de son fils Ptolémée. L’absence de ruban diadémé indique qu’on n’est pas en présence d’une figure royale. La bouche ouverte et l’absence de lèvres font donc plutôt penser à un Faune ornant une fontaine. Mais ce ne sont là que des hypothèses très provisoires que l’analyse chimique et physique de l’objet en question peut modifier.
Le site d’Essaouira est habité depuis plus de vingt-cinq siècles. On trouve cette ville mentionnée sur la carte de Ptolémée, sans doute, sous le nom de Thamusiga (ou des îles de Cerné). Elle est située entre le cap Hercule et le cap Oussadion (sans doute en tachelhit d’aujourd’hui, cap U-Assiden ou des autruches). Ce terme de Thamusiga est un mot qui représente sans doute tama n-ousiga, c’est-à-dire « à côté du canal ». Cela peut signifier soit le canal qui, dans la mer, sépare la côte des deux îles, îles appelées tantôt Cerné, tantôt ïles puerpéraires, plus tard, île de Pharaon.
On peut signaler que ce « canal » pouvait facilement être traversé à pied jusqu’au début du XXe siècle, le chemin ayant même été relevé par des marins puisqu’il figure sur une carte. On peut donc penser qu’il y eut, comme au XIXe siècle, un canal liant l’oued Qçob à la zone où se trouvaient les anciennes villas des industriels et commerçants qui se trouvaient le long du rivage deux à trois mètres plus bas que le sol actuel recouvert depuis le XVIe siècle par des sables.
Le passage permettant de rejoindre à pied l’île de Mogador.
On n’a jamais retrouvé le site de cette ville antique. Les pêcheurs disent qu’il y a des mosaïques sous l’eau dans la baie, mais aucune recherche systématique n’a été faite. On peut imaginer que la ville était une agglomération tout en longueur située tout au long de la baie le long d’un canal d’amenée d’eau douce, ce qui expliquerait le nom de la ville, « celle qui est située le long du canal ». On pourrait peut-être même rapprocher les termes ancien de siga et moderne de seguia.
Rivages de pourpre
Coquillages par Roman Lazarev
Sur la plage de Safi, à deux kilomètres au nord d’Essaouira, les explorateurs ont découvert des amoncellements considérables de coquillages de Murex et de Purpura Haemastoma – le vent ne cesse d’en découvrir pour les recouvrir ensuite lorsqu’il remodèle les dunes –, confirmant que c’est bien ici que se situaient les îles purpuraires, où Juba II avait établi au 1ersiècle av. J.C. ses fabriques de pourpre.
D’après Pline, Juba II organisa une expédition sur l’archipel des Canaries à partir des îles purpuraires : « L’expédition organisée par le roi Juba II partit des îles purpuraires, c'est-à-dire de Mogador, et suivit une route qui atteste une réelle connaissance des courants et du régime du vent dans cette partie de l’océan : « les îles fortunées, écrit Pline d’après Juba, sont situées au midi un peu vers l’ouest des Purpurariae... »
A propos de cette carte de Ptolémée trouvée en Égypte à la fin du XIXe siècle, Jean François Clément m'écrit: "J'ai mis le nom d'Essaouira en face de Tamousiga (en grec pour transcrire tama-n-siga, à côté de la rigole d'alimentation en eau, à côté du canal en provenance de l'Oued Qçob qui alimentait les villas présentes en bord de côte, là où le passage vers l'île pouvait se faire à pied et là où vivaient les industriels faisant exploiter sur l'île par leurs ouvriers la pourpre) ."
Libya interior sur la carte de Ptilémée
Si l’on voulait aller de Mogador aux Canaries en droite ligne, on était pris dans un courant qui portait du large vers l’Est, donc vers la côte. Il valait mieux s’y soustraire, ce qu’on faisait en se dirigeant vers l’Ouest, une fois cet espace traversé les navires se trouvaient dans la zone des forts courants du Nord au Sud, produits par les vents alizés, certains de dériver assez sensiblement au Sud pour atteindre les Canaries. Le long du continent les vaisseaux de Juba II, ne semblaient guère avoir dépasser Mogador. La carte qu’Agrippa fit dresser à l’époque de Juba, n’indiquait pas de ports après portus Rhysadments, qui pourrait devoir être identifié à Mogador...Au second siècle de notre ère, les renseignements précis de Ptolémée s’arrêtent également à la région de Mogador. Dans son « libyca », l’ouvrage que JubaII consacre au pays natal, où il faisait usage du Périple d’Hannon...C’est sans doute dans ce traité qu’il mensionnait les teintureries crées par son ordre aux îles purpuraires. »
La pourpre était extraite de la glande du Murex. C’est une glande grosse comme le bout du petit doigt, un peu jaune soufre, jaune pâle, qui produit la pourpre. Exposée au soleil, elle devient d’abord verdâtre avant de virer au bleu, puis au violet et enfin au pourpre.
Le Murex était recueilli à l’aide de nasses à une trentaine de mètres de profondeur, sur les fonds rocheux où ces molusques se fixent par leur pied ventral. Selon Pline l’Ancien, la pêche du coquillage purpura se pratiquait uniquement à ces deux périodes de l’année, « celle qui suit le lever de la canicule ou celle qui précède les saisons printannières. »
C’est le long de la côte que les brouillards fréquents et les influences marines rendent le pâturage relativement abandon. Nous sommes à hauteur de l’île fortunée la plus importante des îles Canaries que certains archéologues identifient à la mythique île de Cerné. Cette île de Cerné située au large du Sahara occidental entre le cap Juby (Tafaya) et le cap Bojador. Sur ces rivages, la présence de monceaux de coquilles de purpura haemastoma et de murex, répondant à ceux des environs de Mogador nous apportent la preuve d’une industrie très active sur toute la côte marocaine évoquée par les auteurs anciens lorsqu’ils citent « la pourpre Gétule ». On sait combien les romains recherchaient le précieux coquillage qui sécrète la pourpre et quelle teinture renommée ils fabriquaient avec ce produit. Les textes de l’époque romaine mentionnent des pêcheries et des ateliers sur divers points du littoral marocain, vraisemblablement sur l’île de Mogador et à l’embouchure de « la rivière dorée » (Oued Edahab). Horace et Ovide vantaient les vêtements somptueux teints de pourpre Gétule. On appelait « Gétules » les populations berbères nomades qui vivaient au sud des provinces romaines d’Afrique. On peut donc admettre que la pourpre Gétule provenait de la côte atlantique du Maroc. Cette teinture dont les nuances allaient du rouge au violet et au bleu verdâtre dont on imprégnait les étoffes de laine et de soie était si estimée . Pomponius Mela nous dit à ce propos : « Les rivages que parcourent les Négrites et les Gétules ne sont pas complètement stériles ; ils produisent le purpura et le murex qui donnent une teinte d’excellente qualité et célèbre partout où on pratique l’industrie de teinturerie »
Le trafique transsaharien entre Gétules, les berbères du Maroc dont nous parlent les auteurs antiques et les Ethiopiens de Bilad Soudan remonte certes à l’antiquité mais il ne prit véritablement son essor qu’avec l’avènement de la conquête arabe du Maghreb au VIIIème siècle. Il connaîtra une poussée considérable sous les Almoravides et les Almohades. Il ne fait pas de doute que c’est la quête de l’or qui faisait traverser au marocains le Sahara pour rejoindre le pays des Noirs. Cette route qui menait au Sénégal au royaume de Shanghai passait à travers les Regraga , les Gzoula et les Sanhaja
En plein Sahara, bien au-delà du M'sied.
Peintures rupestres d'asgar filmées en 2005, pour"la musique dans la vie",
Peintures rupestres d'asgar
Les Berbères et les Noirs sont les premiers fondateurs d’oasis sahariens comme en témoignent les peintures rupestres découvertes récemment au-delà du Msied et du mont Tassoukt qui le surplombe. Le site préhistorique en question se situe sous un abri rocheux effondré qui surplombe l’ancien oued desséché d’Asgar. Sous le bloc effondré, l’abri principal du site recèle les peintures rupestres d’animaux de la grande faune africain . On distingue une antilope : c’est le mammifère saharien qui a le cuir le plus solide. Les Lamta se servaient jadis de la peau du mâle pour la fabrication des boucliers. Un peintre représentait des girafes. Il y a là aussi le mouflon, un bouquetin, une autruche, le plus grand oiseau africain. On peut admirer aussi la représentation d’un char à l'e(ncre rouge, représentation symbolique de la route des chars qui reliait le Maghreb à l’Afrique subsaharienne. Tout près de l’entrée de l’abri principal qui abrite les grandes arches, on a dessiné un petit éléphant brun. L’éléphant d’Afrique, le plus grand mammifère terrestre. L’éléphant fut certainement l’un des premiers animaux à occuper le Sahara dés l’établissement de conditions favorables. Il a peut-être été aussi, l’un des premiers à l’abandonner quand la tendance s’est inversée. Scène de la vie pastorale : la représentation d’un homme qui tient un arc à la main. Les animaux sauvages sont plus nombreux que les animaux domestiques. Ce sont les girafes qui apparaissent le plus souvent. Ainsi donc, le vaste désert qui est aujourd’hui le Sahara a connu il y a 8000 ans, un climat beaucoup plus propice au développement animal et à la présence anthropique. Les hommes qui vivaient à cette époque ont couvert de gravures et de peintures, les massifs rocheux depuis l’Atlas saharien jusqu’au Soudan.
C’est que le Sahara a été non pas un obstacle mais plutôt un lieu de brassage et de métissage, entre les sédentaires Masmouda, les nomades Sanhaja, et le Soudan (le pays des noires), bien avant l’arrivée des moulattamoune ,ces porteurs de lithâm (voile), ces arabes maâqil Hassan, qui furent le fer de lance des Almoravide, et qui partirent à la conquête de l’Andalousie musulmane depuis les ribât, ces couvents – forteresses, du bord du fleuve Sénégal.
La petite histoire d’une grande découverte
Jusqu’en 1950, on pensait que les Phéniciens et les Romains n’avaient peut-être pas dépassé le Nord du Maroc, alors que du côté de Luxus et Volubilis on avait les preuves évidentes de leur présence, il n’y avait rien de semblable au Sud jusqu’au jour où des enseignants, MM Desjacques et koeberlé allaient entreprendre des fouilles systématiques dans l’île de Mogador, qui prouvent que le monde antique allait en réalité beaucoup plus au sud que le fameux limes, plus exactement jusqu’à l’île de Mogador qu’on peut identifier à la mythique Cerné qu’évoque le périple d’Hannon .
G.Lapassade à Essaouira, 1993 (ph.de Luigi Di Cristo, archives de Martino)
En 1985, Georges Lapassade profite du passage dans la ville de Desjacque et de sa femme pour les interroger à ce sujet, et publie le résultat de cet entretien sous le titre : « la petite histoire d’une grande découverte » :
« En 1950 Desjacques et Koeberlé enseignants à Mogador, consacraient leurs loisirs à la recherche des silex taillés de l’époque préhistorique. Cette recherche les conduisit dans l’île d’Essaouira où ils trouvèrent dans le sable des fragments de poterie, des pièces de monnaie. Des fouilles plus systématiques furent entreprises aussitôt. En creusant assez profondément du côté de la plage de l’île, sur le « tertre » on a mis à jour une couche phénicienne, la plus profonde, et des couches plus récentes en particulier celle des Romains du temps de JubaII. La petite histoire de cette recherche nous était jusque là inconnue. Desjacques nous l’a racontée, la voici :
- Comme il était interdit, raconte Desjacques, de chasser sur le continent en période de fermeture, la société de chasse locale Saint Hubert élevait des lapins dans l’île. Les lapins avaient brouté l’herbe et mis à nu le sol. Par le vent qui emportait le sable, par érosion, les pièces antiques étaient visibles à la surface du sol.
Mais il fallait pour éclairer la première découverte faite dans l’île une référence que Desjacques et Koeberlé connaissaient bien : le court récit dit du « périple de Hannon », sauvé de la destruction de Carthage dit-on, par un copiste grec. Ce document décrit le parcourt du navigateur chargé de retrouver et fixer les étapes d’un parcours maritime. Le contenu du texte interprété donna à Desjacques et Koeberlé la conviction d’avoir mis à jour la preuve d’une étape phénicienne dans l’Atlantique peut être Cerné « où nous fondâmes une colonie » écrit l’auteur du périple d’Hannon. Ils organisèrent alors un petit Musée pour leurs élèves et pour la ville à la Sqala :
- C’était une pièce minuscule qui abritait tout ce que nous ramenions de l’île : les débris de vases, les pièces de monnaies. Raconte Desjacques.
Les pièces sont maintenant au Musée d’archéologie de Rabat. Desjacques et sa femme vont séjourner en vacances chez des amis qui habitent à Agadir :
- Nos amis, demeuraient près du rivage de l’Océan, raconte Odette Desjacques. Un jour de grandes marées, à l’heure où la mer était retirée loin de la côte, j’ai vu des femmes ramasser des coquillages dans les rochers. Elles cassaient les coquilles, les broyaient, les lavaient à l’eau de mer et conservaient dans de grands couffins, la partie comestible. Je me suis approchée d’elles, et j’ai remarqué alors que leurs mains étaient violettes. Or nous parlions souvent, à Mogador, avec mon mari et Koeberlé de la fameuse pourpre de Gétules pour laquelle les Romains avaient installé dans l’île des « fabriques ». On ne savait pas comment la teinture était fabriquée. Et voilà que ces femmes d’Agadir nous apportaient la solution de l’énigme ! Je me souviens que nous avons mis quelques coquillages brisés dans un tissu de coton blanc qui a toujours gardé la couleur...Il y avait, dans le coquillage, une glande jaune au moment où on la recueillait en cassant la coquille. Puis la couleur changeait au soleil et devenait verdâtre, puis violette, plus précisément « pourpre »....Nous avons apporté quelques coquillages vivants à Mogador, nous les avons déposé dans les rochers à la « plage de Safi » pour essayer de les faire reproduire. Mais le sable les a recouvert. Or sur cette même plage, nous avons trouvé des coquillages pour être précis, les purpurae haemastomae, vides avec un trou dans la coquille. C’est par cet article qu’on extrait la précieuse glande. On pourrait probablement en trouver encore aujourd’hui au même endroit. Nous en avons fait identifier, à Paris au Muséum, les résultats ont été probants."
Le site de l’île comme lieu de fouilles a été trouvé on l’a vu, par hasard alors qu’on y cherchait des silex taillés...D’après Pline, Juba II organisa une expédition sur l’archipel des Canaries à partir des îles purpuraires :
« L’expédition organisée par le roi Juba II partit des îles purpuraires, c'est-à-dire de Mogador, et suivit une route qui atteste une réelle connaissance des courants et du régime du vent dans cette partie de l’océan : « les îles fortunées, écrit Pline d’après Juba, sont situées au midi un peu vers l’ouest des Purpurariae... »
Si l’on voulait aller de Mogador aux Canaries en droite ligne, on était pris dans un courant qui portait du large vers l’Est, donc vers la côte. Il valait mieux s’y soustraire, ce qu’on faisait en se dirigeant vers l’Ouest, une fois cet espace traversé les navires se trouvaient dans la zone des forts courants du Nord au Sud, produits par les vents alizés, certains de dériver assez sensiblement au Sud pour atteindre les Canaries. Le long du continent les vaisseaux de Juba II, ne semblaient guère avoir dépasser Mogador. La carte qu’Agrippa fit dresser à l’époque de Juba, n’indiquait pas de ports après portus Rhysadments, qui pourrait devoir être identifié à Mogador...Au second siècle de notre ère, les renseignements précis de Ptolémée s’arrêtent également à la région de Mogador. Dans son « libyca », l’ouvrage que JubaII consacre au pays natal, où il faisait usage du Périple d’Hannon...C’est sans doute dans ce traité qu’il mensionnait les teintureries crées par son ordre aux îles purpuraires. »
Pour Vidal de la Blache, il ne fait pas de doute que nous avons à Mogador « le site où, d’après nous, Juba – après avoir entrepris des recherches dit Pline -, se décida à installer des ateliers de pourpre. »
Selon le texte de Pline l’ancien : « les renseignements sur les îles de la Mauritanie ne sont pas plus certains. On sait seulement qu’il y en a quelques unes en face des Autololes, découverte par Juba, qui y avait établi des fabriques de pourpre de Gétulie. »
La pourpre était extraite de la glande du Murex. C’est une glande grosse comme le bout du petit doigt, un peu jaune soufre, jaune pâle, qui produit la pourpre. Exposée au soleil, elle devient d’abord verdâtre avant de virer au bleu, puis au violet et enfin au pourpre.
Le Murex était recueilli à l’aide de nasses à une trentaine de mètres de profondeur, sur les fonds rocheux où ces molusques se fixent par leur pied ventral. Selon Pline l’Ancien, la pêche du coquillage purpura se pratiquait uniquement à ces deux périodes de l’année, « celle qui suit le lever de la canicule ou celle qui précède les saisons printannières. »
TROISIEME PARTIE
Le mouillage d’Amogdoul
La rade d'Essaouira est un port naturel pour les bateaux à voiles.Elle a toujours été un mouillage où hivernaient les bateaux ronds de l'Antiquité et du Moyen Âge. Non seulement les îles - en paticulier celle qui ferme la baie comme une baleine qui flotte, énorme sur la mer - la protégeaient de la houle, mais un banc de sable faisait obstacle aux courants marins , en reliant l'île principale à l'embouchure de l'oued ksob. Il est indiqué sur une ancienne carte que ce banc de sable " se couvrait et se recouvrait", ce qui laisse supposer qu'on pouvait rejoindre l'île à marée basse. Une tradition orale rapporte que les troupeaux de "Diabet" (le village des loups)allaient paître au milieu d'une nuée de piques-boeufs. Les marins y sacrifiaient taureaux noirs et coqs bleus à leur saint patron Sidi Mogdoul.
Les vestiges préhistoriques et antiques incitent à penser que la région est habitée depuis des millénaires. Sur l’île on a découvert un bétyle phénicien du nom de «Migdol ». C’est une grande pierre jadis dressée dans le ciel. Pourquoi ne pas imaginer un ancien lieu de culte, là où se trouve maintenant le sanctuaire de Sidi Mogdoul ? Ce toponyme a donné au moyen âge, « Amogdoul », transformé en « Mogador » qui est une très ancienne transcription portugaise, d’un vieux toponyme berbère, attesté dés le XIè siècle par le géographe El Bekri :
« Les navires mettent trois jours à se rendre des parages de Noul jusqu’à Ouadi Souss (la rivière Souss). Ensuite, ils font route vers Amogdoul, mouillage trés sûr, qui offre un bon hivernage et qui sert de port à toutes les provinces de Souss. De là, ils se dirigent vers ce qui est le port d’Aghmat... »
Au XIIIè siècle, un autre géographe, Ibn Saïd el Maghrabi, nous dit lui aussi que le mouillage d’Amogdoul se trouve en pays Haha : « Là se trouve une petite île séparée du fleuve d’un mille. C’est un mouillage d’hiver pour les navires. Comme Tinmel est connue dans tout le Maroc pour la qualité de son huile, le pays haha est connu pour son miel blanc, ses taureaux puissants et son arbre à l’huile parfumée. A l’Ouest du pays haha se trouvent les Regraga où l’on tisse des couvertures fines et soyeuses que portent les femmes de la ville. C’est un pays au contact de l’Océan où coule la rivière ourlée des beaux grenadiers de Chiachaoua... »
Le mouillage d’Amogdoul servait donc à l’exportation des produits agricoles du pays haha, fraction des Masmoda qui sont, d’après Ibn Khaldoun, « les habitants du deren », qui vivent au voisinage de la mer. « Deren » est une déformation du mot berbère « adrar » qui signifie montagne.Cette montagne, a un nom berbère qu’elle porte sans interruption depuis l’époque romaine. C’est l’adrarn’idraren, la montagne des montagnes. A moins que ce ne soit la montagne du tonnerre de « nder», gronder, rugir :
Mer, gronde encore plus fort pour faire peur aux trembleurs !
Voilier par Roman Lazarev
Une région qui dépend énormément des aléas climatiques, comme nous l’indique Andam Ou Adrar, le compositeur de la montagne, qui représente la conscience collective du monde berbère : « Le poète et la hotte sont semblables, peronne n’en veut s’il n’y a pas de pluie et donc de récolte. ».L’un des îlots qui entourent la grande île porte le nom de Taffa Ou Gharrabou(l’abri de la pirogue en berbère). L’embarcation berbère Agherrabou, se prêtait remarquablement à l’accostage des plages parmi les rouleaux. L’avant de la pirogue se termine par une longue pointe effilée (toukcht) qui donne aux formes de l’avant beaucoup d’élégance. Appuyé sur cette pointe et penché en avant, le pilote cherche à découvrir le frétillement des bandes de tasargal (sorte de bonite) qu’on encercle sur les plages avec les filets.L’Agherraboest le véritable bateau de pêche chleuh. Le mot est connu sous cette forme du cap Juby à Safi. Le mot a pu être rapporté au grec et au latin Carabus. L’emprunt est intéressant : le mot et la chose qu’il désigne existait avant l’arrivée des conquérants arabes
Il nous est impossible de fixer la date de l’installation des pêcheurs berbères à Mogador, mais tout porte à croire qu’elle est récente et postérieure à la création de la ville au XVIIIe siècle. Dans les années vingt, toutes les embarcations berbères de la région, entre Sidi Ifni et l’oued Tensift, étaient construites par un unique charpentier, le maâlam Ahmed ou Bihi El Aferni, dont le père était lui-même un charpentier réputé, il habitait chez les Aït Ameur, à vingt kilomètres au nord du cap Guir. Il se rendait dans les différents centres de pêche et construit en un mois son embarcation pour la somme de mille francs. Mais si la commande vient de très loin, de Sidi Ifni par exemple, et l’embarcation terminée, l’équipage, venu à pied en suivant la côte, l’emmène par mer. De Mogador est parti un curieux mouvement de colonisation berbère vers le nord. Le reis Mohamed Estemo, venu d’Agadir à Mogador, organisa progressivement la pêche berbère à Moulay Bouzerktoun, Sidi Abdellah El Battach, et Souira Qdima.
Les pêcheurs berbères de ces rivages invoquaient Sidi Ishaq, perché sur une falaise rocheuse abrupte qui surplombe une plage déserte où les reqqas échangeaient jadis le courrier d’Essaouira d’avec celui de Safi : « Lorsque les pêcheurs passent à travers les vagues, il leur arrive de l’appeler à leur secours, ils lui promettent d’immoler une victime et de visiter son sanctuaire. Sidi Ishâq avait un cheval blanc que son frère Sidi Bouzerktoun lui avait donné. Lorsque les Regraga se réunissent, ils vont à cheval visiter ce saint ; les marabouts – hommes et femmes assemblés – prient Dieu de délivrer le monde de ses maux. Lorsque les pêcheurs vont vers Sidi Ishâq, ils entrent dans son sanctuaire et après avoir fait leurs dévotions, il te prenne, ô huile de la lampe, et te la verse au milieu des flots pour les calmer. »
Se rendre au sanctuaire de Sidi Mogdoul, en quête de protection surnaturelle, avant de quitter la ville, était une pratique courante à tous ceux, voyageurs et marins, qui affrontaient les risques de noyade en haute mer, ou le voyageur, celui des coupeurs de route, qui infestaient les sillages des caravanes au pays de la Siba – par opposition au pays sous contrôle du Makhzen. Et jusqu’à une époque récente, avec procession, étendards et taureau noir en tête, les marins se rendaient à Sidi Mogdoul pour qu’il facilite leur entreprise, comme en témoigne cette vieille légende berbères :
Sidi Mogdoul, le saint patron de la ville
« Sidi Mogdoul fixe les limites de l’océan et en chasse les chrétiens. Il secourt quiconque l’invoque. Fût-il dans une chambre de fer aux fermetures d’acier, le saint peut le délivrer. Il délivre le prisonnier entre les mains des chrétiens et le pêcheur qui l’appelle au milieu des flots ; il secourt le voilier si on l’invoque, ô saint va au secours de celui qui t’appelle (fût-il) chrétien ou musulman. Sidi Mogdoul se tient debout près de celui qui l’appelle. Il chevauche un cheval blanc et voile son visage de rouge. Il secourt l’ami dans le danger, le prend et, sur son cheval, traverse les océans jusqu’à l’île. »
Le phare de Sidi Mogdoul
Et sur ces mêmes rivages, au Sud de cap Sim, les pêcheurs se rendaient en pèlerinage à Sidi Kawki où les berbères Haha procèdent à la première coupe de cheveux de leurs enfants : « s’ils sont surpris par la tempête, ou si le vent se lève alors qu’ils sont en mer, les marins se recommandent à lui. Avant de s’embarquer pour la pêche, ils fixent la part de Sidi Kawki, dont les vertus sont très renommées. On raconte qu’un individu y avait volé la nuit une bête de somme et bien qu’il eut marché tout le temps, quand le matin se leva, il se retrouva là où il l’avait prise. »
Ces seigneurs du port, ces saints protecteurs des rivages et des marins dont les coupoles, telle des vigies de mer, jalonnent les rivages, les marins leur rendent hommage à l’ouverture de chaque saison de pêche.
Le pont et le village de Diabet
Et jusqu’à une époque récente, avec procession, étendards et taureau noir en tête, les marins se rendaient à Sidi Mogdoul pour qu’il facilite leur entreprise, comme en témoigne cette vieille légende berbères :« Sidi Mogdoul fixe les limites de l’océan et en chasse les chrétiens. Il secourt quiconque l’invoque. Fût-il dans une chambre de fer aux fermetures d’acier, le saint peut le délivrer. Il délivre le prisonnier entre les mains des chrétiens et le pêcheur qui l’appelle au milieu des flots ; il secourt le voilier si on l’invoque, ô saint va au secours de celui qui t’appelle (fût-il) chrétien ou musulman. SidiMogdoul se tient debout près de celui qui l’appelle. Il chevauche un cheval blanc et voile son visage de rouge. Il secourt l’ami dans le danger, le prend et, sur son cheval, traverse les océans jusqu’à l’île. »
Marée basse exceptionnelle
Et sur ces mêmes rivages, au Sud de cap Sim, les pêcheurs se rendaient en pèlerinage à SidiKawki où les berbères Haha procèdent à la première coupe de cheveux de leurs enfants : « s’ils sont surpris par la tempête, ou si le vent se lève alors qu’ils sont en mer, les marins se recommandent à lui. Avant de s’embarquer pour la pêche, ils fixent la part de Sidi Kawki, dont les vertus sont très renommées. On raconte qu’un individu y avait volé la nuit une bête de somme et bien qu’il eut marché tout le temps, quand le matin se leva, il se retrouva là où il l’avait prise. »
Ces seigneurs des ports, ces saints protecteurs des rivages et des marins dont les coupoles, telle des vigies de mer, jalonnent les rivages, les marins leur rendent hommage à l’ouverture de chaque saison de pêche
Une fois par an, la marée est tellement basse que les chalutiers attendent la motée des eaux à l'entrée du port
Castello Real
Castello Réal d'après le peintre Hollandais Adrien matham (1641)
Du 8 au 23 janvier 1641, le peintre hollandais Adrien Matham, séjourna en rade de Mogador et dessina un croquis de la côte et du château.Une erreur a été souvent commise concernant l’emplacement exact du Castello Real, la forteresse portugaise. On donne actuellement à Mogador, comme ruine de l’ancien fort portugais, un bastion rond situé dans les dunes, auprès de l’ancienne embouchure de l’oued Ksob, non loin du palais ensablé bâti au XVIII ème siècle par Sidi Mohamed Ben Abdellah.
Ce fort n’a rien de portugais. Il s’agit simplement d’une batterie utillisée par le sultan pour fermer la passe Sud de la baie par des tirs croisés avec une autre batterie située juste en face sur l'île. C'est cette vieille ruines située près de Diabet à l'embouchure de l'oued ksob qu'on appelle "fort portugais".La partie supérieure est musulmane (1432), les gros blocs qui ont servis de base à la construction musulmane peuvent être les vestiges de "Mogdoul", la tour punique qui a dû être construite par Hannon au fond de la baie de Mogador et a fourni l'ancien nom d'Amogdoul cité par le géographe El Békri. Ils sont battus par les brèches à chaque marée par les vagues.
Au moment de la construction des fortifications du port, les vestiges du Castello Real étaient encore debout. Avant la destruction, le Castello Real des Portugais devait ressembler en plus grand, à la bastide construite également par eux à Souira-Qdima. Orné de canons, il commandait la passe, et par la suite, l’accès à la rade.
ISLE DE MOGADOR Ses Mouillages et son Port : "Banc de Sable qui couvre et découvre" permettant de rejoindre l'île à marée basse. L’emplacement du Castello Real des Portugais se trouvait au port(là où est écrit "chateau") et non pas à l’embouchure de l’oued Ksob où se trouveborj el baroud.
Plan de l'île de Mogador - 1763
Tout près de la mer, le pilote portugais Duarté Pacheco Pereira signale en 1506, sur la terre ferme « la ville de Mogador ». De tout temps, les navigateurs venaient chercher ici cette eau douce et précieuse de l’oued Ksob, comme en témoigne Pacheco Pereira dans son Esmeraldo de situ orbi : « Entre la rivière des Aloso – de l’oued Ksob – et l’île de Mogador, la distance par mer est de sept lieues, ...de cette île à la terre ferme, il y aura la distance à laquelle une grande arbalète peut lancer une flèche en terre ferme. Il y a beaucoup d’eau douce tout près de la mer, dans laquelle cette eau douce vient se jeter. La meilleurs entrée du mouillage et du port de cette île, est celle qui se trouve du côté Nord-Est...Par cette bonne entrée peuvent pénétrer des navires de cent tonneaux ; ils s’amarrent avec une ancre et un câble, ledit câble étant attaché à l’île même, et l’on sera par six ou sept brasses, fond net, bon et sûr. »
Ce texte daté de 1506, prouve qu’à cette époque, des navires de cent tonneaux fréquentaient le port et l’île de Mogador. Bien plus, lorsque Emmanuel 1er avait donné l’ordre en août 1506, d’y construire un « Castello Réal »(château royal), il y avait déjà une ville du nom de Mogador qui existait dans la baie , comme nous le signale Pachéco : « L’année de Notre Seigneur Jésus – Christ 1506, Votre Altesse fit élever dans la terre ferme de cette ville de Mogador, tout près de la mer, un château qui s’appelle Castello Real, et que sur votre ordre construisit et commanda Diego d’Azambuja , gentilhomme de Votre maison et commandeur de l’ordre de saint Benoît de la commanderie d’Alter Pedreso, lequel fut combattu et persécuté, autant que leur puissance le leur permettait, par la mutitude de Berbères et d’Arabes qui se réunirent pour attaquer ceux qui s’en vinrent construire cet édifice ; enfin ce château se construisit malgré eux et la gloire de la victoire resta entre les mains de Votre Majesté sacrée...Entre le Castello Réal et l’île de Mogador d’une part et le cap Sim d’autre part, la côte court suivant la direction nord-sud, avec un quart nord-est et un quart sud-ouest et la distance par mer est de cinq lieues »
Arrivée des Regraga avec le printemps à Essaouira au début du mois d'Avril
L'arrivée des Regraga à Essaouira par Roman Lazarev
L’influence portugaise se heurta, devant Mogador, à une résistance dont l’âme fut l’organisation maraboutique des Regraga. Les affrontements entre Portugais et Berbères Haha devaient se poursuivre au delà de 1506.L’âme de la résistance locale à l’influence portugaise fut regraga, sous la direction du mouvement jazoulite dont le fondateur, l’imam Al Jazouli, s’établit au lieu dit Afoughal, près de Had – Draa, où il prêcha la guerre sainte contre les chrétiens, avec une telle foi qu’il eut bientôt réuni plus de douze mille disciples de toutes les tribus du Maroc.Devant l’hostilité des tribus, le Castello Real, n’avait pu être bâti que de vive force. Il dut rester assiégé un certain temps et la situation de ses défenseurs fut un moment assez critique pour que Simâo Gonçalves de Camara, troisième gouverneur de Funchal, leur envoyât à ses frais, de l’île de Madère, un secours de 350 hommes.
Une barque se dirige vers le Castello Real, estompe d'Adriaen Matham(1641)
Le plus ancien document relatif au Castello Real date du 5 septembre 1506 : c’est un alvara du roi ordonnant aux almoxarifes de Madère d’exécuter tout ce dont Diego d’Azambuja les requerra pour la construction de la forteresse de Mogador.On doit signaler aussi une quittance du 7 octobre 1507 qui indique « le biscuit, la viande, le bois, la chaux, la brique et les autres choses qu’on a achetées pour la construction du Castello Real que Diego d’Azambuja a fait par notre ordre à Mogador qui est au pays de Barbarie. »
Une quittance datée de Santarem, 24 octobre 1507, concerne les achats de blé faits en 1506, sur l’ordre du roi, au Castello Réal en Barbarie, par Pero da Costa, capitaine du navire Sâo – Symâo . Ces achats furent faits avant la fondation du château. Le 3 septembre 1507, Diego de Azambuja écrit de Safi à l’Almoxarife de Madère, pour le prier de remettre à Joâo de Rego, porteur de sa lettre, un certain nombre de choses pour le ravitaillement du Castello Réal, en particulier de l’orge pour les chevaux qui sont dans le château. La fourniture doit être prévue pour « vingt chevaux pendant huit mois ».
Vue de la baie de Mogador avec au bout le Castello Real
Le 14 octobre 1507, Joâo de Rego donne décharge de tout ce qu’il a reçu, à savoir : Onze pipes de vin, deux de vinaigre, une d’huile, 15 muids de blé au lieu de l’avoine demandée pour les chevaux, qu’on n’a pas pu trouver, 20 autres muids au lieu de biscuits qu’on n’a pas eu le temps de faire, plus un bateau neuf à quatre rames et 3000 reis en argent pour les soldes de la garnison. Nous pouvons encore citer deux documents où allusion est faite à Mogador : mention de 716 varas de toile de Brabant envoyées, en 1506, de Flandre au Castello Real en Barbarie ; et quittance du 3 janvier 1518 en faveur de Joâo Lopez de Mequa, qui fut feitor (facteur) du Castello Real pendant les quatre premiers mois de 1507 et devint plu tard, feitord’Azemmour, puis de Safi.
Le Castello Real se trouve à la pointe gauche de la terre ferme(document de missionnaire espagnol anonyme, 2ème moitié du XVIII è siècle)
Diego de Azambuja était à Abrantès le 27 juin 1507, et y reçut en don, d’Emmanuel 1er, le gouvernement du Catello Real de Mogador, en récompense de la peine que lui avait coûtée la construction de la forteresse « avec risque de sa personne et grande dépense de son argent ». Renvoyé par le roi à Safi, où il débarqua le 6 ou le 7 août 1507, Azambuja paraît y avoir ensuite résidé contamment jusque vers le milieu de l’année 1509. Son gendre, Francisco de Miranda, exerça par intérim, pendant ce temps, les fonctions de gouverneur du Castello Real.
Plano del Puerto de Mogador(Missionnaires espagnols anonymes)où on reconnait le Castello Real
Pendant les premiers mois de 1510, le gouvernement du Castello Real reste uni à celui de Safi, entre les mains de D. Pedro de Azevedo. Puis Emmanuel 1er, par lettre du 1er mai 1510, nomme Nicolau de Sousa capitaine et gouverneur du Castello Real, sa vie durant. Il est spécifié qu’au cas où le nouveau gouverneur obtiendrait la soumission de tribus dans un rayon de trois lieues autour de la forteresse, il percevrait à son profit les deux tiers des contributions versées par elles, un tiers étant retenu par le roi. D’ailleurs bien loin de soumettre les tribus des environs, Nicolau de Sousa, ne réussit même pa à conserver la forteresse.
Il semble que la place ait été évacuée le 4 décembre 1510, d’après une lettre de Nuno Gato Cantador écrite de Safi, le seul texte qu’on ait à ce sujet.Les ruines du château portugais de Mogador ne disparurent qu’aprè 1765, lors des travaux de construction du port. Les pierres du Castello Real servirent par la suite à la construction de la scala du port. A son emplacement s’élève maintenant la tour, ou bastion circulaire qui se trouve près du chantier naval et qu’on appelle Borj el Bermil (la tour du tonneau).
Le dessein de Mogador
Plan de l'île de Mogador 1763: le Castello Real au bout de la terre ferme.
A gauche le village de Sidi Bouzerktoune
« Il faut commercer avec les gens de Diabet»
Écrit Razilly à Richelieu vers 1630
Le Castello Real , n’avait pas été entièrement détruit après son abandon par le Portugal, car, en 1577, l’amiral anglais Francis Drake en avait parcouru les ruines :« Ayant fait provision de bois et visité un vieux fort bâti jadis par le roi de Portugal, mais maintenant ruiné par le roi de Fès, nous partîmes... »
Navires européens au large de Salé au temps des corsaires,Roman Lazarev
Dans sa relation, Francis Fletcher, qui prit part comme chapelain, au voyage de circumnavigation accompli par Francis Drake de décembre 1577 à octobre 1580, note : « La flotte mouille à Mogador. Les indigènes viennent à bord. Pour obtenir des renseignements sur la flotte et ses desseins, ils se saisissent par stratagème d’un de ses hommes descendu à terre et l’amènent en hâte devant Abd–el-Malek. La flotte fait voile vers le Sud. »
Sir Francis Drake, fait aussi allusion à la présence du Roi saâdien Abd-el-Malek à Mogador :
« décembre 1577. La flotte de Drake arrive à l’île de Mogador. Réception des indigènes à bord. Craignant que les navires ne fussent les avant-coureurs d’une flotte portugaise, Moulay Abd – el – Malek fait saisir pour l’interroger un homme descendu à terre. Il le renvoie vers Drake avec un présent. Dans l’intervalle, la flotte a levé l’ancre après une vaine incursion de Drake à terre pour délivrer les prisonniers. Le roi renvoit celui-ci en Angleterre. La flotte passe devant Santa-Cruz-du Cap-de-Guir. »
Esquisse de la bataille des Trois Rois par Roman LAZAREV
La bataille des trois Rois, d'après Roman Lazarev
Plan de la Bataille des Trois Rois
Une année plus tard, le 4 août 1578, le Sultan saâdien Moulay Abd-el-Malek-el-Mouâtassim – Billah (1576-1578), emporta la victoire sur le roi du Portugal Don Sébastien à Oued El Makhazine. De lui Montaigne écrit:« De sa litière, Abd-el-Malek, essoufflé, paralysé par un mal mystérieux, surplombe le champ de bataille. Il rassemble ses dernières forces, quitte sa litière, se fait apporter de force son cheval. Cet effort acheva d’accabler ce peu de force qui lui restait. On le recoucha. Lui, se ressuscitant comme en sursaut de cette pamoison, toute autre faculté lui défaillant, pour avertir qu’on tût sa mort...expira tenant le doigt contre sa bouche, signe ordinaire de faire silence. Son dernier mot : « marcher plus avant. » Son frère Ahmed-el- Mansour- Dahbi (le doré) fut aussitôt proclamé Roi.
Le 26 novembre 1626, Razilly adresse un mémoire à Richelieu, où il lui parle d’un plan d’occupation de l’île de Mogador, et des avantages commerciaux que la France retirerait de cette opération : « ...Et du même voyage que l’on aura retiré les esclaves, l’on pourra laisser cent hommes à l’île de Mogador, située à poter de canon de la terre ferme,à 32° de latitude, île très aisée à fortifier. D’autre part, il y faudrait mettre six pièces de canons et laisser du biscuit aux cent hommes, et envoyer nombre de planches de sap pour y faire des maisons, car d’autres forteresses, il n’en est jamais besoin, d’autant que l’île est naturellement toute fortfiée. Il faudrait y étblir un commerce de toile, fer, drap, et d’autres mêmes marchandises , jusqu’à la somme de cent mille écus par ans. L’on aura de la poudre d’or en payement, dattes et plumes d’autruches. Et l’on pourrait tirer quelques chevaux barbes des plus forts et meilleurs de l’Afrique. Le profit de la vente des marchandises pourrait monter à 30 p. 100 de gain, d’autant que le voyage est fort court : car, des côtes de France, ayant bon vent, l’on y peut être en huit jours. C’est avoir un pied en Afrique pour aller s’étendre plus loin. Il y a quelques français qui ont trafiqué dans la rivière de Gambye. Mais dans tous ces quartiers de Guinée, l’air est très mauvais. Et pour les habitations, il n’y a lieu en Afrique propre aux Français que l’île de Mogador et Tagrin (le cap de Tagrin, sur la côte de Guinée, près de la baie de Sierra-Leone), où les Portugais avaient en diverses années, armé des vaisseaux pour y dresser des colonies. Tagrine est onze degrés nord de la ligne. Les Portugais y ont été défaits par les Français. Le pays est fort agréable. Mais le reste de l’Afrique est très malsain et en beaucoup d’endroits stérile, dont je ne parlerais pas davantage. »
L 24 mai 1629, Le père Joseph écrit à Razilly, pour que ce dernier fasse agrée r par Moulay Zidân l’occupation de Mogador :
« Le dessein de Mogador étant bien conduit, est celui seul qui peut avoir de la suite et donner fondement à plusieurs grandes choses, à quoi monseigneur le cardinal de Richelieu se porte constamment. Et contribuera tout ce qui sera requis auprès de Sa Majesté pour cette généreuse entreprise....Ne vous fiez pas à ce roy barbare que sous bon gage ; c’est ce qui me fait priser le dessein de Mogador, que je tiens bien plus sûr que la parole du Maure.....Que si on s’établit à Mogador, il est utile d’y mettre le Père Pierre pour supérieur, ayant grande expérience de ce païs – là, et peut beaucoup profiter aux occasions, pour le soulagement et le salut des âmes abondonnées....La perfection de votre ouvrage serait, après avoir pris Mogador, de le faire trouver bon au roy du Maroque, et qu’il l’agréât pour la sûreté du commerce, et lui faire voir le profit qui lui en arrivera pour la richesse et sûreté de ses Etats, apaisant sa colère par le present que vous lui portez, qui fait voir que l’on na va pas vers lui comme ennemi. Que si pour cette heure, il ne le veut pas consentir, il le pourra faire après par la force ou par amour. »
En réponse à cette lettre le Cardinal de Richelieu autorise Razilly à s’emparer de Mogador et à y laisser garnison : Alais, 18 juin 1629
Suscription. A Monsieur le chevalier de Razilly.
Monsieur,
Si vous estimez, estant sur les lieux, que l’isle de Montguedor se puisse conserver et que la prise en soit utile, je vous laisse de la part du Roy la liberté de vous en saisir et d’y laisser cent hommes.Cependant, je demeure
Votre bien affectionné à vous servir.
Signé : Le card. De Richelieu
De Alais, 18 juin 1629
Mogador, comme un Alger dans l'océan
Dans la baie de Mogador 2 bateaux anglais de 20 canons et 145 hommes d'équipage.Ils sont interceptés par 2 autres bateaux marocains (avec drapeau rouge) de 24 canons et 300 hommes d'éuipage. Le Castello Real au premier plan.Document d'origine anglaise.
Anglais, Français, Espagnoles convoitaient l’île de Mogador pour sa position sur la route des indes comme le montre une plaquette espagnole qui se trouve à la Bibliotheca Nacionale, de Madrid qui expose en 1621, la nécessité d’occuper la position de Mogador en ces termes :
« Dans la partie qui regarde l’Occident, face à la côte d’Afrique qui est battue par l’océan, près du cap de Ghir, entre celui-ci et le Cap cantin, se trouve le point et l’île de Mogador qui, bien qu’elle soit petite et peu connue (heureusement pour nous), est, au dire de tous les marins qui pratiquent cette côte et la route des Indes, un port très important pour la couronne d’Espagne, parce que, par sa situation, il commande ces rivages. Ce port est vaste, facile à défendre, d’une entrée et d’une sortie sûres pour les gros vaisseaux. On pourrait sortir, lors du passage ordinaire de nos flottes, et, s’il en est qui ne connaissent pas encore ce passage, il leur suffira une sortie dans ces parages pour le relever avec précision. Et si le Turc ou un autre ennemi avait cette place et cette sûre retraite, il tiendrait, comme on dit, le couteau sur la gorge à toutes nos entreprises pour les égorger ; et si cette position est importante pour eux, c’est une raison pour nous de l’occuper afin qu’ils ne l’acquièrent pas. Les ordre militaires pourraient très bien se charger de cette opération, avec le concours des navires qui croisent ordinairement devant les autres ports de la côte d’Afrique ; et même on pourrait confier la garde de cette place à l’un de ces ordres, de même que celui de Saint Jean à celle de Malte, qui lui a été donnée de nos temps par l’empereur Charles Quint . Car, à bien éxaminer, comme il est nécessaire de le faire, une chose si importante, si une autre nation occupe cette île, que l’on dit être par elle-même très désirable, outre la place et le port qu’elle contient, il y aura dans l’Océan, près de la route ordinaire d’ici aux îles Canaries, et non loin d’elles, un obstacle fort dangereux pour la sécurité de la navigation, sur lequel repose l’existence et la richesse de l’Espagne, et qui doit principalement maintenir cette monarchie pour sa conservation.
En effet, au dire de capitaines et marins expérimentés, Mogador occupée, c’est un Alger dans l’Océan, par sa situation, son port et sa retraite assurée, pour toutes les entreprises que l’ennemi turc ou hollandais tenterait contre nous, avec une sortie sûre et commode pour faire delà toutes ses courses et arrêter et inquiéter les flottes des Indes Orientales et Occidentales, qu’il rencontrerait forcément non loin de ce parage, quand elles passeront pour prendre hauteur ; et une fois que les ennemis auront occupé ce point, ils sont à même de détruire ou conquérir les Canaries, en coupant les communications de ces îles.
Si le Turc tient Mogador, il peut tenter d’étendre sa domination sur le Maroc, ainsi qu’il est devenu par Alger maître de Tunis, car celui qui est maître de la mer qui baigne un pays est fort à portée d’en conquérir l’intérieur en empêchant le peuple conquis d’être secouru par mer ; et tout ce qui établit les avantages que le Turc retirerait de ce point fait ressortir combien notre situation serait critique, s’il venait à l’acquérir...Dieu, moteur universel des choses, par la providence duquel elles se gouvernent, nous a fait la grâce que jusqu’à présent l’ennemi n’ait pas connu cette position. Autrefois les Maures n’usaient pas de vaisseaux de haut bord ; aujourd’hui, les prises qu’ils ont faites leur ont donné des forces et de la cupidité, car le gain et l’intérêt donnent de la vaillance,et c’est le profit qui nourrit les sciences. Ils voudront ne plus avoir besoin, pour opérer dans l’Océan de passer par le détroit, et voudront d’autant plus avoir un établissement sûr de ce côté-ci, d’où pourront sortir pour faire leurs prises ces corsaires Turcs si nombreux qui opèrent aujourd’hui, réunis aux Irlandais et aux Hollandais, dont nous devons nous méfier davantage. Ils se trouveront dans Mogador comme dans une tour ou un observatoir d’où ils sortiront pour fondre sur ceux qu’ils auront remarqué s’avançant sans précaution ; et maîtres de ce point, ils attaqueront tout.
Aussi pour éviter la longueur de la route et s’assurer gratuitement une meilleure position, en ayant sous la main un port à garder et vendre ses prises, caréner ses vaisseaux, et reposer et approvisionner ses équipages et flottes. Et cette maison se trouve au milieu du bois où il chasse, qu’y aurait-il d’étonnant à ce qu’il la dispose pour y passer la nuit en sécurité, sans payer le logement, y trouvant une place d’armes pour son ravitaillement et un dépôt pour ses marchandises, avec une entrée et une sortie large et sûre, causant à l’Espagne une crainte horrible et inquiétant delà toute la chrétienté ; car, si ce qu’aujourd’hui nous pouvons posséder avec sécurité est occupé par eux, il sera nécessaire de vendre les calices des églises pour les en déloger, et nous ne sommes pas certain du succès.
Et quand on considère tout ce qui vient d’être dit, il est très certain qu’il n’est pas besoin de la force ni du secours du Grand Turc pour prendre ce que personne ne défend, et que si les Hollandais s’établissaient en permanence à Mogador, y descendraient à terre, s’y installaient comme dans une tente ou une baraque, entrant et sortant sur leurs navires, ils créeraient là en peu de temps une place sûre et fortifiée, et c’est une miséricorde et un miracle exprès de Dieu qu’ils ne le fassent pas. Plus on fermera le détroit et l’on en fortifiera la sortie, plus il importe aux Hollandais d’avoir là-bas un point d’appui sur l’Océan et un port où ils puissent se réunir et, après s’être rassemblés de conserve en grosse et forte compagnie, sortir pour rompre notre défense, sans qu’il y ait pour l’empêcher d’autre que Jésus-Christ. Qu’il daigne, par les mérites de son sang, faire en sorte que cette gloire revienne à la noblesse d’Espagne et à ses ordres militaires, pour l’exaltation de sa foi et l’honneur de sa bienheureuse mère qui soit louée à jamais ! Amen. »
Mogador du temps des saâdiens
La silhouette du château portugais de Mogador devait, se trouver modifiée par des réfections, dont certaines dataient du règne de Moulay Abd-el-Malek ben Zîdân, qui y séjourna au mois d’août 1628 : « Voulant voir Mogador, petite isle sur la mer Athlantique, entourée de rochers excessivement hauts, qui font des precipices espouvantables, y faisant séjour de quinze jours, son exercice fut de courir à la chasse des hommes, et, lorsqu’il en avait rencontré, les monter en haut de ces rochers et les précipiter dans la mer, en riant à gorge déployée. Et un jour se promenant en bateau autour de cette petite isle, le vent s’étant si fort eslevé qu’il estoit en danger de périr, ses alcaïds l’ayant mis à bord comme les plus experimentez de ses pilotes, pour salaire il les fit bien bastonner puis fouetter. Et après, les ayant fait boire avec luy, les prit pour compagnons, pour luy ayder au massacre de vingt deux pauvres barbares, qu’il tenoit enchaisnez auprès de luy. Sortant de ce lieu pour aller en chedma, où son frère Moulay el-Oualid lui fut livré entre les mains par un traistre, après en avoir fait les feux de joye, il luy feit mettre les fers aux pieds, le conduisant luy – mesme jusques à Marroque pour l’executer en temps convenable : celuy de la Pasque du mouton. Revenu qu’il fut en chedma, ayant envoyé au supplice plusieurs esclaves françois qui servoient à son écurie...De chedma, tournant vers Safy pour y faire quelque demeure, pour estre l’un de ses plus beaux chasteaux, en quatre mois qu’il demeura, il n’y eut jour qu’il n’y fist quelque massacre... »
Ce passage figure dans une biographie caricaturale, de Moulay Abd el-Malek ben Zîdan, écrite l’année de sa mort le 10 mars 1631. Elle semble avoir été composée, sinon par le père François d’Angers, du moins par quelque capucin de la mission du Maroc. On noircissait le tableau à souhait pour justifier les collectes d’argent, en vue de racheter les captifs européens retenus comme esclaves au Maroc, et pour occuper l’île de Mogador qui leur semblait situer sur une position stratégique le long du litoral africain. A cette époque des Anglais étaient retenus en esclavage à Mogador par Moulay – Abd-el-Malek, comme le rapporte dans son mémoire du 8 octobre 1630 John Harisson : « Si le Sultan Moulay Abd– el–Malek refuse encore de mettre en liberté, les Anglais qu’il retient en esclavage, Charles 1erdevrait s’emparer de l’île de Mogador et y fonder un établissement dans les mêmes conditions qu’à la Mamora. Ces deux places attirent tout le commerce du Maroc et permettraient de constituer des approvisionnements en vue d’attaques contre des possessions espagnoles. »
Des nombreux oiseaux qui peuplent l'endroit, Adrien Mathan pouvait déjà témoigner en 1641.Il faisait état de l’existence d’une Kasbah, abritée derrière les rochers où vivaient les corsaires Béni – Antar :« Le 8 janvier, au matin, nous nous sommes trouvés en vue de l’île de Mogador, et nous avons mis notre cheloupe à la mer pour voir si la rade était bonne pour nous. Nous y avons trouvé quatre toises d’eau, entre l’île aux pigeons et l’île de Mogador. Dans l’après midi, nous avons jeté l’ancre et tiré une salve de trois coups de canon, auxquels les gens de la kasbah ont répondu par un coup.Le 9 au matin, notre cheloupe est allée à terre, par un vent nord-est, pour voir s’il y avait moyen de se procurer de l’eau fraîche, et aussi si nous pouvions trafiquer avec les Maures de la Kasbah. Ceux-ci ont accueilli amicalement nos gens et ils nous ont envoyé à bord leur interprète, un juif, en échange duquel, suivant leur coutume, un des nôtres devait rester à terre, comme otage, tant que durerait, des deux côtés, les visites de leurs gens à bord et des nôtres à terre.
La kasbah est munie de onze ou douze canons en fer, et, vue d’une certaine distance, elle a l’apparence d’un four à chaud hollandais ; mais l’île aux pigeons est inhabitée, sauf qu’on y trouve d’innombrables pigeons sauvages qui se nichent par milliers dans les rochers et qui sont si familiers qu’ils se laissent prendre avec la main. Il y avait dans un petit bosquet, à terre, un faucon qu’un de nos gens aurait pu prendre, s’il l’avait vu, car il faillit mettre le pied dessus, et c’est alors seulement que le faucon prit son vol. Pour parcourir cette île aux pigeons dans sa longueur, il faut une bonne demi-heure de marche environ : sa largeur ne dépasse pas dix fois la longueur de notre vaisseau ; mais elle est très élevée et sans eau fraîche. On trouve seulement entre les rochers de l’eau de pluie en très petite quantité.Pour en revenir à l’île de Mogador, toujours est-il que nous avons pu y faire de l’eau. Le juif susdit nous fournit aussi du pain frais, des amandes, des raisins et des gâteaux d’olives qui avaient un goût excellent. Le costume des habitants est singulier : ils portent habituellement un long vêtement blanc – le haïk– qu’ils enroulent de diverses manières autour du corps. Le juif susdit nous a donné des renseignements sur leur mariage, etc.
Le 12 janvier 1641, c’était pour les Maures leur fête de Pâques – l’aïd es-seghir qui marque la cessation du jeûne du Ramadan- qu’ils célèbrent avec une grande dévotion. Dans l’île on trouve une espèce rare de grands oies. Nous en avons acheté à la kasbah de fort belles et fort grasses, à deux stuivers pièce. Quant à l’approvisionnement d’eau, il comporte ici de grands dangers, à cause des brisants, au point que notre petite chaloupe et les gens qui la montaient pour apporter de l’eau à bord ont chaviré deux fois, le 15 et le 16 de ce mois. Nos gens se sont sauvés à grand’peine, non sans courir de grands périls. Pour chaque tonneau d’eau on devait payer au caïd de la kasbah la valeur environ d’un écu de Hollande.Il est aussi à remarquer que nous avons ici trois dimanches à célébrer chaque semaine, à savoir, celui des Maures : le vendredi, celui des juifs : le samedi, et le nôtre : le dimanche.Le 23, nous avons fait tous nos préparatifs pour faire voile, avec l’aide de Dieu, vers Ste Croix, si le vent nous est favorable. Nous sommes sortis heureusement du port de Mogador par un vent est-nord-est et nous avons gagné la haute mer. »
Courant juillet et août 1688, des corsaires algériens, sous domination turque, avaient capturé des bâtiments français qui croisent depuis la Mamora jusqu’aux Canaries et fait deux cent prisonniers. Bostangi et quatre autres corsaires turcs qui les avaient faites prisonniers étaient de retour en septembre sur la côte du Maroc. Bostangi alla se ravitailler à Agadir et ses compagnons se rendirent pour caréner à Mogador, où ils débarquèrent les 60 français. Les corsaires craignant une attaque de l’escadre française, se retranchèrent dans l’île de Mogador, où ils construisirent des redoutes armées de canons, attendant un vent favorable pour franchir le détroit. En attendant ils ont relaché à Mogador soixante français, d’où ils les ont envoyé à Alger par voie de terre. A leur passage à Meknés, Moulay Ismaïl a racheté de force ces soixante hommes, comme le relate Pierre Catalan à tavers la note qu’il avait envoyée à Seignelay, depuis Cadix, le 8 novembre 1688 :
« Une tartanne française qui sortait de Safi en Barbarie le 28 du mois d’octobre est arrivée en cette baie le 4 de novembre. Le patron d’icelle a rapporté qu’il y avait quatre navires d’Alger à Mogador, deux de 40 pièces, un de 36 et l’autre de 24, avec une caravelle de 18 pièces ; que ces corsaires ont pris 13 bâtiments français sur le grand banc de Terre Neuve, qui sont de La Rochelle, Bordeaux, Havre-de-Grâce, Honfleur et un de Saint-Malo, et que sur la hauteur des Açores ont coulé à fonds un navire de Marseille, duquel les corsaires sauvèrent seulement dix hommes, qu’ils ont pris aussi à l’ambouchure de la Manche un navire de Dunkerque chargé de sucre, qu’ils ont amené et vendu à Mogador ; que de tous ces navires pris ; ils ont 200 hommes esclaves à leur bord. Desquels débarquèrent 60 hommes pour les envoyer par terre à Alger, leur faisant traîner deux charettes pour porter leurs vivres, qui, passant à Miquenès(Meknés), le roy du Maroc leur prit d’autorité ces 60 hommes esclaves, leur payant 45 écus pour chacun, et il fit une rude reprimande aux soldats d’Alger qui les conduisaient, de traiter si inhumainement les chrétiens. Ce patron m’a délivré le rosle inclus des noms de ces 60 hommes. Les 140 restants, les ont retenu à bord de leurs navires, dont ce patron a dit encore qu’ils croisent depuis la Mamora jusqu’aux Canaries. »
La prise de Santa-Cruz-du-Cap-de-Guir (Agadir), enlevée aux Portugais, le 12 mars 1541, par le chérif Mohamed ech-Cheikh, affermit l’autorité de la dynastie saâdienne. Tout le Maroc du Sud fut la contrée par excellence de la domination saâdienne, et la ville de Marrakech fut presque exclusivement leur capitale. C’est à Santa-Cruz, le port du Souss, c’est à Safi, le port de Marrakech, que les trafiquants anglais débarquent le plus souvent. Ce choix s’explique en outre, pour les trafiquants, par l’importance des opérations sur le sucre, car la culture de la canne ne dépassait guère au Nord le cours de l’oued Tensift. Au bord de l’oued Ksob, les Saâdiens avaient établi une ancienne Essaouira , « Souira Qdima », autour d’un pressoir de canne à sucre. Cette sucrerie qui a fonctionné régulièrement de 1576 à 1603, aurait élaboré du sucre roux (sukkar ahmar), qu’Ahmed El Mansour Dahbi expédiait en Italie en contre partie du marbre de Toscane, comme nous l’apprend « Nozhat el Hadi » d’El Ouafrani : « Le marbre apporté d’Italie était payé en sucre, poids pour poids. »
La sucrerie saâdienne de l'oued ksob
On remontant en amont de l'oued ksob, on voit bien qu'à Essaouira se rencontrent l'olivier Méditérranéen et le palmier - dattier saharien: ce que souligne d'ailleurs l'histoire de cet antique mouillage où se rencontraient caravannes de Tombouctou et caravelles de la lointaine Europe..
A l'embouchoure de l'oued ksob, les Saâdiens ont édifié leur "fort de poudre"( Borj et Baroud), sur les ruines du sémaphore Phéniciens établi là pour orienter les bateaux ronds de l'antiquité qui jetaient l'ancre à ce mouillage d'Amogdoul (mot qui dérive de « Migdol » qui signifie « petite rempart » en phénicien, mais aussi en hébreux et en arabe avec le toponyme de « Souira »), par les flammes qu'on y attisait par nuit sombre au fond de la baie.
Au XVI èmesiècle, avant la découverte des Amériques, au Maroc, les Saâdiens avaient le monopole du sucre en Méditerranée Occidentale. Et c'est essentiellement pour acquérir ce produit précieux et rare à l'époque que les Européens mouillaient en rade de Mogador et au large de Santa - Cruz (Agadir) : ces deux port étaient le débouché naturel des sucreries Saâdiennes situées dans l'hinterland en amont de l'oued ksob de l'oued Sous et de Chichaoua. Au Maroc le sucre est lié au cérémonial du thé :
- Viens que je te prépare le thé !
- Laisse-moi, je ne veux pas de thé.
- Viens ! L’eau est bouillante et les amandes sont grillées.
- Laisses-moi, je ne veux pas de thé !
- Combien de reproches nous avons supporté pour toi ?
- Viens que je te prépare le thé ; je suis l’aigle qui fond sur le rocher !
(Chant du Raïs Aïsar des Haha)
On découvre les ruines de la sucrerie, près de Larbaâ des Ida Ou Gourd, au milieu des arganeraies où des dromadaires – qui semblent attendre depuis une eternité de nouvelles charges de sucre – broutent la cîme rutilante des arbres : l’arganier s’est substitué à la canne à sucre. Nulle route ne mène plus à cette ancienne fabrique saâdienne ; la voie du sucre est devenue terrain de labour et la forêt enserre les vieilles murailles en pisé.
On voit encore l’emplacement de la chute d’eau et les traces de frottement laissées par la roue hydraulique. Sur de grandes distances, de splendides aqueducs (Targa) en pisé – actuellement desséchés – acheminaientt l’eau depuis la source chaude d’Irghane jusqu’à la sucrerie. L’eau qui faisait tourner la roue hydraulique était ensuite amené à grand frais vers « l’Oulja » du bas et distribuée aux planteurs suivant la règle des tours d’eau.
Le broyeur principal se trouvait dans l’axe même de la roue hydraulique. Les deux broyeurs secondaires occupaient une position latérale. A la base de chaque broyeur prenaient naissance un canal d’écoulemnt destiné à recueillir les produits de trituration et à les acheminer vers la citerne en vue de la cuisson. On dénombre six fours à sucre qui servaient à la fabrication des moules en terre cuite d’une contenance de cinq kilos. Les débris de ces moules à sucre jonchent encore l’emplacement des anciens fours.
La culture de la canne à sucre autour d’un système hydraulique complexe et étendu avait réclamé l’utilisation d’esclaves, mains d’œuvre peu coûteuse : aux environs de la fabrique, il existe un cimetière d’esclaves (Roudat Laâbid) plusieurs hameaux d’Isemganes(« Les Noirs » en berbère) et on peut encore rencontrer les descendants des potiers noirs qui fabriquaient les moules à sucre en terre cuite.
Le souvenir de cette fabrique de sucre se perpétue encore de nos jours chez les riverains de « l’oued ksob » (la rivière de canne) sous la forme d’un mythe :
« Parceque les abeilles vivaient de la fleur de canne à sucre, le Sultan Ahmed El Mansour Dahbi (le Victorieux et le Doré) ordonna la destruction de toutes les ruches de la région. Les soldats ont tout détruit, mais quelques essaims restèrent au milieu des plantations. L’emissaire du Sultan poursuivit à cheval une abeille jusqu’à une ruche cachée dans le silo de Sidi Brahim Ou Aïssa. Lorsque les soldats brulèrent cette dernière ruche, le saint se mit en prière dans les broussailles. Une vipère vint alors s’enrouler autour du cou du fils du Sultan doré qui fit appel aux Gnaoua, aux Aïssaoua et autres gens de transe, en vain. Terrorisé, le Sultan alla trouver Sidi Brahim Ou Aïssa et le supplia de sauver son fils. Le saint y consentit, à condition que le Sultan renonçât aux plantations de cannes et quittât le pays. »
Ce mythe met en évidence la contradiction entre Ahmed El Mansour Dahbi qui avait une option économique à caractère spéculatif – la production du sucre – et la production du miel qui constituait la nourriture ordinaire des gens du pays.Les Saâdiens avaient établi de nombreuses autres sucreries au Maroc, notamment à Chichaoua dans le Haouz de Marrakech, et le grand Sous. Des esclaves ramenés du Soudan y travaillaient, utilisés en particulier par les Saâdiens pour la construction à Marrakech du Palais El Badî.
Depuis la prise de Santa-Cruz-du Cap de Guir (1541), les esclaves chrétiens avaient introduit dans le Sous et le provinces méridionales du Maroc(Haha, Chiadma), les procédés de raffinage. Les chérifs saâdiens possédaient de nombreuses sucreries qu’ils affermaient aux juifs.
La rénovation de l’industrie sucrière dans le Sous commence après la prise d’Agadir (1541), lorsque El Ghozzi Moussa - juif convertit à l’Islam - dresse des moulins à sucre à Tiout (vingt kilomètre au sud - est de Taroudant) avec l’aide de captifs faits par le cherif d’Agadir. Dés lors les marchands accourent de toute part, de Fès, de Marrakech, et du pays des nègres parce que le sucre de Sous est particulièrement fin (Marmol, II, 30). Selon une relation de James Thoma, datée des mois de mai / octobre 1552, les trafiquants anglais embarquaient du sucre depuis Agadir :
« Départ des trois navires commandés par Thomas Windham au mois de mai 1552. Arrivée à Safi après quinze jours de traversée, ils débarquent une partie de leur marchandise à destination de Marrakech. Ils se rendent ensuite à Santa-Cruz-du-Cap-de-Guir pour y décharger le reste : toiles, draps, corail, ambre, jais etc. Un navire français redoutant de leur part des hostilités, va se mettre sous la protection de la place, qui tire sur eux un coup de canon. Les Anglais ayant déclaré qu’ils sont déjà venus l’année précédante et qu’ils se présentent en trafiquants, avec l’agrément du chérif, on les laisse débarquer leur marchandise ; ils reçoivent la visite du caïd. Ils repartent après un séjour de près de trois mois, ayant embarqué du sucre, des dattes, des amandes, des melasses et du sirop de sucre. Leur nouveau commerce avec le Maroc mécontante les Portugais. Arrivée à Londre à la fin d’octobre 1552. »
Le fameux palais saâdien "El Badiâ"(le merveilleux) où le marbre de Toscane a été importé d'Italie à Marrakech en contre partie du sucre "poids pour poids" nous dit el ifrâni dans sa "nouzhat el hadi"
Le sucre sous ses différentes formes (pannelles, mélasse, moscouades) était vers 1574-1576, et depuis les relations commerciales entre l’Angleterre et le Maroc, le principal produit importé de ce dernier pays. Les plantations de canne, les pressoirs, les raffineries (ingenewes, maseraws) étaient si nombreux sous Moulay Mohamed ech-Cheikh que le sucre se vendait à vil prix au Maroc(El Ouafrâni p.226). Les prix se relevèrent par suite des taxes mises sur les pressoirs (ibidem p.302). Mais le renchérissement du sucre sous Moulay Ahmed el-Mansour eut encore pour cause les spéculations du chérif et des juifs qui affermaient les sucreries. Ceux-ci profitaient de la concurrence que se faisaient les marchands anglais. On sait que les Maures avaient introduit en Espagne la culture de la canne à sucre et qu’il existait de nombreuses raffineries sur toute la côte, de Malaga à Valence. Les amandes furent, comme le sucre, l’un des produits le plus anciennement importé du Maroc en Angleterre»
Le 6 juillet 1577, un édit de Moulay Abd-el-Malek est promulgué à Marrakech en faveur des marchands anglais. Edmund Hogan ayant exposé à Moulay Abd-el-Malek les plaintes des marchands anglais contre les juifs qui ont affermé ces sucreries, le chérif ordonna que lesdits marchands, jouiront des mêmes libertés de trafic qu’autrefois, que les trois qualités de sucre leur seront rendues au prix des années passées, pesées avec le poid de la dîme royale de Marrakech.Un mois plus tard le 7 juillet 1577, Moulay Abd-el- Malek promulgue un nouveau édit en faveur des marchands anglais. Les marchands anglais s’étant plaints d’avoir été lésés dans les marchés passés au Maroc pour les achats de sucre, le chérif ordonne aux juifs et autres personnes avec qui ces marchés ont été passés, de livrer dans le délai de trois ans ces commandes de sucre, à défaut de quoi, ils restitueront l’argent.
« Otland, 2 septembre 1577, dans sa lettre la reine Elisabeth remercie Moulay Abd-el-Malek du bon accueil qu’il a fait à Hogan et des mesures qu’il a prises en faveur des marchands anglais. Grâce à ces mesures, le commerce du sucre est libéré de toute entrave et le remboursement des sommes dues par les juifs fermiers des sucreries royales est assuré aux dits marchands dans un délai de trois ans. »
A chaque crue l'oued ksob grinotte sur ses rivages en emportant de la terre arables qui en se jetant dans l'océan donne ce rouge brique si caractéristique de la rade d'Essaouira chaque hiver Les sucreries, qui étaient la base du commerce au Maroc une grosse source de revenu pour le roi, ont été détruites à la mort de Mouay Ahmed el Mansour en 1603. Une relation d’époque nous le confirme :
« On trouve au Maroc en abondance de l’or, du cuivre d’excellente qualité, du sucre, des dattes, de la gomme arabique, de l’ambre, de la cire, des peaux et des chevaux. Les articles étrangers qu’on y cherche le plus sont l’étain, les lames de sabre, les piques, les rames, le fer, le gros drap. La poudre d’or est importée du Soudan ; elle arrive en grande quantité après la conquête de ce pays par Moulay Ahmed el Mansour en 1591.La culture de la canne à sucre fut extrêmement florissante au Maroc, notamment dans la région du Sous, jusqu’à la mort de Moulay Ahmed el Mansour en 1603, après laquelle les guerres civiles qui éclatèrent entre ses fils ruinèrent les plantations. » Effectivement à la mort de ce sultan saâdien, toutes les sucreries furent détruites probablement à la suite de révoltes d’esclaves.
En amont d'IGROUNZAR, à environ 60 kilomètres au sud d'Essaouira, on découvre, Ajegderj, un îlot de trois hameaux originaire du Dra, au milieu des Aït Adil (ceux de la vigne), antique tribu du pays Haha.
Ce que nous avons pris l'habitude d'appeler "l'oued Ksob", les géographes lui donnent le nom d'IGROUNZAR (toponyme berbère qui signifie "la source de la pluie"). Il prend sa source sur les hauteurs du plateau de Bouabout, en plein pays Mtougga avant de dévaler vers la mer, en traversant les multiples cuvettes au fond rocailleux du pays Haha, pour finir par se jeter à l'océan au sud de la baie d'Essaouira. Chaque trançon du fleuve porte le nom du lieu qu'il traverse pour finir par porter le nom de l'oued Ksob du fait que les saâdiens y avaient planté jadis de la canne à sucre.Tout le long d'Igrounzar, on découvre tout un chapelet d'oasis : là où il y a des sources l'habitant a établi tout un système d'irrigation pour les primeurs et les maraîchages: étant loin de toute route, les habitants en tendance à développer une culture d'autosubsistance. Si le lit de l'oued se déseche rapidement après les innondations d'hiver; le chapelet d'oasis quile borde ne manque jamais d'eau: c'est que sous le lit de surface, coule une rivière souterraine qui remonte de temps en temps à l'air libre sous forme de sources.
Si ces anciens ksouriens du Dra, établis dans ces rivages depuis le temps du commerce caravanier au milieu du 19ème siècle, on adopté le dialecte dominant qu'est le tachelhit, ils ont par contre conserver leur allégeance confrérique et le mode de vie de leurs ancêtres de Tamgrout: élevage de camelins, culture de palmier-dattier, filiation à l'ordre confrérique de la Naçiriya, dont la zaouia - mère se trouve à Tamgrout au coeur du Dra.Leur habitat dénote d'ailleurs avec son environnement berbère par l'utilisation de l'ocre saharien... De même la coupole de leur sanctuaire a des allures saharienne:s elle a d'ailleurs pour charpente des branches de palmier.
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